Fiscalité dite écologique : Les dessous de
l’écotaxe : quand Benetton et Goldman Sachs collectent l’impôt français. En
reportant l’entrée en vigueur de l’écotaxe pour les poids lourds, le
gouvernement Ayrault vient une nouvelle fois de capituler face à des intérêts
privés. Mais derrière cette taxe
écologique se cache une autre question, qui n’a jamais été soumise au débat
public : c’est la première fois que la collecte de l’impôt est confiée à
des entreprises privées. Un consortium emmené par Benetton, Goldman Sachs,
Thalès et SFR empochera 20% des recettes de la taxe pour assurer son
recouvrement. Du jamais vu ! Enquête.
Après six ans de reports
et d’atermoiements, l’écotaxe poids lourds est devenue un sujet explosif. Et le
gouvernement n’en finit plus de s’empêtrer dans des reculades qui le
décrédibilisent. Les critiques se focalisent sur le coût de la taxe pour les
transporteurs et les agriculteurs. Pourtant, l’essentiel est ailleurs :
pour la première fois, la collecte d’un impôt est confiée à des entreprises privées.
L’État a fait le choix de déléguer le recouvrement de l’écotaxe à un
prestataire, par le biais d’un contrat de partenariat public-privé. Le produit
de la perception de la taxe, estimée à 1 200 millions d’euros par an, sera
reversé à l’administration des douanes. Une première en matière de
fiscalité ! Un système choisi sous Sarkozy et mis en œuvre par un
gouvernement socialiste et écologiste... L’écotaxe « s’appuie sur un mode
de recouvrement entièrement nouveau et automatisé. A bien des égards, c’est une
taxe du XXIe siècle ! », s’enthousiasme la sénatrice UMP
Marie-Hélène Des Esgaulx, dans un rapport remis à la Commission des finances en
février dernier.
« Un retour à la Ferme Générale de l’Ancien
Régime ! », dénonçait
la CGT, lorsque le gouvernement Fillon a validé cette option, peu après le
Grenelle de l’environnement. Cette externalisation entraine un surcoût pour le
contribuable. « L’écotaxe est incontestablement coûteuse », admet
Marie-Hélène Des Esgaulx. Sur un total de 1,2 milliard d’euros collectés,
environ 280 millions d’euros sont consacrés à la rémunération du prestataire
privé qui assure le recouvrement. Soit 23 % [1] ! C’est la taxe la
plus coûteuse jamais mise en place ! « A titre de comparaison, ce
pourcentage ne dépasse pas 1,2 % pour l’impôt sur le revenu »,
poursuit le rapport. « Le recouvrement d’un impôt coûte souvent moins de
1% du montant de celui-ci, confirme Philippe Bock, secrétaire général du
syndicat Solidaires Douanes. « Pour les services des douanes, la masse
salariale coûte un milliard d’euros, pour des rentrées fiscales de 67 milliards
d’euros. Le coût de recouvrement de l’écotaxe est complètement
prohibitif ! » Cette taxe poids lourds, « c’est service public
minimum et profits maximum », résume le syndicat.
Benetton, Goldman Sachs,
Thales et SFR, collecteurs d’impôt
« Le coût global du
contrat de partenariat, bien qu’élevé, ne semble pas surestimé », conclut
Marie-Hélène Des Esgaulx devant la commission des Finances. Il est de toute
façon bien tard pour s’en apercevoir. Le contrat de partenariat a été signé en
octobre 2011, pour une durée de 13 ans et 3 mois. L’État se trouve lié jusqu’en
2025, sans qu’aucune étude n’ait été menée sur l’opportunité de confier cette
mission au secteur privé. « Les Douanes n’étaient pas capables de faire un
tel montage technique », tranche le député UMP Hervé Mariton. Au terme du
contrat, l’ensemble du dispositif doit être remis à l’État.
