« Écosocialisme » : L’alternative
radicale à la catastrophe écologique capitaliste (photo : Nous sommes tous des grecs indignés)
L’écosocialisme est un
courant politique fondé sur une constatation essentielle : la sauvegarde
des équilibres écologiques de la planète, la préservation d’un environnement
favorable aux espèces vivantes – y compris la nôtre – est incompatible avec la
logique expansive et destructrice du système capitaliste. La poursuite de la
« croissance » sous l’égide du capital nous conduit, à brève échéance
– les prochaines décennies – à une catastrophe sans précédent dans l’histoire
de l’humanité : le réchauffement global.
James Hansen, le climatologue de la NASA aux États-Unis, un des plus grands spécialistes
mondiaux sur la question du changement climatique – l’administration Bush avait
essayé, en vain, de l’empêcher de rendre public ses diagnostics – écrit ceci
dans le premier paragraphe de son livre publié en 2009 : « La planète
Terre, la création, le monde dans lequel la civilisation s’est développée, le
monde avec les normes climatiques que nous connaissons et avec des plages
océaniques stables, est en imminent danger. L’urgence de la situation s’est
cristallisée seulement dans les dernières années. Nous avons maintenant des
preuves évidentes de la crise […]. La surprenante conclusion c’est que la
poursuite de l’exploitation de tous les combustibles fossiles de la Terre
menace non seulement les millions d’espèces de la planète mais aussi la
survivance de l’humanité elle-même – et les délais sont plus courts que ce que
nous pensions. » [1]
Ce constat est largement
partagé. Dans son livre incisif et bien informé « Comment les riches
détruisent la planète » (2007), Hervé Kempf présente, sans euphémismes et
faux-semblants, les scénarios du désastre qui se prépare : au-delà d’un
certain seuil, qu’on risque d’atteindre bien plus vite que prévu, le système
climatique pourrait s’emballer de façon irréversible ; on ne peut plus
exclure un changement soudain et brutal, qui ferait basculer la température de
plusieurs degrés, atteignant des niveaux insupportables. Devant ce constat,
confirmé par les scientifiques, et partagé par des millions de citoyens du
monde entier conscients du drame, que font les puissants, l’oligarchie de
milliardaires qui domine l’économie mondiale ? « Le système social
qui régit actuellement la société humaine, le capitalisme, s’arc-boute de
manière aveugle contre les changements qu’il est indispensable d’espérer si
l’on veut conserver à l’existence humaine sa dignité et sa promesse. » Une
classe dirigeante prédatrice et cupide fait obstacle à toute velléité de
transformation effective ; presque toutes les sphères de pouvoir et
d’influence sont soumises à son pseudo-réalisme qui prétend que toute
alternative est impossible et que la seule voie imaginable est celle de la
« croissance ». Cette oligarchie, obsédée par la compétition
somptuaire – comme le montrait déjà Thorstein Veblen – est indifférente à la
dégradation des conditions de vie de la majorité des êtres humains et aveugle
devant la gravité de l’empoisonnement de la biosphère [2].
Les
« décideurs » de la planète – milliardaires, managers, banquiers,
investisseurs, ministres, parlementaires et autres « experts » –
motivés par la rationalité bornée et myope du système, obsédés par les
impératifs de croissance et d’expansion, la lutte pour les parts de marché, la
compétitivité, les marges de profit et la rentabilité, semblent obéir au
principe proclamé par Louis XV : « Après moi le déluge ». Le
déluge du XXIe siècle risque de prendre la forme, comme celui de la mythologie
biblique, d’une montée inexorable des eaux, noyant sous les vagues les villes
de la civilisation humaine.
