Pussy Riot, les chattes qui chatouillent la Russie
(Photo : Les Pussy Riot).
Portrait De la formation de leur groupe
féministe à leur coup d’éclat dans la cathédrale moscovite, retour sur le parcours
des trois jeunes artivistes russes condamnées à deux ans de camp pour une
prière anti-Poutine.
On l’appelle la Bastille
jaune à cause de sa tour épaisse et quasi aveugle et de ses murs de briques
jaunes. C’est dans cette maison d’arrêt, de facture moderne, que sont détenues
les trois militantes de Pussy Riot, condamnées le 17 août à deux ans de
prison pour avoir chanté une prière punk dans la cathédrale du Christ-Sauveur,
la plus grande église de Moscou, un acte jugé blasphématoire. Curieusement, la
partie de la prison où se trouvent les détenus, principalement des femmes, est
coincée entre un bâtiment administratif et le monastère Nicolo-Perervinski qui
la domine de toute la hauteur de ses coupoles bleues. De quoi conforter des
filles qui ont dénoncé la collusion de l’Eglise orthodoxe russe et de l’Etat.
Le Sizo 6, comme
s’appelle la maison d’arrêt - sizo, pour isolateur, on ne saurait être plus
clair - se trouve à Moscou, mais tout au bout de la ville, dans le quartier de
Petchatniki, une banlieue perdue où il n’y a plus de métro, encore moins de
banque, et même pas de café. C’est là que les familles viennent rencontrer
leurs proches, encore prévenus ou fraîchement condamnés en attente d’un appel
ou d’un transfert vers un établissement pénitentiaire. Après avoir franchi
toutes les étapes d’un vrai parcours du combattant.
Une histoire d’intellect
Ce mercredi, cinq jours
après la condamnation des jeunes femmes, Piotr Verzilov, le mari de Nadejda
Tolokonnikova, Nadia de son diminutif, a dû partir de chez lui à 5 h 30 pour
avoir une chance de voir sa femme. En cinq mois, c’est la seconde fois qu’il
est autorisé à lui rendre visite. Il l’a bien sûr vue lors de son procès, alors
qu’elle était assise avec Katia (Ekaterina Samoutsevitch) et Macha (Maria Aliokhina),
ses deux amies et coaccusées, dans «l’aquarium», le nom donné à la cage de
verre construite au tribunal Khamovniki pour le procès du magnat du pétrole
Mikhaïl Khodorkovski, les traditionnels barreaux étant décriés par les
associations des droits de l’homme.
Ce mardi-là donc, Piotr,
silhouette fluette dans sa chemise à carreaux rouges, arrive à la prison dès
potron-minet. Par chance, il n’y a que dix-sept personnes devant lui. Il pourra
donc voir sa femme dès 11 heures. Il est ému, mais ne veut pas le montrer.
Entre eux, dit le jeune homme de 26 ans, c’est une histoire d’intellect.
Il a rencontré Nadia en janvier 2007 à l’université de Moscou, où la jeune
fille de 17 ans était arrivée six mois plus tôt de sa Sibérie natale pour
étudier la philosophie. Elle l’a séduit par sa culture. «Je n’avais jamais rencontré une fille si jeune qui
avait déjà tant lu sur l’art contemporain. J’étais admiratif.»
En 2008, Nadia donnera une autre version de leur rencontre sur le blog
d’un ami artiste : «Je voulais aider une
camarade qui préparait un examen sur le bouddhisme. J’ai appelé un copain qui
est venu avec Piotr. Il a commencé à m’expliquer le management japonais. J’ai
pensé "comme il est bizarre" !»
Si ce n’est pas le coup de
foudre, c’est quand même une histoire d’amour : «Tout s’est passé très vite», dit Piotr. Le couple se
marie fin 2007. Leur enfant naît au printemps suivant. Entre-temps, la
jeune femme, déjà enceinte, est partie en Espagne. Elle en revient avec la
conviction qu’elle ne pourrait pas vivre en Europe : «En Espagne, j’avais l’impression de ne pas être dans un pays mais
dans un magasin. Partout, des croissants brillants, des petits cadeaux. Tout y
est peaufiné. J’ai besoin de quelque chose de plus rude. Depuis mon enfance, je
ne rêve que de situations extrêmes.»
