«Pour retrouver le goût du bonheur, revalorisons
l’idée de coopération» : interview Daniel Cohen
Economiste, professeur à l’Ecole normale supérieure.
L’économie guide le monde,
mais vers quelle destination ? Dans un nouveau livre passionnant - Homo Economicus, prophète (égaré) des temps
nouveaux (Albin Michel) - l’économiste Daniel Cohen mène une
réflexion au long cours sur le rapport entre la quête du bonheur individuel et
la marche des sociétés. Il explique comment l’économie, en imposant son propre
modèle et en valorisant partout la compétition, a déréglé les relations entre
les êtres humains. L’émergence puis l’hégémonie d’un homo economicus ont provoqué
l’effondrement ou la stagnation des indicateurs de bien-être dans les pays les
plus développés. Professeur à l’Ecole normale supérieure, directeur du Centre
pour la recherche économique et ses applications (Cepremap) et vice-président
de l’Ecole d’économie de Paris, Daniel Cohen éclaire aussi les conditions d’un
retour du bonheur.
Pourquoi l’économiste que vous êtes
s’intéresse-t-il au bonheur ?
Les économistes ont
longtemps pensé que la question du bonheur était au cœur de leur discipline. L’homo economicus, tel que le décrivent
les manuels d’économie, c’est quelqu’un qui cherche à maximiser son utilité, pensée
comme un synonyme du bonheur, en faisant le calcul rigoureux de ses plaisirs et
de ses peines. Au XVIIIe siècle, Jeremy Bentham invente
«l’utilitarisme», cette doctrine selon laquelle toute société doit rechercher
le plus grand quantum d’utilité pour ses membres. Mais c’est seulement depuis
une trentaine d’années que les économistes ont compris que l’utilité telle
qu’ils l’appréhendaient n’était pas du tout le bonheur. En recourant à des
analyses quantitatives de plus en plus précises, on a découvert, enquête après
enquête, que le bien-être, le bonheur, stagne ou régresse dans les pays riches
et que l’accumulation de la richesse n’a donc rien à voir avec une optimalité
du bonheur.
Pourquoi le bonheur semble-t-il plus difficile à
atteindre dans nos sociétés opulentes ?
Quand on creuse les causes
de cette dissonance entre le capitalisme producteur de richesse matérielle et
le bonheur - qui, lui, stagne ou régresse - on découvre deux dimensions
problématiques. Le premier est que l’homo sapiens a une capacité d’adaptation
inouïe. Quels que soient les gains obtenus, l’homme s’y habitue très vite, et
la page reste blanche du bonheur à conquérir. Ce constat est lui-même simple et
finalement bien connu. Ce qui l’est moins en revanche est que l’homme semble totalement
incapable d’anticiper cette adaptation elle-même. Si je vous dis : je double
votre salaire mais sachez que vous n’en serez pas plus heureux, vous ne pouvez
pas croire que vous allez vous y habituer et, qu’au bout du compte, vous
reviendrez au même niveau qu’avant. Il y a une faiblesse d’ordre cognitif dans
la capacité des humains à anticiper leurs affects. C’est la première dimension.
La seconde, c’est que l’on est toujours heureux ou malheureux relativement à
d’autres. On se compare sans cesse à un groupe. Et comme chacun fait la même
chose, il y a un défaut de coordination qui fait que tout le monde s’essouffle
en même temps dans la même course-poursuite.
Vous faites un lien direct entre notre difficulté à
être heureux et le fait que la logique de compétition et de concurrence
imprègne désormais presque tous les domaines de la vie sociale…
Depuis trente ans,
l’économie prend une place grandissante dans de nombreux domaines. La manie des
classements : des écoles, des hôpitaux, des amis sur Facebook s’installe
partout…
La compétition est
beaucoup plus forte, y compris dans la vie familiale. Une enquête américaine
montre par exemple qu’une femme dont le beau-frère gagne plus que son propre
mari aura une plus grande probabilité de prendre un travail… Les enquêtes
montrent toutes, dans tous les pays, que les licenciements et les divorces sont
les deux moments les plus traumatisants d’une vie d’adulte, or ils sont devenus
les plus fréquents : pas surprenant que le bonheur stagne… Au sein du monde du
travail, les rapports sont devenus beaucoup plus tendus. Un nouvel esprit du
capitalisme a miné l’équilibre qui pouvait exister entre le souci de bien faire
et le respect de ses collègues d’un côté et la pression des marchés de l’autre.
En quoi la rupture de cet équilibre fragile a-t-il
déréglé les rapports entre les individus ?
Prenons un exemple,
analysé par Maya Beauvallet. Dans une crèche en Israël, le directeur a voulu
lutter contre les retards constants des parents pour chercher leurs enfants. Il
a donc décidé d’instituer une taxe : les parents devaient payer 10 dollars
par heure de retard. Le résultat ne s’est pas fait attendre. A la stupéfaction
du directeur, dès le lendemain, les parents retardataires ont été trois fois
plus nombreux ! L’explication est simple : avant la taxe, les parents essayent
d’être à l’heure au nom d’un impératif moral - ne pas faire honte aux enfants,
ne pas gêner les enseignants… Dès lors qu’on leur propose une pénalité, ils
changent immédiatement l’échelle de valeurs à laquelle ils rapportent leurs
actes : ils calculent que 10 dollars, c’est le prix d’une baby-sitter… Une
incitation économique ne peut pas s’ajouter à une incitation morale. Quand on
ne s’adresse aux gens que sur le registre de l’intérêt personnel, ils ne vous répondent
que sur le registre de l’intérêt personnel. Le paradoxe central de l’analyse
économique est que les économistes tendent à ignorer ce souci moral dans leur
modèle. Et quand on applique leurs modèles pour gouverner le monde, on fait en
effet disparaître ce souci moral !
