L’avis des bêtes
Même les animaux ont
une existence
Watana est une
mathématicienne préconceptuelle, spécialisée dans la géométrie spatiale des
nœuds et des anneaux. Elle est née en 1995 à Anvers, a séjourné à Stuttgart et
habite aujourd’hui Paris, du côté du Jardin des plantes. Très exactement à la
ménagerie. Il faut la voir utiliser rouleaux de papier, cartons, morceaux de
bois, tissus, ficelles, cordes, lacets… Elle noue et renoue, fait des boucles,
les repasse les unes autour des autres, fabrique des colliers à deux rangées,
attache des fils de couleur à des supports fixes et avec eux trace des formes
d’un point à l’autre de l’espace. Après, elle défait tout. C’est un singe, de
l’espèce des orangs-outans. A Berlin, elle avait un ancêtre, un cheval nommé Hans,
qui lui était plutôt arithméticien, faisait des soustractions, des
multiplications et extrayait des racines carrées.
Les animaux savent-ils
compter ou dessiner des triangles isocèles ? Parlent-ils, ont-ils une pensée,
une conscience d’eux-mêmes, une volonté, une imagination ? Font-ils des actes
intentionnels, prémédités ? Ont-ils des sensations, des sentiments, des
pressentiments, des émotions ? Souffrent-ils ? Connaissent-ils l’angoisse,
l’incertitude, l’hésitation, le doute ? Se voient-ils comme nous les voyons ?
Sont-ils des «sujets» ? Doivent-ils avoir des droits ? Sans doute les
«humanistes» préoccupés par le sort auquel sont encore condamnés les hommes
privés de liberté, de ressources ou de droits, considèrent-ils ces problèmes
sinon secondaires, du moins seconds. Et les mauvais esprits, assurément, en
rient, qui estiment que les réponses apportées par les zoologues, les
philosophes, les éthologues ou les psychologues à ces questions, seraient moins
convaincantes si, au lieu de chats, chiens, singes ou rats de laboratoire, ils
prenaient pour objet d’étude moustiques, éponges, moules ou lombrics. Toujours
est-il que la réflexion sur l’animal a connu ces dernières décennies un essor
et un approfondissement considérable. Dans un premier temps, elle a suivi soit
une ligne «continuiste» qui éloigne constamment le curseur de l’Altérité (les
animaux possèdent les qualités et les attributs reconnus à l’homme mais sous
forme «amoindrie», insuffisamment développée), soit une ligne «différentielle»,
qui au contraire fixe le curseur à l’endroit d’une opposition radicale (les
animaux sont définis par tout ce dont ils sont privés, la raison, la
conscience, le langage créatif…).
Mythe. Cette double approche (que réunit leur conclusion :
demeure une hiérarchie des êtres au sommet de la laquelle l’homme siège seul) a
été ensuite largement nuancée par la psychologie et l’éthologie cognitiviste,
qui ont tenté de dire de la façon la plus précise, expérimentale, ce que
l’animal pouvait réellement «connaître». Dans ce cadre, avec tous les débords
et les détours possibles, s’inscrit le travail de Vinciane Despret, philosophe
et psychologue, professeur à l’université de Liège, commissaire scientifique de
l’exposition Bêtes et hommes à la grande halle de la Villette à
Paris (1) qui, dans le sillage d’Isabelle Stengers et de Bruno Latour, a
d’abord tenté de reconstituer les logiques qui guident les choix des
chercheurs, comprendre «comment ils rendent leurs objets intéressants»
et comment ils sont «impliqués» dans ces objets, pour ensuite mettre en place
une «une anthropologie des sciences consacrée à de l’éthologie». Elle
publie aujourd’hui Que diraient les animaux, si… on leur posait les bonnes
questions ? Du genre : «Peut-on conduire un rat à l’infanticide ?»,
«Peut-on mettre un animal en panne ?», «La dominance des mâles ne serait-elle
pas un mythe ?», «Peut-on vivre avec un cœur de cochon ?», «Existe-t-il des
espèces tuables ?», «Pourquoi dit-on que les vaches ne font rien ?»…
Si l’interrogation sur les
«compétences» des animaux, et sur la façon dont on peut en toute rigueur les
certifier, reste assurément dominante, elle n’a pas empêché que, sur le versant
strictement philosophique, ontologique même, on explorât l’être même de
l’animal, la vie animale, dans une perspective qui ne la définirait ni
comme relevant des simples lois de la biologie ou de la physique, ni «sur la
base de critères anthropologiques, notamment cognitifs», mais la saisirait «dans
sa dynamique propre» et y dégagerait une «dimension d’intériorité et de
non-naturalité» apte à la faire «basculer du côté de l’existence».
Dans ce type de recherche, central est le travail de Florence Burgat (2),
philosophe, membre du Centre de recherche sens, éthique, société (Cerses),
directrice de recherche à l’Institut national de recherche agronomique (Inra).
Elle publie une Autre existence. La condition animale, où elle élabore
une «conception de la subjectivité indissolublement liée à une théorie de
l’organisme».