Le spectaculaire échec des
conférences internationales sur le changement climatique de Copenhague (2009)
et Cancun (2010) illustre cet aveuglement : les puissants de ce monde, à
commencer par les USA et la Chine, ont refusé tout engagement chiffré et
concret, même minimal, de réduction des émissions de CO2. Les mesures jusqu’ici
prises par les pouvoirs capitalistes les plus « éclairés » – accords
de Kyoto, paquet action-climat européen, avec leurs « mécanismes de
flexibilité » et leurs marchés de droits à polluer – relèvent, comme le
montre l’écologiste belge Daniel Tanuro, d’une « politique de
Gribouille » incapable d’affronter le défi du changement climatique ;
le même vaut, a fortiori, pour les solutions « technologiques » qui
ont la préférence du président Obama et des gouvernements européens : la « voiture
électrique », les agro-carburants, le « clean carbon » et cette
énergie merveilleuse, propre et sûre : le nucléaire (c’était avant
Fukushima)… Comme l’avait prévu Marx dans L’Idéologie allemande, les forces
productives sont en train de devenir des forces destructives, créant un risque
de destruction physique pour des dizaines de millions d’être humain – un
scénario pire que les « holocaustes tropicaux » du XIXe siècle,
étudiés par Mike Davis.
Quelle est donc la
solution alternative ? La pénitence et l’ascèse individuelle, comme semblent
le proposer tant d’écologistes ? La réduction drastique de la
consommation ? Daniel Tanuro constate avec lucidité que la critique
culturelle du consumérisme proposée par les objecteurs de croissance est
nécessaire, mais pas suffisante. Il faut s’attaquer au mode de production
lui-même. Seule une prise en charge collective démocratique permettrait à la
fois de répondre aux besoins sociaux réels, réduire le temps de travail,
supprimer les productions inutiles et nuisibles, remplacer les énergies fossiles
par le solaire. Ce qui implique des incursions profondes dans la propriété
capitaliste, une extension radicale du secteur public et de la gratuité, bref
un plan écosocialiste cohérent. [3]
La prémisse centrale de
l’écosocialisme, implicite dans le choix même de ce terme, est qu’un socialisme
non écologique est une impasse, et une écologie non-socialiste est incapable de
confronter les enjeux actuels. Son projet d’associer le « rouge » –
la critique marxiste du capital et le projet d’une société alternative – et le
« vert », la critique écologique du productivisme, n’a rien à voir
avec les combinaisons gouvernementales dites « rouges-vertes », entre
la social-démocratie et certains partis verts, autour d’un programme
social-libéral de gestion du capitalisme. L’écosocialisme est donc une
proposition radicale – c’est-à-dire s’attaquant à la racine de la crise
écologique – qui se distingue aussi bien des variantes productivistes du
socialisme du XXe siècle – que ce soit la social-démocratie ou le
« communisme » de facture stalinienne – que des courants écologiques
qui s’accommodent, d’une façon ou de l’autre, du système capitaliste. Une
proposition radicale qui vise non seulement à une transformation des rapports
de production, de l’appareil productif et des modèles de consommation
dominants, mais aussi à créer un nouveau paradigme de civilisation, en rupture
avec les fondements de la civilisation capitaliste/industrielle occidentale
moderne.
Ce n’est pas le lieu ici
de développer une histoire de l’écosocialisme. Rappelons cependant quelques
jalons. Il sera question ici essentiellement du courant éco-marxiste, mais on
trouve dans l’écologie sociale d’inspiration anarchiste d’un Murray Bookchin,
dans la version gauche de l’écologie profonde de Arne Naess, et dans certains
écrits des « objecteurs de croissance » (Paul Ariès), des analyses
radicalement anti-capitalistes et des propositions alternatives qui sont
proches de l’écosocialisme.
L’idée d’un socialisme
écologique – ou d’une écologie socialiste – ne commence vraiment à se
développer qu’à partir des années 1970, sous des formes très diverses, dans les
écrits de certains pionniers d’une réflexion « rouge et
verte » : Manuel Sacristan (Espagne), Raymond Williams (Angleterre),
André Gorz (France) et Barry Commoner (USA). Le terme
« écosocialisme » apparemment ne commence à être utilisé qu’à partir
des années 1980 quand apparaît, dans le Parti Vert allemand, un courant de
gauche qui se désigne comme « écosocialiste » ; ses principaux
porte-paroles sont Rainer Trampert et Thomas Ebermann. Vers cette époque
apparaît le livre L’Alternative d’un dissident socialiste de l’Allemagne de
l’Est, Rudolf Bahro qui développe une critique radicale du modèle soviétique et
est-allemand, au nom d’un socialisme écologique. Au cours des années 1980, le
chercheur nord-américain James O’Connor va développer ses travaux en vue d’un
marxisme écologique, et fonder la revue Capitalism, Nature and Socialism,
tandis que Frieder Otto Wolf, un député européen et dirigeant de la gauche du
Parti Vert allemand, et Pierre Juquin, un ex-dirigeant communiste converti aux
perspectives rouges/vertes, vont rédiger ensemble le livre Europe’s Green
Alternative, (Black Rose, Montréal, 1992), une sorte de tentative de manifeste
écosocialiste européen. Parallèlement, en Espagne, autour de la revue de
Barcelone, Mientras Tanto, des disciples de Manuel Sacristan comme Francisco
Fernandez Buey vont eux-aussi développer une réflexion écologique socialiste.