Quel impact a eu ce prima de l’intérêt individuel
et de la compétition sur l’évolution des entreprises ?
Depuis la révolution
financière des années 80, une rupture décisive s’est produite, créant au
sein du monde du travail une souffrance nouvelle. A un capitalisme industriel
fondé sur une coopération implicite entre travail et capital, s’est substitué
un capitalisme financier, s’affranchissant des règles de «l’économie sociale de
marché» prévalant après guerre. Ainsi la spécialisation des entreprises, le
recours à la sous-traitance, à la délocalisation ou encore à l’intérim se sont
développés, avec pour seul objectif, non pas l’efficacité au sens technique du
terme, mais le profit. Les salariés perdent de l’appétence, de la confiance et
du lien. Quand la valeur travail s’abîme ainsi, c’est-à-dire l’envie de
travailler, il faut augmenter les incitations économiques pour obtenir des gens
qu’ils travaillent quand même ou il faut durcir les sanctions s’ils ne le font
pas. C’est une des explications de la montée des inégalités, notamment aux
Etats-Unis. On a créé une dissociation entre les managers et les salariés :
plus les salaires des seconds baissent plus la rémunération des premiers
augmente, alors que la corrélation fonctionnait en sens inverse auparavant. Le
contrat de confiance est rompu.
Pourquoi dites-vous que l’avènement du numérique
participe au délitement de nos sociétés ?
Le sociologue Robert
Putnam faisait de la télévision l’un des principaux coupables de la dissolution
de la vie sociale des Américains dans les années 60… La nouvelle société
de l’information joue dans ce domaine un rôle ambigu. Elle crée certes de
nouvelles communautés, mais participe aussi à sa manière à l’exacerbation de la
compétition entre les individus. La mise en ligne constante d’informations sur
les uns ou les autres fait que le rapport à l’intime change, sa maîtrise aussi.
Un défouloir est nécessaire, que le monde anonyme du même Internet offre aussi,
à travers le cybersexe par exemple et d’autres exutoires où chacun avance
masqué…
C’est aux Etats-Unis que les phénomènes que vous
décrivez semblent les plus patents. Dans quel état se trouve selon vous la
société américaine ?
Les Américains se sont
considérablement appauvris socialement, victimes d’un effondrement inexorable
du civisme. Les Etats-Unis - Tocqueville l’avait fortement souligné - c’est à
la fois un matérialisme individuel et un sens de la communauté tous les deux
exacerbés. Or, aujourd’hui, les Américains sont pris dans le vertige d’une
société uniquement gouvernée par l’intérêt personnel et cela les rend
profondément égarés. Ils ne trouvent pas de solution à la crise parce qu’ils
ont perdu le sens de ce que Roosevelt leur avait donné durant la crise des
années 30, à savoir le sentiment d’une citoyenneté partagée. Nous sommes
victimes d’une maladie un peu identique en Europe. On a eu l’illusion que
l’intégration économique allait créer une intégration politique, qui aboutirait
aux Etats-Unis d’Europe. Mais cela ne marche pas du tout comme cela. Après cinquante
ans d’intégration économique, l’idée de citoyenneté politique est toujours à
inventer. L’économie tire de fait vers le fédéralisme, mais la politique est
plus que jamais nationaliste. Les Allemands ne veulent pas payer pour les Grecs
ou les Espagnols, et la méfiance appelant la méfiance, l’euro est menacé.
Y a-t-il eu des précédents historiques d’une crise
aussi aiguë ?
Une période de l’histoire
ressemble de fait beaucoup à celle que nous vivons, c’est la société romaine
du IIIe siècle, qui s’ouvre entre le règne de Marc Aurèle
et celui de Dioclétien. L’empire romain va changer de nature durant cette
période. C’est au cours de celle-ci que s’amorce un délitement du sens civique
romain. Les richesses s’exhibent, les puissants commencent à construire des
villas plus hautes que les temples consacrés aux dieux… Un déchaînement de
compétition entre les élites se met en œuvre sur fond de crise des finances
publiques… Dans la quête d’une solution morale à la dissolution de son esprit
civique, Rome va découvrir et adopter une nouvelle religion, le christianisme.
Un même besoin de se ressourcer moralement et spirituellement s’observe
aujourd’hui.
Comment sortir de la crise et retrouver le goût du
bonheur ?
Il semble clair qu’une
société postmatérialiste, affranchie des contraintes de la nécessité, ne naîtra
pas toute seule, quel que soit le niveau de prospérité que nous projetons
d’atteindre. A nous de la fabriquer en ne nous laissant pas impressionner par
le néolibéralisme, en revalorisant l’idée de coopération par rapport à celle de
compétition. N’ayons pas peur de nos institutions publiques, écoles, hôpitaux ;
réenchantons le travail en faisant confiance au syndicalisme ; faisons avancer
l’idée européenne, en apprenant les langues, en augmentant les échanges scolaires…
Si la source de nos malheurs vient de la très grande difficulté à se projeter
soi-même dans le futur et à gérer les rapports interindividuels, alors nous
avons plus que jamais besoin de corps intermédiaires, de règles communes et
d’institutions qui nous aident à prendre les décisions les plus difficiles et à
orienter nos destins.
NATHALIE RAULIN et VINCENT GIRET
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