Christiane Taubira : «Des inhibitions
disparaissent, des digues tombent»
Pour Christiane Taubira, les attaques racistes dont
elle fait l’objet sont "plus" que des simples «dérapages».
La ministre de la Justice,
Christiane Taubira, a accepté de parler longuement, pour la première fois, des
violentes attaques qu’elle a subies ces derniers mois - et qui n’étaient pas
les premières. Mais, surtout, de son inquiétude sur une France où quelque chose
«se délabre».
Vous avez subi des injures racistes d’une enfant,
lors de manifestations contre le mariage pour tous. Cela vous a surprise ?
Venant d’une
préadolescente, forcément. Cela renvoie évidemment à ses parents, au cadre
familial, à l’éducation - je suis triste, en réalité, pour elle. Mais cela dit,
plus profondément, que dans notre société, des choses sont en train de se
délabrer. Au-delà de mon cas, ces attaques racistes sont une attaque au cœur de
la République. C’est la cohésion sociale qui est mise à bas, l’histoire d’une
nation qui est mise en cause.
Constatez-vous plus
généralement un dérapage de la parole publique ?
Ce ne sont pas des
dérapages, qui sont des inattentions, c’est infiniment plus grave ! Il s’agit
très clairement d’inhibitions qui disparaissent, de digues qui tombent. Cela ne
date pas du mois dernier : en réalité, nous l’avons vu venir. Je ne vais pas
vous faire le florilège de ce à quoi j’ai eu droit depuis que je suis aux
responsabilités : les propos qui ont accompagné ma nomination [«Quand on vote
FN, on a la gauche et on a Taubira», avait alors dit Jean-François Copé, ndlr],
l’hystérie pendant les débats sur le mariage pour tous, les choses qui
circulent sur Internet… Le «gorille», j’y avais le droit dès le début de
l’année, de la part d’opposants au mariage pour tous. Le cabinet s’inquiétait
de savoir s’il fallait porter plainte, je leur ai dit qu’on avait autre chose à
faire.
Il y a donc eu des signes précurseurs ?
Je me ramasse depuis
longtemps du «macaque», du «Y a bon Banania», par des manifestants ou des
élus qui l’écrivent sur leur site internet. Il y a aussi quelque chose de très
subtil que personne n’a relevé : lors des manifestations anti-mariage gay, des
slogans clamaient : «Taubira, t’es foutue, les Français sont dans la rue.» On a
l’habitude de lire «T’es foutu, les parents sont dans la rue» ou bien «les
médecins sont dans la rue…» Mais, dans mon cas, on peut dire : «Les Français
sont dans la rue.» Etape par étape, les choses ont surgi et on s’y est habitué,
on s’en est accommodé, on n’a pas voulu les lire.
Cette «attaque au cœur de la République» est-elle
le fruit d’un glissement progressif ou plus brutal ?
C’est un long glissement…
Périodiquement, et encore sous le dernier quinquennat, on a construit un ennemi
intérieur. Ceux qui sont incapables de tracer un horizon passent leur temps à
dire au peuple français qu’il est envahi, assiégé, en danger. Ils prospèrent
sur la doctrine du déclin. Il y a eu des étapes : le fameux débat sur
l’identité nationale (même s’il a fait un flop), le débat sur l’islam (même
s’ils l’ont désigné «débat sur la laïcité», avant d’y renoncer), le ministère
de l’Immigration et de l’Identité nationale [mis en place en 2007 par
Sarkozy], qui était choquant par le lien qu’il faisait délibérément entre ces
deux enjeux… Mais il y a un paradoxe intéressant de la société française. On a
parfois l’impression, sondages à l’appui, d’un soutien massif de l’opinion
publique aux discours d’exclusion, aux propos racistes. Et lorsque les
responsables politiques qui l’utilisent sont sûrs d’emporter l’adhésion du plus
grand nombre, ils franchissent toujours la ligne de trop. Ils l’ont franchie il
y a quelques années lorsqu’ils ont fait arrêter des gamins devant les écoles
pour les expulser. RESF [le Réseau éducation sans frontière] est né à ce
moment-là, avec des enseignants et des parents.
Assiste-t-on à un déplacement de la parole
politique ? A une droitisation qui ferait sauter des interdits dans l’opinion ?