En 2001, un courant marxiste/révolutionnaire présent dans des nombreux pays, la
Quatrième Internationale, adopte un document, Écologie et Révolution socialiste,
d’inspiration clairement écosocialiste. En cette même année, Joel Kovel et
l’auteur du présent ouvrage publient un Manifeste écosocialiste, qui servira de
référence pour la fondation, à Paris en 2007, du Réseau Écosocialiste
International – qui distribuera, lors du Forum Social Mondial de Belem (Brésil)
la Déclaration de Belem, un nouveau manifeste écosocialiste au sujet du
réchauffement global. Ajoutons à cela les travaux de John Bellamy Foster et ses
amis de la revue de gauche américaine bien connue Monthly Review, qui se
réclament d’une révolution écologique avec un programme socialiste ; les
écrits des écosocialistes féministes Ariel Salleh et Terisa Turner ; la
revue Canadian Dimension, animée par les écosocialistes Ian Angus et Cy Gornik ;
les réflexions du révolutionnaire péruvien Hugo Blanco sur les rapports entre
indigénisme et écosocialisme ; les travaux du chercheur belge Daniel
Tanuro sur le changement climatique et les impasses du « capitalisme
vert » ; les recherches d’auteurs français proches du courant
altermondialiste comme Jean-Marie Harribey et Jean-Paul Déléage ; les
réseaux écosocialistes du Brésil et de la Turquie ; les conférences
écosocialistes qui commencent à s’organiser en Chine, etc.
Quelles sont les
convergences et les désaccords entre l’écosocialisme et le courant de la
décroissance, dont l’influence en France n’est pas négligeable ? Rappelons
tout d’abord que ce courant, inspiré par les critiques de la société de
consommation – Henri Lefebvre, Guy Debord, Jean Baudrillard – et du
« système technicien » (Jacques Ellul) est loin d’être
homogène ; il s’agit d’une mouvance plurielle, polarisée par deux pôles
assez distants : d’une part des anti-occidentalistes tentés par le
relativisme culturel (Serge Latouche), d’autre part des écologistes
républicains/universalistes (Vincent Cheynet, Paul Ariès).
Serge Latouche est sans
doute le plus controversé des « décroissants ». Certes, une partie de
ces arguments est légitime : démystification du « développement
durable », critique de la religion de la croissance et du progrès, appel à
un changement culturel. Mais son refus en bloc de l’humanisme occidental, de la
pensée des Lumières et de la démocratie représentative ; son relativisme
culturel et son éloge immodéré de l’âge de pierre sont très discutables. Quant
à sa dénonciation des propositions d’ATTAC (Jean-Marie Harribey) pour les pays
du Sud – développer les réseaux d’abduction de l’eau, les écoles et les centres
de soin – comme « ethnocentriques », « occidentalistes » et
« destructrices des modes de vie locaux », elle est difficilement
supportable. Enfin, son argument pour ne pas parler du capitalisme – c’est
enfoncer une porte ouverte puisque cette critique « a déjà été faite et
bien faite par Marx » – n’est pas sérieux : c’est comme si l’on
n’avait pas besoin de dénoncer la destruction productiviste de la planète
puisque Gorz l’avait déjà faite, « et bien faite »…
Plus intéressant est le
courant universaliste, représenté notamment par la revue La Décroissance, même
si l’on peut critiquer les illusions « républicaines » de Cheynet et
Ariès. Contrairement au premier, ce deuxième pôle a des nombreux points de
convergence – malgré les polémiques – avec les altermondialistes d’ATTAC, les
écosocialistes et la gauche de la gauche (PG et NPA) : extension de la
gratuité, prédominance de la valeur d’usage sur la valeur d’échange, réduction
du temps de travail et des inégalités sociales, élargissement du
« non-marchand », réorganisation de la production selon les besoins
sociaux et la protection de l’environnement.
