INTERVIEW : Afin de dépasser un débat
polarisé entre environnement et économie, le chercheur français Thomas Porcher
démontre que le gaz de schiste n’est pas viable d’un point de vue économique.
Le gaz de schiste n’est
qu’un mirage, loin du miracle économique que font miroiter les lobbies. C’est
ce que démontre l’économiste français Thomas Porcher, spécialiste de l’énergie,
dans un petit ouvrage paru en début d’année1
et dans lequel il démonte, un à un, les arguments, principalement économiques,
des défenseurs du gaz non conventionnel. Interview.
- En contredisant les arguments économiques des
partisans du gaz de schiste, vous leur coupez l’herbe sous les pieds?
En France, le deuxième
acte du combat contre le gaz de schiste s’est beaucoup porté sur les aspects
économiques. Le premier acte a été la mobilisation citoyenne de collectifs qui
a permis d’obtenir la loi interdisant la fracturation hydraulique. Pour faire
tomber ce mouvement, les lobbies ont tenté de convaincre l’opinion publique que
les gains économiques du gaz de schiste devaient être mis en balance avec les
dégâts dus à cette technique.
On nous parlait d’emplois
et de baisse du prix de l’énergie qui permettrait d’améliorer la compétitivité.
Le débat opposait des personnes mettant en avant, d’un côté, le coût environnemental
et, de l’autre, les retombées économiques. Même des opposants au gaz de schiste
étaient persuadés qu’il y avait probablement des avantages pécuniaires, mais
que la nature ne devait pas être sacrifiée au nom du profit.
J’ai donc repris les
arguments des lobbies pour montrer qu’en Europe et en France, les bénéfices
avaient été largement surévalués.
- Sur quoi les lobbies se sont-ils basés pour
annoncer ces retombées positives?
Sur la situation
américaine, qu’ils ont répliquée sans l’adapter au contexte européen. Le gaz de
schiste a créé 600 000 emplois aux Etats-Unis et le prix du gaz y a été
divisé par trois, ce qui a permis un gain de compétitivité et une
réindustrialisation. Ils ont estimé que la même chose se passerait en Europe.
Mais quand on s’intéresse aux spécificités du prix du gaz européen et au nombre
de puits qu’il faudrait forer pour créer beaucoup d’emplois, on se rend compte
que ce n’est pas aussi simple...
- Le gaz de schiste n’aurait donc que peu d’effet
sur l’emploi?
Le cabinet de conseil SIA
a annoncé la création de 100 000 emplois en France, sans dire combien de
puits cela nécessiterait. Aujourd’hui, même la compagnie pétrolière Total parle
de 2000 à 10 000 nouveaux postes. Tout le monde a admis que pour créer du
travail, il faudra forer en continu: 90 000 puits pour 100 000
emplois, soit environ un emploi direct et indirect par puits.
Une étude de l’Université
du Colorado a montré qu’un million de dollars de production ne crée que deux
emplois. Il n’y a aucune commune mesure entre la valeur engendrée pour la
compagnie et les effets en termes d’emplois. Ce n’est pas pour rien que les
spécialistes parlent de rente gazière.
- Selon
vous, le prix du gaz ne baissera pas.
Pourquoi?
Aux Etats-Unis, le prix du
gaz est passé de 10 à 3 dollars. En Europe, il est à 10 dollars et les prix
sont liés à des contrats de longue durée avec les pays exportateurs, eux-mêmes
indexés au prix du pétrole, en hausse depuis 2004. Une étude de Bloomberg a
montré que le coût d’extraction du gaz de schiste en Angleterre se situait
entre 8 et 12 dollars. Cela signifie que le prix ne baissera pas, voire peu, en
Europe. Les impacts de compétitivité risquent donc d’être nuls, voire
marginaux. Aujourd’hui, même les partisans du gaz de schiste l’admettent.
Il n’y a aucune raison
d’exploiter une ressource qu’on peut importer à un prix plus faible, sans en
avoir les externalités négatives. Et il faut tenter la transition énergétique
car on est parti dans cette direction.
- Vous estimez que les rentrées fiscales ne
seraient pas intéressantes et que, paradoxalement, les habitants des zones
riches en gaz de schiste s’appauvriraient...
En France, il y a eu un
débat sur les redevances gazières censées financer la transition énergétique.
Aux Etats-Unis, une étude portant sur 24 comtés du Texas a montré que le
contribuable a dépensé plus d’argent pour rénover les routes devant soudain
absorber une intense activité qu’il n’a reçu de redevances gazières.
Pour ce qui est de
l’appauvrissement des populations, une étude du National Bureau of Economic
Research (USA) relève que dans un rayon de 2000 mètres autour d’un puits,
l’immobilier perd 24% de sa valeur. Le sous-sol appartenant au propriétaire aux
Etats-Unis, les maisons sur le site de forage peuvent prendre 10% de leur
valeur, mais toutes les autres en perdent.
En France et en Suisse, le
sous-sol appartient à l’Etat. Il ne peut donc y avoir que des pertes, d’autant
que l’on parle de milliers de puits. Au Colorado, il y en a 60 000,
davantage que dans tout le Moyen-Orient. En Angleterre, à Blackpool, les
premières prévisions sont à 3000 puits.
- Vous pointez du doigt l’absence d’études d’impact
sur la santé des populations. Qu’en est-il?
Quand le Québec a voulu se
lancer dans le gaz de schiste, ils s’est rendu compte qu’il n’y avait quasiment
pas d’études sur les impacts directs ou indirects sur les populations, alors
qu’elles vivent des travaux constants, subissent des émissions de CO2, de
particules fines, etc.