A son retour, Nadia se
lance avec Piotr dans l’art politique. Ils participent à l’aventure Voïna
(«guerre»), un groupe d’artistes contemporains fondé en 2005 par des
étudiants de philosophie de Moscou et de Saint-Pétersbourg qui veut réveiller
les consciences russes par de nouvelles formes d’expression, fondées sur l’art
de rue et la vidéo. «A l’époque,
l’opposition politique classique était insignifiante», rappelle
Piotr. L’opposition non communiste disparaît même du Parlement après les législatives
de décembre 2007. Elle laisse place à une agitation fébrile dans les
milieux artistiques. Les deux jeunes gens participent ensemble à «au moins 30 actions qui ont attiré
l’attention des médias», relève Piotr, qui joue aujourd’hui le rôle
semi-officiel d’attaché de presse des Pussy Riot, quitte à agacer bon nombre de
jeunes femmes qui insistent sur leur féminisme. Il cite, entre autres
performances, une parodie de lynchage d’homosexuels jouée lors de l’arrivée du
maire de Moscou, un homophobe notoire, ou l’entrée en force dans un poste de
police pour y accrocher le portrait de Dmitri Medvedev, le dauphin de Poutine
qui le remplaça entre 2008 et 2012, alors qu’il n’était pas encore
élu. «Les policiers étaient pris de
court, ils pensaient que nous étions un groupe de jeunes proches du Kremlin»,
s’amuse Verzilov.
«Baise pour le nounours
héritier»
Les forces de l’ordre ne
feront rien non plus quand, à l’intérieur du musée des Sciences naturelles de
Moscou quelques jours avant l’élection de Medvedev, plusieurs jeunes couples du
collectif artistique, dont Piotr et Nadia, font l’amour en public devant un
ours empaillé. L’action s’appelle «Baise pour le nounours héritier», et dénonce
le jeu de chaises musicales que vient d’initier Poutine, qui ne se présente pas
à sa succession car il ne peut briguer un troisième mandat consécutif de
président, avec son dauphin désigné pour lui chauffer la place. «Nous voulions montrer que, de la même manière que
la pornographie est une imitation du sexe, nos élections sont une imitation de
la démocratie», explique Verzilov. La vidéo de cette action sera
utilisée par la propagande officielle pour souligner la prétendue amoralité des
artistes lors du procès expéditif monté contre les Pussy Riot en août.
Agée de 18 ans, Nadia
était alors enceinte jusqu’aux yeux. Elle accouche quatre jours plus tard d’une
petite fille à laquelle elle donne le nom de Gera, la femme de Zeus (Hera en
grec), déesse de la fécondité. «L’enfant
était en retard et j’espérais que faire l’amour accélérerait l’accouchement»,
a-t-elle raconté quelques mois plus tard au concepteur de Voïna, Alexeï
Ploutser-Sarno, qui l’interrogeait sur son blog. L’action n’avait rien à voir
avec le sexe, confie-t-elle dans sa prison avant le verdict à la journaliste
Zoïa Svetova : «Je suis asexuelle. Je me
suis servie de mon corps comme le peintre se sert de ses couleurs.»
Piotr et Nadia quittent
Voïna fin 2009. Le groupe explose entre une fraction basée à Moscou et le
reste des membres à Saint-Pétersbourg. «Nous
étions allés au bout de ce que nous pouvions faire ensemble»,
estime Piotr, qui se veut indifférent aux accusations lancées par ses anciens
camarades. Ceux-ci lui reprochent en particulier d’avoir mis la main sur les
archives du groupe. Après la rupture avec Voïna, Piotr se lance dans
l’activisme politique. On le retrouve dans les batailles contre la destruction
de la forêt de Khimki à l’été 2010 comme dans tous les mouvements de la
société civile qui apparaissent au tournant de la nouvelle décennie. «C’est un remarquable organisateur, un vrai manager
de la politique», relève Mark Feïguine, l’avocat de sa femme. Dans
ces mouvements, Verzilov côtoie tous ceux qui surgiront sur la scène politique
lors des manifs anti-Poutine de l’hiver 2011-2012 : Iouri Chevtchouk, le
chanteur culte du groupe DDT, ou bien le blogueur Alexeï Navalny, qu’il appelle
son ami.