Il y a deux sujets : la
classe politique et la société. Du côté politique, il n’y a pas forcément de
stratégies pensées, mais des calculs au jour le jour, une cascade de tactiques.
Incontestablement, l’opposition a un problème d’identité, de filiation
politique : qui est-elle ? Comment prend-elle le relais de son histoire ? Quel
chemin trace-t-elle ? On a connu une droite plus républicaine. Et puis il y a
la société. Les sociétés européennes peuvent se boucher les yeux, mais leur
histoire a fait qu’elles sont plurielles. Elles ont oublié comment la nation
s’est construite, et ceux qui ont la parole ne le rappellent pas.
Cette banalisation de la parole discriminatoire
a-t-elle à voir avec l’institutionnalisation du Front national ?
Incontestablement. Même si
Mme Le Pen fait semblant d’être présentable, les Français savent ce
que représente son parti - et son idéologie, qu’elle n’a d’ailleurs jamais
reniée. Mais cette banalisation du FN est plus de la responsabilité de ceux qui
la pratiquent que d’elle qui la suscite ! La banalité avec laquelle ce parti
est aujourd’hui présenté ! On a l’impression que c’est un parti né à la
dernière présidentielle. Il n’a aucune clarification à apporter sur son passé,
ses choix, ses orientations. Il suffit juste qu’il n’en parle pas à haute voix.
Les Français prennent donc acte qu’une organisation avec un tel héritage est un
parti comme les autres. Pourquoi alors ce qu’il porte ne serait pas acceptable
dans la société ?
C’est aussi à la gauche,
et au gouvernement, de délivrer une parole forte. L’affaire Léonarda a donné lieu à des débordements. Ne faudrait-il pas
clarifier la politique française de l’immigration ?
Les responsables
politiques, quels qu’ils soient, doivent parler clairement - que ça concerne la
politique d’immigration, fiscale ou autre. Maintenant, lorsqu’on regarde les
chiffres de l’immigration, il faut arrêter d’en faire un feuilleton quotidien !
En quoi l’immigration est-elle un problème ? En quoi met-elle en danger la
société française ?
Mais ça, il faut le dire !
Il faut dire qu’il n’y a que 15 000 Roms en France !
Oui ! Et ça fait un an
qu’on débat là-dessus pratiquement tous les jours ! On continue à dire aux
Français : «Vous êtes 67 millions, mais continuez à mettre votre bouclier
sur vos têtes parce que vous êtes assiégés» au lieu de généraliser des réponses
efficaces. La parole politique doit être plus claire, plus déterminée, plus
ancrée historiquement et plus projetée dans l’avenir.
Cette banalisation de l’expression raciste
s’accompagne-t-elle d’une hausse de délits - injures antisémites, sexistes ou
homophobes, violences racistes ?
Oui. Au premier trimestre
2013, 1 500 plaintes ont été enregistrées. Elles sont constituées à 73%
d’injures et de diffamations, mais aussi de dégradations (tags sur les tombes
par exemple) ou de violences. Au premier trimestre 2012, il y en avait eu
1 300. Et on sait bien qu’il y a beaucoup moins de plaintes que de cas. En
juin 2012, j’ai adressé aux parquets une circulaire pour qu’ils organisent
de manière plus systématique la lutte contre le racisme ou l’antisémitisme. Je
les ai engagés à tenir informés les élus, les associations et les instances
confessionnelles, car il est bon qu’au niveau local, chacun connaisse l’ampleur
du phénomène. J’ai fait vérifier que chaque cour d’appel abrite bien un pôle
antidiscrimination. J’ai demandé à l’Ecole nationale de la magistrature de
monter une formation pour les magistrats, gendarmes, policiers et avocats. Elle
a été inaugurée en juin. Nous avons réactivé la plateforme Pharos, qui permet
le signalement de délits liés à la cybercriminalité.
Que faire face à ces propos ? En parler, les
poursuivre en justice au risque de leur donner de l’écho ? Ou les ignorer ?