Qui va toucher ces 280 millions par an (desquels sont déduits 50 millions de TVA) pour
mettre en œuvre le dispositif de recouvrement ? Un consortium
d’entreprises baptisé Ecomouv’, mené par le groupe italien Autostrade. Celui-ci
est une filiale d’Atlantia, la société qui gère la plupart des autoroutes
italiennes. Elle est détenue (à 48 %) par le fonds d’investissement
Sintonia, propriété de la famille Benetton [2]. La banque états-unienne Goldman
Sachs est entrée au capital de ce fonds en 2008. Autostrade, qui détient
70 % d’Ecomouv’, s’est allié avec les groupes français Thales, SNCF, SFR
et Steria, une entreprise qui vend des services informatiques aux entreprises.
Visiblement, personne ne s’est demandé comment la SNCF appréhendera d’éventuels
conflits d’intérêt, alors que les 3 300 camions de sa filiale Geodis,
spécialisée dans le transport de marchandises, seront concernés par l’écotaxe.
Rappelons également que l’objectif initial de l’écotaxe est de développer des
transports plus écologiques, notamment le fret ferroviaire, sur lequel la SNCF
a quelques intérêts financiers.
Les rentrées fiscales passeront-elles par les
paradis fiscaux ?
Ecomouv’ prévoit des
recettes de près de 2,8 milliards d’euros pour les 11,5 années d’exploitation
du dispositif. Les véhicules de plus de 3,5 tonnes – environ 600 000
immatriculés en France et 200 000 étrangers – devront s’enregistrer auprès
d’Ecomouv’, notamment via des sociétés de télépéages habilitées : Axxes,
DKV, Eurotoll, Ressa, Telepass et Total. Les poids lourds devront se doter d’un
boîtier, type GPS, qui permettra de retracer leur parcours sur les 15 000 km de
tronçons routiers concernés par la taxe. Des portiques installés sur ces routes
serviront uniquement à contrôler que les camions sont bien dotés de boîtiers.
Les sociétés de télépéage collecteront une partie des taxes, versées sous forme
d’abonnement [3]. En contrepartie, elles seront rémunérées par Ecomouv’ à
hauteur de 60 millions d’euros par an. Les transporteurs pourront, s’ils le
souhaitent, s’acquitter de la taxe directement auprès d’Ecomouv’.
« Nous osons tout de
même espérer que le cahier des charges a formellement interdit à Ecomouv’ de
disposer comme il l’entend des sommes avancées par les redevables, sous peine
de voir celles-ci reversées aux actionnaires, ou bien servir à quelque
spéculation ou encore transférées dans quelque paradis fiscal », s’interroge
Solidaires. Que le collecteur d’impôts joue en bourse les sommes collectées
serait en effet une nouveauté ! Le syndicat s’inquiète également des
usages possibles des données recueillies sur les transporteurs et leurs
pratiques.
« Pour le prestataire
privé, c’est gagnant-gagnant, résume Philippe Bock, de Solidaires Douanes. Mais
pour l’État, c’est un fiasco sur le plan fiscal et sur le plan environnemental.
L’objectif écologique a été complètement perdu en route. L’écotaxe devait
promouvoir les circuits courts, en taxant les transports, et comme les
autoroutes sont exonérées, cela incite les camions à se reporter vers les
grands axes routiers ! » Un travers pointé dans le rapport de la
sénatrice Marie-Hélène Des Esgaulx : avec l’écotaxe, le ministère des
Transports s’attend à une augmentation de 15 à 20 % du trafic poids lourds
sur les autoroutes. Une recette supplémentaire estimée à 400 millions d’euros
par an pour les sociétés gérant les autoroutes, principalement Vinci et la
Sanef !
Ecotaxe : quels profits pour le privé, quelles
recettes pour l’État ?
C’est ce type de
partenariat public-privé qu’a choisi l’Allemagne pour son écotaxe poids lourds.
Celle-ci permet de collecter près de 4,4 milliards d’euros par an, autoroutes
comprises. Toll Collect, le consortium qui gère le dispositif, regroupe
Deutsche Telekom, le constructeur automobile Daimler et Cofiroute, filiale du
groupe français Vinci. Il est rémunéré à hauteur de 600 millions d’euros par an
pour la mise en place des installations et le recouvrement de la taxe.