C’est dans l’opposition
que Mark Feïguine rencontre, en 2010, Nadia, lors d’un débat
contradictoire dans un café de Moscou. Il est un libéral de droite, elle est de
gauche. Elle apprécie Eva Joly, José Bové ou Daniel Cohn-Bendit, se souvient
l’avocat. Ils s’affrontent sur les relations entre l’art et la politique. «Je soutenais qu’il fallait faire des
manifestations classiques, avec des banderoles et des slogans ; elle défendait
les happenings, plus susceptibles, disait-elle, d’avoir un impact sur la
société. Lors de ma dernière visite à la prison, elle m’a dit : "Tu vois,
j’avais raison."» Leur débat suivait la fallacieuse mise en
accusation pour trafic de drogue d’un jeune artiste sibérien de 22 ans.
Artem Loskoutov avait eu la mauvaise idée - de l’avis des bien-pensants - de
manifester à la fin de meetings officiels, dont le traditionnel défilé du 1er mai,
avec des banderoles d’un contenu surréaliste ou en criant : «Je n’ai pas de slogan.» Après avoir
suivi ces «monstrations» (et non démonstrations, comme on appelle les
manifestations en russe), les rieurs ne pouvaient plus que pouffer au passage
des cortèges de partis.
«Poutine a pissé dans
son froc»
Cette manière de tourner
la politique en dérision deviendra par la suite la marque de fabrique des Pussy
Riot, qui forment leur groupe en septembre 2011. «Alors que Voïna devient de plus en plus
provocateur, de plus en plus agressif, un comportement qui débouche sur le
vandalisme, explique le critique d’art Andreï Erofeev, Pussy Riot choisit une autre attitude, celle de la
dérision, du paradoxe et de l’absurde.» Les jeunes femmes sont des
copines. «A l’été 2010, elles ont
passé des vacances ensemble en Crimée. Elles se réunissaient à la maison»,
se souvient Stanislav Samoutsevitch, le père de Katia, âgé de 73 ans.
Ingénieure en électronique comme ses parents, Katia, 30 ans, la plus âgée
des chattes encagoulées, a abandonné son job d’informaticienne pour se
consacrer à la photo. Fils d’un caméraman, son père, veuf, ne désapprouve pas
la reconversion de sa fille dans la photo et l’art. Mais il n’est pas vraiment
au courant des activités du groupe, exclusivement féminin. Un jour de
novembre 2011, la police l’appelle pour lui dire de venir chercher Katia. «Elles avaient fait une performance dans le métro
et avaient été interpellées. Les services de sécurité étaient venus. Mais il
n’y avait pas de délit, pas de préjudice, alors personne ne savait quoi faire.
Je leur ai dit : "Vous allez vous attirer des ennuis." Elles ne m’ont
plus jamais parlé de leurs activités.» Cette action dans le métro,
où les jeunes femmes ont embrassé des flics et des fliquettes, une performance
signée «Embrassez l’ordure», a eu peu d’écho. Voïna, par exemple, l’a désavouée.
Puis vient décembre.
Furieuse de s’être fait voler les élections législatives, la jeunesse est dans
la rue. La chanson punk, la dérision, n’est plus qu’un aspect de la parole
devenue libre. Les Pussy Riot sont avec les manifestants. Le 5 décembre, Piotr
Verzilov est interpellé avec 80 autres personnes, et condamné à dix jours
de prison. Nadia et ses copines viennent chanter devant la prison. «Je ne pouvais pas les voir, mais je les ai
entendues. Les gens applaudissaient. J’étais surpris et ravi», raconte-t-il.