La réponse judiciaire est
indispensable : il faut rappeler que le racisme n’est pas une opinion, c’est un
délit. Mais elle ne suffit pas : on ne peut pas demander à la seule justice de
réparer les pathologies profondes qui minent la démocratie. La question est
éthique plus que morale : il ne s’agit pas de savoir si c’est bien ou mal
d’être raciste, mais de déterminer quelle est l’éthique de notre société. A
partir du moment où nous faisons destin commun, nous acceptons les principes de
la République. C’est la logique du droit du sol et c’est ce qui a balisé toute
l’histoire de France. Il faut voir ces attaques, les entendre, même s’il ne
s’agit pas de les comprendre. Il faut les dénoncer et les combattre. Des
millions de personnes sont mises en cause quand on me traite de guenon. Des
millions de gamines savent qu’on peut les traiter de guenons dans les cours de
récréation !
Avez-vous été déçue par la faiblesse des réactions
qui ont suivi les attaques dont vous avez été victime ?
[Soupir] J’ai eu beaucoup
de messages de soutien. Les gens ont réagi sur ma personne or, le sujet, ce
n’est pas ma personne. Il est grave, il concerne le lien social, la République.
Que valent les institutions quand on attaque de la sorte la garde des Sceaux ?
Est-on encore capable de réagir lorsque la société est ébranlée sur ces
fondations ? Les réactions n’ont pas été à la mesure. Il y a eu la question au
gouvernement de Jean Glavany à l’Assemblée, l’interview de l’historien Pascal
Blanchard dans Libération, elles sont justes, mais ce sont des analyses, pas
une alerte, dans le sens où des consciences dans la société française
pourraient dire : «Attention, ce n’est pas périphérique, c’est une alarme.» Ce
qui m’étonne le plus, c’est qu’il n’y a pas eu de belle et haute voix qui se
soit levée pour alerter sur la dérive de la société française.
Fabrice ROUSSELOT et Sonya FAURE
L'Assemblée ovationne Taubira, victime d'attaques
racistes
La ministre de la Justice a été la cible, ces
dernières semaines, de propos racistes. Elle a remercié, ce mercredi à
l'Assemblée nationale, les députés, le Premier ministre et le Président, qui
l'ont publiquement soutenue.
La garde des Sceaux
Christiane Taubira a été ovationnée par les députés de gauche et du centre
mercredi à l’Assemblée, où elle a remercié le président François Hollande,
Jean-Marc Ayrault et les députés pour leur soutien face aux attaques racistes
dont elle a été la cible. A l’occasion d’une question adressée à la garde des Sceaux,
le député UDI de Polynésie Edouard Fritch lui a déclaré la solidarité de son
groupe politique, et en particulier de Jean-Louis Borloo, face aux attaques
racistes «injustes et indignes». Quand Christiane Taubira a débuté sa réponse
en remerciant pour les soutiens reçus, tous les députés, sauf ceux de l’UMP, se
sont levés pour l’applaudir.
L'Assemblée ovationne
Taubira, victime d'attaques racistes
La ministre a exprimé sa
«profonde gratitude à monsieur le Premier ministre qui, dès la première minute,
m’a manifesté son soutien sans faille, absolument sans faille». Elle a aussi
remercié «le président de la République qui aussi dès la première minute et à
deux reprises en conseil des ministres a fait une déclaration tout à fait
solennelle de l’agression contre le pacte républicain» que constituent ces
attaques. Elle a également dit sa gratitude «à tous les députés qui ont
manifesté d’une façon ou d’une autre leur réprobation de telles pratiques et de
tels propos».
Dans une interview
ci-dessus, Christiane Taubira avait jugé «pas à la mesure» les réactions aux
attaques dont elle est l’objet, qu’elle a qualifiées de danger pour «la
cohésion sociale» et de «digues qui tombent». «Le sujet, ce n’est pas ma
personne,» a-t-elle ajouté. Elle avait reçu des messages publics de soutien
dans la matinée du président et du Premier ministre.
Peu après la séance des
questions au gouvernement, le président de l’UDI Jean-Louis Borloo a déclaré
dans les couloirs de l’Assemblée que les attaques contre la ministre sont
«évidemment inadmissibles». «Ce qui est très grave, c’est que c’est au-delà de
Mme Taubira : c’est toute personne qui peut avoir une différence visible.
On est totalement blessés, la République c’est l’inverse de ça», a-t-il lancé.
La ministre a notamment
récemment été comparée à un singe sur la page Facebook d’une candidate
d’extrême droite du Front national, exclue depuis, et traitée de «guenon» par
des enfants, excités par les parents, lors d’une manifestation contre le
mariage homosexuel.
APL
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