L’affaire semble juteuse, puisque Toll Collect annonce un bénéfice net de 80
millions d’euros en 2012 [4]. Un peu moins évident pour l’État allemand, qui,
depuis 2004, lui réclame 3,3 milliards d’euros de dommages-intérêts pour manque
à gagner, du fait de nombreux retards subis par le projet, et 1,7 milliard de
pénalités pour non-respect du contrat initial. Un contentieux qui dure depuis
huit ans. A ce tarif, autant gérer soi-même la collecte.
En Slovaquie, c’est
également un consortium privé, SkyToll, qui a signé un contrat d’exploitation
pour 13 ans. Ce consortium, détenu à 10% par le concessionnaire d’autoroutes
français Sanef, dirigé par Alain Minc, a gagné l’appel d’offres en 2007. Il
avait pourtant fait l’offre la plus élevée… Douze recours [5] et deux enquêtes
de la commission européenne plus tard, le dispositif mis en place est loin
d’avoir fait ses preuves. La taxe a rapporté 141 millions d’euros en 2010. Sur
lesquels Sky Toll ponctionne 110 millions d’euros ! Résultat : l’État
slovaque a touché à peine le quart de la somme collectée [6]. « Les coûts
de fonctionnement par rapport au rendement de la taxe seront nettement
inférieurs en France à ce qu’ils sont en Slovaquie », explique le député
UMP Hervé Mariton, auteur d’un rapport à l’Assemblée nationale sur le sujet en
2011. Voilà qui est rassurant. Difficile d’avoir beaucoup de recul : seuls
six pays européens ont mis en place un système de taxe similaire [7].
Contentieux et présomption de corruption
Le service des douanes
sera chargé de gérer les contentieux et les recouvrements forcés, mais aussi
d’assurer le contrôle du dispositif. « Quel accès aurons-nous au système
informatique ?, interroge Philippe Bock. Il sera impossible pour nous
d’avoir une vue globale du système. » Les risques de défaillance sont
grands. La France se prépare-t-elle à des désillusions ? Car la bataille
entre sociétés privées pour le marché de l’écotaxe est rude. L’appel d’offre a
déjà été marqué par plusieurs contentieux. En janvier 2011, la Sanef – qui a
perdu l’appel d’offre – dépose un recours devant le tribunal administratif de
Pontoise afin d’empêcher la signature du contrat. Motif : l’État a été
conseillé durant la procédure par la société RAPP, qui a travaillé pour la
société Autostrade sur la mise en place d’une taxe poids lourds en Autriche.
L’indépendance de ce conseil est donc contestée. La procédure a été annulée par
le juge administratif, mais validée par le Conseil d’État.
La Sanef a également saisi
le service central de la prévention de la corruption du ministère de la Justice
pour « faits relevant du délit de favoritisme, de trafic d’influence et
d’incitation à la corruption ». Selon ses dirigeants, la société «
a été approchée » et « on lui aurait fait comprendre que le résultat
de l’appel d’offre serait fonction de ce qu’elle pourrait accepter de
"faire" ou de qui elle pourrait "gratifier" ».
L’affaire a été transmise au Parquet de Paris, puis de Nanterre. Qu’importe. Le
contrat entre l’État et Ecomouv’ est signé en octobre 2011, sous le
gouvernement Fillon. Commence alors un « délai contractuel » de 21
mois au terme duquel le dispositif devra être prêt et la collecte lancée.
Jean-Marc Ayrault profitera-t-il du nouveau report annoncé le 28 octobre pour
renégocier les modalités de collecte de l’écotaxe ? Pieds et poings liés
au partenariat public-privé, le nouveau gouvernement dispose d’une faible marge
de manœuvre.
Déjà un demi-milliard de perdu
Le lancement de la taxe,
prévue en juillet 2013, est repoussé une première fois en octobre, puis en
janvier 2014. Chaque report signifie une perte de recettes pour l’État. Un
préjudice évalué à 90 millions d’euros par mois, selon L’Officiel des
Transporteurs. Soit un manque à gagner de plus de 500 millions d’euros rien
qu’en 2013. Le nouveau report sine die laisse présager une accumulation des
pertes. Selon Ecomouv, entre 800 millions et un milliard d’euros
d’investissements ont déjà été engagés. Un montant que devra rembourser le
gouvernement en cas d’annulation du projet, estime le consortium. Celui-ci
n’obtiendra sans doute pas les 800 millions d’euros prévus en cas d’annulation
du contrat – puisque celui-ci est seulement suspendu – mais il pourrait
demander des indemnités de plusieurs dizaines de millions d’euros.