Les Pussy Riot se radicalisent. Le 20 janvier, neuf d’entre elles chantent
sur la place Rouge : «Poutine a pissé
dans son froc.» «Les photos
de la performance font alors le tour du monde, raconte Piotr. On a entendu dire que Poutine était mécontent. Et
on a senti autour de nous se resserrer la surveillance du FSB [l’héritier du
KGB, ndlr].» Comment cela se sent-il donc ? «Je retrouvais par exemple la fenêtre de la chambre
de ma fille ouverte. J’y voyais un signe : attention, sinon ta fille aura des
problèmes.»
Mais rien n’arrête les
jeunes artistes. «C’est une génération
élevée après la chute du communisme. Elle n’a pas le réflexe de peur génétique
qu’avaient les Soviétiques. Elle ne craint rien ni personne, ni les flics ni le
goulag. C’est le visage de la nouvelle opposition russe», commente
la journaliste Zoïa Svetova.
Cette fois-ci donc, les
filles vont dénoncer l’Eglise orthodoxe, très proche du régime. «En deux mois, le patriarche Kirill a changé
plusieurs fois d’attitude. Il a d’abord dit en décembre qu’il fallait écouter
la rue, pour finalement en février faire campagne pour Poutine»,
s’indigne Piotr. Les Pussy Riot préparent leur action. «La cathédrale du Christ-Sauveur a été choisie
parce que c’est la plus grande église de Moscou, explique le jeune
artiste. Mais aussi parce qu’elle a été
reconstruite dans les années 90 d’une manière très particulière. La Russie
n’avait pas d’argent, alors le maire de l’époque, Iouri Loujkov, a réuni les
mafieux ou oligarques - mais dans ces années-là ce n’était pas très différent
-, et il leur a demandé des millions de dollars, sinon ils seraient
emprisonnés. Cette église a toujours été liée à l’argent. On y a fait, par
exemple, l’article de téléphones portables incrustés de diamants, ou des revues
de mode avec des femmes à moitié nues.»
Ce n’est donc pas par
hasard que cinq jeunes chattes encagoulées, revêtues de leurs robes et de leurs
collants de couleur vive, débarquent ce 21 février à 11 heures dans
la cathédrale et prennent place sur l’estrade située devant l’autel, un espace
interdit aux femmes. Il y avait cinq ou six fidèles, une quinzaine de personnes
employées par la cathédrale, gardiens, vendeurs de chandelles et de souvenirs.
Le groupe s’était fait accompagner par des photographes des agences de presse
ainsi que leurs propres vidéastes. «La
sécurité a demandé aux filles de partir. La police a fait la même chose. Elle
n’a même pas cherché à imposer une amende. Mais lorsque le clip est sorti, les
autorités ont pensé qu’elles devaient agir.» A la veille de la
présidentielle, alors que la rue restait agitée, n’était-ce pas l’occasion
rêvée d’attirer l’opinion traditionnelle du côté du pouvoir ?
«On m’a demandé si j’avais
des liens avec la CIA»
Le 3 mars, la police
passe à l’action. «Quand nous avons quitté
l’endroit où Nadia et moi nous étions retrouvés, raconte Piotr. Des hommes bien
habillés ont sorti leurs armes et crié : "Nous sommes le FSB." Comme
dans un film. Puis ils nous ont fait entrer dans de luxueux véhicules et nous
ont conduits au quartier général de la police.» Les époux sont
interrogés séparément. «On m’a demandé si
j’avais des liens avec la CIA !» Piotr est relâché, mais sa femme
est placée en garde à vue. «Je pense
qu’ils voulaient aussi arrêter Piotr, dit Mark Feïguine, mais ils ont craint les répercussions
diplomatiques, car il a aussi la nationalité canadienne, et puis il y a
l’enfant de 4 ans. Cela aurait fait un scandale.» Cette
nationalité canadienne, Piotr, fils d’un physicien et d’une enseignante en
dramaturgie, l’a obtenue en passant quelques années à Toronto, chez des
cousins, pendant ses études secondaires, achevées l’année suivante à Tokyo.