Pour décrire les
comportements des animaux, montrer ce qu’ils font, «veulent» ou «pensent»,
Vinciane Despret se réfère autant à la littérature éthologique qu’aux pratiques
des chercheurs dans les laboratoires et aux témoignages d’éleveurs et de
dresseurs. Et il faut dire que dans son livre, organisé sous la forme d’un
dictionnaire (Artistes, Délinquants, Exhibitionnistes… Watana, Xénogreffes,
Youtube, Zoophilie), on en apprend de belles. Sur des coqs violeurs et des
lamas mordeurs de testicules, des lions qui «signent» des compromis avec les
villageois, des vaches de concours de beauté qui sur le podium «se mettent en
pose» devant les photographes, des macaques ou des éléphants qui se révoltent
et font de la «résistance face aux abus dont ils sont victimes»,
des oiseaux comme les cratéropes écaillés qui «ne cessent d’exhiber des
actes coûteux» (se portent «volontaires» pour faire la sentinelle,
nourrissent sans bénéfice des nichées, prennent des risques exagérés dans des
combats…) juste pour «gagner du prestige aux yeux de leurs compagnons»,
des pies qui se regardent dans un miroir et comprennent «que l’autre devant
elles n’était pas réellement un "autre"», des orangs-outans,
donc, qui font de la géométrie dans l’espace… Mais Que diraient les animaux,
si… on leur posait les bonnes questions ? n’est vraiment pas un simple
recueil de cas ou d’anecdotes : la philosophe belge, en les racontant, avec
beaucoup d’humour, laisse poindre à peu près toutes les questions théoriques
relatives aux recherches sur les animaux, dans la perspective d’une
épistémologie de l’éthologie, capable d’éteindre aussi bien les enthousiasmes
trop faciles, qui naissent quand on interprète le comportement animal de façon
anthropomorphe, que le scepticisme de ceux pour qui les animaux restent… des
bêtes, mues, au mieux, par le seul instinct.
«Enracinés». La réflexion que propose Florence Burgat relève,
elle, de la phénoménologie, et vise à montrer l’inanité du dualisme vie
animale/existence humaine. S’il est une «rupture ontologique» dans l’ordre du
vivant, elle est à ses yeux entre les végétaux et les animaux. Les premiers
sont, c’est le cas de le dire, «enracinés», fixés à leur sol naturel, et sont «irrités»
par le monde extérieur, devant lequel ils fournissent une «réaction sans
sujet». Les seconds sont sensibles, au plaisir et à la douleur, et se meuvent
: ils doivent quitter leurs lieux et ainsi se livrent aux aléas d’un monde
indéchiffré d’où ils doivent tirer et auquel ils doivent donner des
significations, avec lequel ils doivent «négocier» et dans lequel ils sont
portés à fuir, à se cacher, à feindre, à attaquer, à nouer des liens… Ce monde
est celui de la «contingence extérieure», qui, disait Hegel, «ne
contient que de l’étranger» et «exerce une menace» telle qu’elle
crée continuellement chez l’animal un «sentiment d’incertitude, d’anxiété
et de malheur». C’est à partir de cette position hégélienne, où elle
voit «une véritable rupture au cœur même de la philosophie occidentale»,
longtemps plombée par la théorie de Descartes faisant des animaux des machines,
que Florence Burgat développe sa réflexion, pour aboutir à la thèse,
audacieuse, selon laquelle, dès que «la vie est saisie dans l’inquiétude de
son mouvement», elle est une existence, qui ne peut plus être «une
particularité seulement humaine». L’animal n’est pas un «simple vivant»
: il est un existant. Afin d’arriver à en déterminer le sens, Burgat entreprend
dès lors un long parcours, escarpé, au cours duquel elle se confronte à
Husserl, Heidegger, Levinas, Patočka, Michel Henry, Derrida, Deleuze, ou, sur
la notion d’organisme et de comportement, à Kurt Goldstein, Viktor
von Weizsäcker, Jacob von Uexküll, Frederik Buytendijk, Simondon,
Canguilhem. Voulant éviter de (re)tomber dans l’anthropocentrisme, elle renonce
aux «critères anthropologiques mis au jour par les philosophies dites
"de l’existence", et décrits depuis les situations humaines», et
arrive à la définition suivante de l’existence animale : «On parlera
d’existence chaque fois qu’un être vivant est non seulement un centre à partir
duquel s’organisent ses relations à l’entourage, mais encore est le sujet de
ses expériences», et que celles-ci «sont vécues en première personne».
Outils. Les animaux (lesquels ?) ont-ils une pensée, une
conscience réfléchie ? Peu importe au fond. «Ils ne font pas que vivre»,
et si par «biographie» on entend «le tracé d’une vie en tant que vécue par
le sujet lui-même», dans sa singularité, eh bien, force est de dire alors
que les animaux ont une biographie - et non seulement une «histoire naturelle».
Voilà qui intrigue, et sans doute irrite ceux qui ne donnent sens et valeur
qu’à l’existence humaine. Mais on aura deviné la conséquence éthique et
politique que Florence Burgat voudrait qu’on en tirât : l’interdiction de faire
des animaux des «choses» et des outils, du bétail, de la viande, des «objets
expérimentaux», l’interdiction de les faire souffrir, l’interdiction de les
tuer. On la devine, oui, comme on voit, au loin, se lever la tempête polémique
: près de deux milliards et demi de kilos d’animaux sont mangés en une année,
quand vingt-cinq mille personnes meurent chaque jour de n’avoir pas à manger.
ROBERT MAGGIORI
(1) «Bêtes et hommes»,
sous la direction de Vinciane Despret, Gallimard 2007. Parmi les autres
ouvrages de Vinciane Despret, on citera : «Penser comme un rat» (Quae, 2009),
«Ces émotions qui nous fabriquent. Ethnopsychologie de l’authenticité», «Quand
le loup habitera avec l’agneau», «Hans, le cheval qui savait compter»
(Empêcheurs de penser en rond, 1999, 2002 et 2004). (2) De Françoise
Burgat, on lira, entre autres : «Animal mon prochain» (Odile Jacob 1997),
«Liberté et inquiétude de la vie animale» (Kimé 2006).
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