Des Bretons affublés de
bonnets rouges défilant sous une marée de drapeaux noir et blanc : l'image a
fait le tour de la planète. Les ouvriers bretons licenciés défilent à l'appel
des patrons bretons sous un même drapeau, le drapeau breton. Le drapeau breton
montre que les Bretons sont tous unis pour mener le même combat séculaire : les
bons Bretons sont en révolte contre la France. Ils veulent leur liberté, la «
liberté armorique » revendiquée au XVIIe siècle lors de la révolte dite des «
bonnets rouges » (qui, en fait, étaient aussi bien bleus).
Pour les patrons de
l'agroalimentaire qui appellent à manifester, la liberté a un sens bien précis.
Pour les élus à l'origine de cette énorme opération de propagande, il a un sens
non moins précis. Ce qui les rassemble se résume en un mot : autonomie.
Les premiers sont fédérés
en un lobby qui réclame le droit d'en finir avec la République et ses lois
contraignantes : c'est ce qui s'appelle en attendant mieux « droit à
l'expérimentation ». Les seconds appuient ce projet en vue de faire de la
Bretagne une nation tenant sa place dans une Europe des peuples et ethnies
solidaires.
A la tête des premiers,
Alain Glon, ex-président de l'entreprise Glon-Sanders et président de
l'Institut de Locarn. A la tête des seconds, Christian Troadec, maire de
Carhaix, fondateur du parti autonomiste Nous te ferons Bretagne, soutenu par le
Parti breton, indépendantiste, relais de l'idéologie de Locarn.
UNE STRATÉGIE DE L'ENTRISME
Electoralement, ils ne
représentent rien (aux élections régionales, la liste de Troadec n'a pas obtenu
5 % des voix). Politiquement, ils mènent le jeu face à un pouvoir incapable de
leur tenir tête, faute d'avoir su faire pièce, dès l'origine, à une stratégie
de l'entrisme menée depuis tous les points d'accès possible : gauche ou droite,
écologie ou développement sans contrôle de l'agroalimentaire, appels aux droits
de l'homme pour défendre l'homme breton exclusivement, apologie de la Résistance
bretonne et assimilation de la Résistance au combat breton mené par les
nationalistes alliés aux nazis, et, pour finir, appel des ouvriers à défiler au
nom de la Bretagne derrière les patrons qui les licencient.
Les ouvriers défilent : la
démonstration est faite, ils sont bretons. Leur identité les amène à se
révolter : ils se mettent des bonnets rouges sur la tête. Ils se révoltent au
nom de leur nation niée, le drapeau le prouve : ils brandissent des drapeaux
noir et blanc.
Personne ne rappelle que
le sinistre drapeau noir et blanc a été inventé par un druide raciste comme
symbole antirépublicain, à partir d'hermines représentant les évêchés de la
Bretagne féodale, la Bretagne d'avant la Révolution française tant honnie par
les autonomistes dont il était l'un des chefs. Personne ne rappelle que la
sanglante jacquerie dite des « bonnets rouges » était dirigée contre la
noblesse et le clergé bretons autant et plus que contre les fermiers du roi.
Et surtout, personne ne se
demande qui sont ces patrons qui sonnent le tocsin contre l'écotaxe et
distribuent des bonnets au peuple pour l'enrôler dans une croisade identitaire.
Produit en Bretagne (300 entreprises, un phare bleu sur fond jaune garantissant
la qualité du « made in Breizh »), bon label, bons patrons – ils font plier
Paris : c'est une victoire.
Seuls sont interrogés à ce
sujet les autonomistes, Alain Glon, pour l'Institut de Locarn, Jakez Bernard,
pour Produit en Bretagne, Romain Pasquier, Ronan Le Coadic, Christian Troadec…
La « misère armorique » fait le beurre du séparatisme.
LA PREMIÈRE D'UNE LONGUE SÉRIE
Présentée comme née
spontanément d'une révolte atavique des Bretons contre l'impôt, écotaxe ou
gabelle, cette opération médiatique a été soigneusement orchestrée et
d'ailleurs présentée dès l'origine comme la première d'une longue série. On ne
peut la comprendre qu'en la prenant pour ce qu'elle est, à savoir une phase
particulièrement voyante de la réalisation du projet politique poursuivi par le
lobby patronal breton.