Deux heures plus tard, la
police arrêtait Katia Samoutsevitch, la photographe, et Maria Aliokhina,
l’écologiste, bénévole dans des associations charitables orthodoxes. Selon
Verzilov, c’est la peur du scandale qui explique que les deux autres membres
des Pussy Riot qui avaient entonné la «prière punk» aient été laissées en paix.
Mais Piotr est «sûr qu’ils connaissent
leur identité». Une certitude qui aurait poussé les deux jeunes
femmes à fuir la Russie, ainsi que l’a annoncé le groupe il y a une semaine sur
son compte Twitter.
«Des filles fortes,
tenaces et audacieuses»
La propagande officielle,
qui aime à présenter les jeunes opposants comme des privilégiés, devra
déchanter. Aucune des filles arrêtées n’appartient à la jeunesse dorée. Au
chômage, Katia vit grâce à la retraite de son père. Macha, 24 ans, qui a
un petit Filip de 5 ans qu’elle élève avec son compagnon, est étudiante. Nadia
et Piotr font des petits boulots. Aucun d’eux n’a les moyens de s’offrir un
avocat. Leurs défenseurs, âgés de moins de 40 ans, travaillent
gratuitement. «Nous avons réinventé la
tradition russe de l’avocat politique, née à la fin du XIXe et au
début du XXe, souligne l’avocat de Macha, le plus jeune
d’entre eux, Nikolaï Polozov, 31 ans. Sous
Poutine, le travail de l’avocat est devenu semblable à celui d’un convoyeur de
fonds. Il prend l’argent de ses clients pour corrompre les juges et le parquet.
Ce n’est pas pour ça que j’ai fait du droit.»
Nikolaï Polozov a commencé
à s’impliquer dans la vie politique russe le 5 décembre, quand les
premiers manifestants sont sortis protester contre la fraude aux législatives. «Ma collègue Violetta m’a dit : "Il faut aller
dans les tribunaux et les commissariats. Il y aura des arrestations."»
Il s’y est rendu, et a aidé à faire relâcher les jeunes. «J’ai compris que j’étais bien plus utile à faire
ça qu’à scander des slogans.» C’est lui que Nadia, dont il vient de
faire la connaissance, appelle un soir de décembre. On a cassé la porte du
petit appartement que le couple habitait à la cité universitaire et emmené son
mari, qui venait de sortir de prison où il avait purgé une peine de dix jours.
Cette fois, ce n’est pas la police, c’est l’armée qui s’est soudain souvenue
qu’il n’avait pas fait son service militaire. L’avocat accourt. Piotr a une
dispense, martèle-t-il. «Le tribunal a
reconnu que son arrestation était illégale.» C’est une victoire. Et
un long parcours pour un jeune homme qui avoue piteusement qu’en 2000 il a
voté pour Poutine, «contre le vieux
Eltsine malade et les mafieux».
«Merde du Seigneur»
Après l’arrestation des
Pussy Riot, Polozov laisse le cas de Nadia à son collègue Mark Feïguine, qui la
connaît mieux. Il prend en charge celui de Macha. Parce qu’elle est croyante,
le parquet croit avoir trouvé son maillon faible. A tort. «Les enquêteurs voulaient en casser une, la faire
avouer et fonder toute l’accusation sur ces aveux. Ça n’a pas marché. Ces
filles sont fortes, tenaces et audacieuses», dit l’avocat.