Des agents des douanes
chargés de superviser les contrôles ont déjà été mutés au centre de Metz, où
travailleront 130 agents au sein du service taxe poids lourds. Plusieurs
centaines de personnes ont été recrutées par Ecomouv’ pour son centre d’appel
et de traitement des factures, également basé à Metz. Autant de personnes qui
risquent de se retrouver en chômage technique si la situation ne se débloque
pas.
La Bretagne, quasi exemptée d’écotaxe
Reste que les opposants à
l’écotaxe – Medef et FNSEA de Bretagne en tête – semblent avoir fait plier le
gouvernement. Ce qui agace profondément les associations écologistes. Seule une
partie du réseau routier est concernée par l’écotaxe [8]. Et la Bretagne en est
grandement exemptée en raison de son caractère « péninsulaire »,
avec un taux de réduction de 50%, rappellent le Réseau action climat et la
Fédération nationale des associations d’usagers des transports (FNAUT) dans un
communiqué. La contribution des transporteurs bretons est évaluée à 42 millions
d’euros par an, alors que la région devrait recevoir annuellement 135 millions
d’euros pour l’amélioration de ses infrastructures de transport [9], expliquent
les associations. De cela, FNSEA et Medef locaux n’en ont cure.
Derrière les arbitrages
sur l’écotaxe et la capitulation permanente du gouvernement, une interrogation
plus grave subsiste : l’État français a-t-il encore les moyens et
l’autorité nécessaires pour assurer la collecte des impôts, sans céder à des
intérêts privés ? En matière de fiscalité devraient primer la cohérence et
l’intérêt général, et non la sous-traitance au plus offrant d’une fonction
régalienne déjà bien mise à mal.
Agnès Rousseaux
Notes
[1] « En
termes nets, il convient cependant de soustraire 50 millions d’euros qui sont
versés au titre de la TVA acquittée sur le loyer de PPP et qui revient donc à
l’Etat. Le coût de recouvrement s’établit alors à un peu moins de
20 % ». Source : Rapport à la Commission
des finances du Sénat, 5 février 2013.
[3] Un
abattement de 10 % sur le versement de la taxe sera offert pour les
transporteurs qui passeront par l’intermédiaire de ces sociétés de télépéage.
[4] Source :
Cofiroute, Rapport
financier annuel au 31 décembre 2012, p.10.
[5] Le
consortium mené par Autostrade (qui pilote l’écotaxe française via Ecomouv’)
accuse son concurrent d’un flou sur l’actionnariat – une partie du consortium
serait une coquille vide semblant appartenir à des actionnaires chypriotes.
[6] En
2009, le système de vignette rapportait 50,6 millions d’euros, soit 19,4
millions d’euros de plus. Et était moins lourde pour les sociétés de transport.
Source : Rapport d’information par la Commission des Finances de
l’Assemblée nationale, présenté par Hervé Mariton, le 4 octobre 2011.
[7] Cela
fait notamment suite au vote de la surtaxe kilométrique poids lourds adoptée
par les eurodéputés à l’été 2011. Les pays européens qui n’ont pas encore mis
en place cette taxe peuvent appliquer la directive "Eurovignette" de
1999, révisée en 2006. Voir le détail dans cet
article, Le monde, 30/10/2013.
[8] 0,5%
du réseau routier local est concerné, mais presque la moitié du réseau routier
national est éco-taxé (10 000 km sur 21 157 km).
[9] Les
recettes de l’écotaxe seront versées en grande partie à l’Agence de financement
des infrastructures de transport de France (AFITF) qui a pour mission
d’investir dans les transports.
Bonjour,
RépondreSupprimerJe signale une distorsion entre le titre choisi pour publier l'article et le contenu de l'article.
J'ai constaté cet écart à plusieurs reprises et suggère de rester objectif une fois la décision prise de publier un article.
J'aimerais aborder ce point lors de l'AG.
Merci