Voilà quelques années, tenter
d'expliquer le rôle du Club des Trente ou de l'Institut de Locarn dans la
dérive identitaire à laquelle on assiste en Bretagne vous exposait à vous faire
accuser de conspirationnisme. L'un des premiers soutiens de l'Institut, Patrick
Le Lay, jurait ne pas le connaître. De même, des responsables de Produit en
Bretagne assuraient n'avoir aucun lien avec Locarn.
Les statuts de ces
associations ont pourtant été déposés à la sous-préfecture de Guingamp :
l'association Institut de Locarn, culture et stratégies internationales a été
déclarée le 5 avril 1991 ; Produit en Bretagne le 9 février 1995, bizarrement,
à première vue, précédée, le 2 juin 1993, par une Association
Coudenhove-Kalergi-Aristide-Briand ayant, elle aussi, son siège à l'Institut de
Locarn.
Le comte de
Coudenhove-Kalergi est le fondateur de l'Union paneuropéenne, dont les
principes fondamentaux peuvent être lus en ligne : « L'Union paneuropéenne
reconnaît l'autodétermination des peuples et le droit des groupes ethniques au
développement culturel, économique et politique. » « Le christianisme est l'âme
de l'Europe. Notre engagement est marqué par la conception chrétienne des
droits de l'homme et des principes d'un véritable ordre juridique. »
L'ÉTAT-NATION DOIT DISPARAÎTRE
Le projet de l'Institut de
Locarn a été exposé par son fondateur, Joseph Le Bihan, en 1993, sous le titre
« Genèse de l'Europe unifiée dans le nouveau monde du XXIe siècle » : la France
n'a plus d'avenir ; l'Etat-nation doit disparaître ; il faut liquider
l'éducation nationale, les services publics et surtout les services culturels,
en finir avec l'héritage de la Révolution française, syndicalisme, laïcité, et
autre boulets : « Nous allons réintégrer cette Europe de la civilisation et de
la propreté qui existe déjà en Allemagne, en Suisse et dans certains pays
nordiques. »
Le plus beau jour de
l'histoire de l'Institut, d'après son fondateur, a été, en juin 2006, le jour
où le président du conseil régional socialiste, Jean-Yves Le Drian, est venu y
présenter son projet pour la région. Depuis, la messe est dite et la collusion
sans mystère. Nul espoir que la gauche s'oppose au projet obscurantiste de
Locarn – dont les Bretons ne voudraient pourtant pas s'ils étaient consultés.
Le discours ethniciste des
élus socialistes qui ont fait entrer les autonomistes de l'UDB au conseil
régional s'inscrit dans la droite ligne de celui des patrons bretons et la
labellisation de la Bretagne sur base identitaire semble irrémédiable.
Alain Glon, lors de
l'université d'été de Locarn, déclarait : « Notre problème, c'est la France »
et donnait pour modèle l'action des Flamands susceptible de faire éclater la
Belgique en ethnorégions.
C'est dans ce contexte
qu'Alain Glon et Jakez Bernard, encore eux, ont lancé cette année à Pontivy «
l'appel breton du 18 juin » pour une « gouvernance économique régionale »
et « le droit à l'expérimentation ». Fondant par la même occasion un nouveau
lobby, le Comité de convergence des intérêts bretons (CCIB) avec pour mot
d'ordre « Décider, travailler et vivre au pays » (le mot d'ordre de Troadec
ralliant les bonnets rouges), ils ont clamé : « L'heure des méthodes douces est
révolue. Pour obtenir des réponses concrètes et immédiates, il va falloir
livrer bataille. » La première bataille à livrer était la lutte contre
l'écotaxe.
L'écotaxe a bien servi.
Sous bonnet d'acrylique fabriqué en Ecosse, les bons Bretons sont venus fournir
les troupes. On les faisait danser en chapeaux ronds, ils défileront en bonnets
rouges. Le lobby breton a gagné : la guerre ne fait que commencer.
Françoise Morvan (Ecrivaine, traductrice et
spécialiste du folklore breton)
Françoise Morvan est l'auteure du « Monde comme si
–Nationalisme et dérive identitaire en Bretagne » (Actes Sud/Babel, 2005).
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