Les défenseurs peaufinent
leurs arguments contre le verdict. «Tout
est illégal, explique Polozov. Les
autorités se sont servies de l’article du code pénal condamnant le hooliganisme
motivé par la haine religieuse pour ne pas utiliser d’autres chefs
d’accusation, comme l’extrémisme ou l’incitation à la haine religieuse car,
avec ces qualificatifs, ils n’auraient jamais pu ni les maintenir en détention
préventive ni leur donner une peine de prison ferme.» Et, en vrac,
il énumère les biais du procès : la référence à des conciles chrétiens des VIIe
et VIIIe siècles, l’appel à des experts non assermentés, le
refus d’entendre les experts de la défense, ce dernier point étant un grand
classique en Russie. A la fin du procès, même les témoins de l’accusation, le
gardien et la vendeuse de chandelles, qualifiés de victimes car offensés dans
leurs sentiments religieux, ont demandé à la cour de prononcer le sursis. Leur
avocat dit qu’il réitérera cette position lors de l’appel si ses clients lui
demandent de le faire. Et les porte-parole du puissant patriarcat ont demandé
la clémence, mais après que la condamnation fut prononcée.
Ça s’agite de fait au sein
de l’Eglise orthodoxe. De jeunes prêtres et laïcs au service de l’Eglise ont envoyé
au patriarcat de violentes lettres de rupture. Ils rejoignent l’Eglise
autonome, une Eglise dissidente formée des restes de l’Eglise des catacombes,
de l’Eglise russe à l’étranger et d’évêchés comme celui de Souzdal. Ils disent
ne pas vouloir «rester dans la même
Eglise que des menteurs et des obscurantistes». Un propos qui
revient comme un refrain.
A cause de ces poursuites
que «vous avez initiées»,
écrit Sergeï Baranov, un prêtre en rupture de ban, «le monde ne considère plus seulement la Russie comme un pays
agressif, mais aussi comme un pays obscurantiste sur le plan religieux».
En raison de l’indignation que la condamnation a suscitée, l’affaire a
certainement nui au Kremlin et au patriarcat. «Et Poutine et le patriarche cherchent à rejeter l’un sur l’autre la
responsabilité de ce fiasco», relève Alexandre Soldatov, rédacteur
en chef du site Portal-credo.ru. A Moscou, les croyants risquent de se
détourner d’une Eglise trop proche du pouvoir. «Parmi les jeunes, l’opinion prévaut que les Pussy Riot sont une sorte
de bouffons de Dieu [l’équivalent russe de nos bouffons du roi au
Moyen Age, ndlr] qui ont le droit de dire
la vérité sous forme satirique sur le parvis des églises. Pour eux, elles sont
les porteurs du vrai christianisme.»
La chanson est très sévère
pour les travers de l’Eglise officielle. En voici les paroles, selon la
traduction faite par le site Enrussie.fr : «Sainte
Marie, mère de Dieu, chasse Poutine/Chasse Poutine, chasse Poutine/Soutane
noire, épaulettes d’or/Tous les paroissiens se traînent en génuflexions/Le
fantôme de la liberté est aux cieux/La Marche des fiertés est envoyée enchaînée
en Sibérie/Le chef du KGB, le saint patron/Conduit les manifestants en prison
sous escorte/Afin de ne pas offenser Sa Sainteté/Les femmes, donnez naissance
et aimez/Merde, merde, merde du Seigneur/Merde, merde, merde du
Seigneur/Sainte-Marie, mère de Dieu, deviens féministe/Deviens féministe,
deviens féministe/L’Eglise fait les louanges de dictateurs pourris/La
procession sort de limousines noires/A l’école tu vas rencontrer le
prédicateur/Va en classe lui apporter de l’argent ! Le patriarche [Kirill]
Gundyaev croit en Poutine/Il vaudrait mieux que ce soit en Dieu/La ceinture de
la Vierge ne remplace pas les meetings/La Vierge Marie est avec nous dans
la protestation ! Sainte Marie mère de Dieu, chasse Poutine/Chasse Poutine,
chasse Poutine.»