Dans un ouvrage récent,
Stéphane Lavignotte esquisse un bilan du débat entre les « objecteurs de
croissance » et les écosocialistes. Faut-il privilégier la critique des
rapports sociaux de classe et le combat contre les inégalités, ou la
dénonciation de la croissance illimitée des forces productives ? L’effort
doit-il porter sur les initiatives individuelles, les expérimentations locales,
la simplicité volontaire, ou sur le changement de l’appareil productif et de la
« méga-machine » capitaliste ? L’auteur refuse de choisir, et
propose plutôt d’associer ces deux démarches complémentaires. Le défi, à son
avis, c’est de combiner le combat pour l’intérêt écologique de classe de la
majorité, c’est à dire des non-propriétaires de capital, et la politique des
minorités actives pour un changement culturel radical. En d’autres termes,
réussir – sans cacher les divergences et les désaccords inévitables – une
« composition politique » de tous ceux qui savent qu’une planète et
une humanité vivables sont contradictoires avec le capitalisme et le
productivisme, et qui cherchent le chemin pour sortir de ce système
inhumain [4].
Rappelons, pour conclure
cette brève préface, que l’écosocialisme est un projet d’avenir, une utopie
radicale, un horizon du possible, mais aussi, et inséparablement, une action
hic et hunc, ici et maintenant, autour d’objectifs et de propositions concrètes
et immédiates. Le seul espoir pour le futur sont des mobilisations comme celle
de Seattle en 1999, qui a vu la convergence de écologistes et syndicalistes,
ainsi que la naissance du mouvement altermondialiste ; les protestations
de cent mille personnes à Copenhague en 2009, autour du mot d’ordre
« Changeons le système, pas le climat » ; ou la Conférence des
Peuples sur le Changement Climatique et la Défense de la Mère Terre, à
Cochabamba en avril 2010, rassemblant plus de trente mille délégués de
mouvements indigènes, paysans et écologistes du monde.
L’Écosocialisme, par Michaël Lowy. Éditions Fayard, Collection :
Les Petits Libres. Code ISBN / EAN : 9782755506174 / Hachette :
4206587
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L’auteur : Né au
Brésil et vivant à Paris depuis 1969, Michael Löwy est actif dans le Réseau
Écosocialiste International et directeur de recherche émérite au CNRS. Parmi
ses ouvrages : « La Guerre des dieux, religion et politique en
Amérique latine » (Éditions du Félin, 2000) et « Walter Benjamin.
Avertissement d’incendie » (PUF, 2001). Il a coécrit « Che Guevara,
une braise qui brûle encore » avec Olivier Besancenot (Mille et une nuits,
2007).
Michael Löwy
Michael Löwy a publié il y a peu un petit livre
bien informé intitulé « L’Ecosocialisme » (Editions Fayard,
Collection Les Petits Libres) dont nous reproduisons ci-dessous l’introduction.
[1] James Hansen,
Storms of my Grandchildren. The Truth about the coming climate catastrophe and
our last chance to save humanity, Bloomsbury, New York, 2009, p. IX.
[2]
Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète, Le Seuil, 2007. Voir
aussi son autre ouvrage tout aussi intéressant, Pour sauver la planète, sortez
du capitalisme, Le Seuil, 2009.
[3]
Daniel Tanuro, « L’impossible capitalisme vert », Coll. « Les
Empêcheurs de penser en rond », La Découverte, 2010. Cf. le recueil
collectif, organisé par Vincent Gay, Pistes pour un anticapitalisme vert,
Syllepse, 2010, avec des collaborations de Daniel Tanuro, François Chesnais, Laurent
Garrouste, et autres. On trouve aussi une critique argumentée et précise du
capitalisme vert dans les travaux des éco-marxistes nord-américains :
Richard Smith, « Green capitalism : the god that failed »,
Real-world Economic Review, n° 56, 2011 et John Bellamy Foster, Brett
Clark and Richard York, The Ecological Rift, Monthly Review Press, New York,
2010.
[4]
Stéphane Lavignotte, La décroissance est-elle souhaitable ?, Textuel,
2010.
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