Le vers qui a le plus fait
couler d’encre est le seul que l’on entend distinctement sur la très brève
vidéo originale, et non sur le clip diffusé plus tard avec la chanson. C’est
celui qui dit «sran gospodny»,
une expression qui signifie littéralement «merde du Seigneur» mais qui n’est
pas plus virulente que le plus ordinaire des sacres québécois, ni plus violent
que le très français «putain de merde». «Le
théologien Andreï Kouraïev, de la faculté de Moscou, a lui-même dit qu’il
s’agissait d’une expression par laquelle l’homme reconnaît son insignifiance
face à Dieu, et non pas d’une insulte», relève Alexandre Soldatov.
Passé les querelles
linguistiques, l’affaire a relancé le vieux débat sur les liens très spéciaux
qu’ont entretenus le KGB et l’Eglise officielle à l’époque de Staline, après
1943. D’ici à se souvenir que Poutine vient du KGB et que le patriarche Kirill
fut soupçonné d’avoir joué un rôle d’informateur pour cette organisation au
sein de l’Eglise dans les années 60, il n’y a qu’un pas.
Ce n’est d’ailleurs pas la
première fois dans cette Russie poutinienne que l’Eglise est appelée à la
rescousse contre l’art contemporain. Ancien directeur du département d’art
contemporain de la galerie Tretiakov à Moscou, Andreï Erofeev, fut lui-même
jugé, en même temps que le directeur du musée Sakharov, pour avoir exposé des
œuvres censurées. Le procès a traîné trois ans avec, dit-il «de faux experts et des témoins ramassés dans les
églises pour jurer qu’ils se sentaient offensés». Mais, à l’époque,
Medvedev était président, il se piquait de modernité, et les deux hommes ont
échappé à la prison et écopé d’une amende. Pour le commissaire d’exposition
russe, il est clair que «la société est
en train de se resoviétiser rapidement. Pour le KGB, les artistes modernes ont
toujours été des dégénérés».
Des propositions
de Madonna et de Yoko Ono
Les Pussy Riot viennent
d’être nommées pour le prix Kandinsky, décerné chaque année en décembre. «Leur clip est très fort, très réussi, surtout avec
le chant du chœur orthodoxe. Cela a produit son effet. Ce n’est pas seulement
la voix de nos enfants, c’est la voix du peuple qui crie : "Poutine,
va-t-en"», estime le critique d’art. Dans leur prison, Macha,
Katia et Nadia ne sont pas déstabilisées par les louanges. «Elles ne veulent pas de récompense financière,
dit l’avocat de Nadia. Si elles
obtiennent ce prix, d’une valeur de 50 000 euros, elles le remettront aux
autres prisonniers politiques.» Nadia rit doucement quand elle
entend que Playboy veut la
mettre en une. «Elle se marre car elle
sait que cela ne se fera pas», explique son mari. La préoccupation
de la jeune femme est autre. Elle va se présenter aux élections virtuelles
qu’organise l’opposition les 20 et 21 octobre pour désigner un comité
représentatif de 45 personnes. «Avec
sa popularité, elle sera certainement élue», pense Piotr, qui songe
aussi à être candidat. En attendant, ils sont déjà en campagne pour préparer la
grande manifestation du 15 septembre, qui montre que l’opposition n’a pas
l’intention de laisser le champ libre à Poutine.
Après des jours de
démarches, nous arrivons enfin à rencontrer quelques chattes encagoulées dans
un ancien abri antiaérien transformé en studio underground. Bien sûr, il ne
s’agit pas des Pussy Riot qui étaient dans la cathédrale, mais d’autres jeunes
femmes qui ont participé à des performances en ville. Elles ont la même
détermination, la même pensée féministe, le même refus de la hiérarchie.
«Dans la société
russe, la femme est à la fois subalterne et chef de famille, c’est insidieux», dénonce l’une d’entre elles. Elles se disent
flattées des propositions de Madonna ou de Yoko Ono de les accompagner sur
scène. Mais n’entendent pas y répondre. «Jamais
nous ne nous produirons pour de l’argent devant des spectateurs ayant payé
leurs billets.» C’est de l’art qu’elles font, pas du show-biz.
HÉLÈNE
DESPIC-POPOVIC
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