Aujourd’hui, des études
commencent à être publiées. En 2012, l’Université du Colorado a révélé que sur
800 mètres autour d’un puits, les risques de développer des cancers sont plus
importants que si vous vivez au-delà de cette limite. Un article de
l’Université de Duke a montré que les nappes phréatiques ont été polluées en
Pennsylvanie. On voit qu’on n’a donc aucun intérêt à se précipiter.
- Comment votre ouvrage a-t-il été reçu par les
lobbies du gaz de schiste?
J’ai participé à beaucoup
de débats avec des experts pour et contre le gaz de schiste. En général, on
était assez d’accord sur le fait que les emplois créés n’allaient pas être
aussi nombreux qu’annoncé. Aujourd’hui, la plupart des économistes – y
compris ceux qui sont pour – reconnaissent que tout a été surévalué au
départ, quand bien même il s’agit pour eux d’une ressource à explorer.
- Pensez-vous que le boom du gaz de schiste va
perdurer aux Etats-Unis?
Ces dernières années ont
été marquées par une forte production et un coût du gaz bas. Mais les
Etats-Unis ne pourront pas forer indéfiniment à ce rythme. Je pense qu’ils vont
droit dans le mur. La production commence à fléchir, avec une stagnation cette
année, ce qui indique probablement un retournement. Reste à savoir quand il se
produira.
1.
Thomas Porcher, Le mirage du gaz de schiste, Editions Max Milo, Paris, 2013.
- «En France, le dossier n’est pas clos»
- La décision du Conseil constitutionnel
défavorable à Schuepbach Energie – qui estimait que l’annulation de ses
permis d’exploration violait la Constitution – clôt-elle le dossier?
En théorie, oui, comme il
n’y a pas d’autres techniques. Il reste cependant plusieurs chevaux de
bataille, dont la recherche.
Beaucoup de gens pensent
que si le président change, la situation ne sera pas tenable pour la France car
presque tous les pays européens s’engagent dans le gaz de schiste. En
attendant, les compagnies cherchent à requalifier leurs permis pour du gaz ou
du pétrole conventionnel, car partout où il y en a, il y a aussi des ressources
non conventionnelles. Mais on ne sait pas ce qu’elles ont en tête. Elles
peuvent aller voir dans la roche mère sans faire de fracturation hydraulique.
Cela explique pourquoi il y a des achats spéculatifs de permis. Même si la fracturation
est aujourd’hui interdite, les compagnies attendent que la situation se
retourne.
- Pourquoi, faute de pouvoir exploiter le gaz de
schiste en France, les compagnies cherchent-elles à explorer le sous-sol?
L’exploration ou la
recherche sera le troisième épisode de la bataille contre le gaz de schiste.
Beaucoup de gens font de grands discours sur la nécessité de développer la
recherche et d’évaluer nos réserves. Mais concrètement, qui va payer? Les
compagnies? Si elles explorent sans exploiter, elles perdent de l’argent. Elles
n’investiront donc pas à fonds perdus, à moins qu’elles ne le fassent, comme en
Pologne, pour annoncer des réserves énormes, séduire la force politique et
accélérer les processus de décision.
Si elles refusent
d’assumer ces coûts, elles demanderont à l’Etat de s’en charger, à la charge du
contribuable. Beaucoup demandent que l’Etat fasse une évaluation du sous-sol
français pour connaître les réserves de gaz de schiste. Il y a pourtant mieux à
faire en termes d’investissements générateurs d’emplois et d’impact social.
- Quid de l’exploration du sous-sol pour la
géothermie?
Je pense qu’il faut bien
dissocier le gaz et la géothermie. Le gain n’est pas le même, les opérateurs
non plus. Il y a beaucoup de géologues en France, même des Universités
publiques, qui se sont engouffrés dans le débat du gaz de schiste, sans donner
vraiment d’avis mais qui encouragent la recherche pour avoir des contrats et
relancer leur activité. Sans parler de théorie du complot, on constate qu’il y
a convergence d’intérêts entre le débat sur le gaz de schiste et la géothermie.
Si on ouvre l’exploration,
il y a de fortes chances que ce soit in fine pour rechercher du gaz et du
pétrole non conventionnel. L’exploration est forcément un cheval de Troie pour
l’exploitation.
Pour la géothermie, il
faudrait bien dissocier les choses en chargeant un institut public de s’occuper
de la recherche.
- Les lobbies semblent tabler sur le TAFTA
(TransAtlantic Free Trade Agreement), négocié en secret par la Commission
européenne, pour imposer le gaz de schiste. Qu’en est-il?
Dans tous les accords de
libre-échange, le gagnant est toujours celui qui a la réglementation la plus
faible. Ce traité ne va pas arranger la souveraineté des Etats, car les
compagnies pourraient demander, au nom du libre-échange, que la loi interdisant
la fracturation hydraulique saute car il n’y a pas de raison qu’elle soit
interdite en France et pas ailleurs. Il y a là un véritable danger dans tous
les domaines, pas seulement pour le gaz de schiste.
On a déjà vécu cela en
France avec Schuepbach qui a attaqué l’Etat et l’attaquera probablement à
nouveau pour demander des indemnisations. Il y a une agressivité des compagnies
envers les Etats que les accords de libre échange légitimeront et décupleront.
- «Gaz de schiste, on en parle», table ronde jeudi
21 novembre à 20h, salle Point Favre à Chêne-Bourg (av. François-A. Grison 6).
Avec Andrea Moscariello, professeur à l’Université de Genève, Werner Leu,
responsable du projet de Noville, Jacques Cambon, co-président de l’association
«Non au gaz de schiste - Pays de Savoie et de l’Ain» et Thomas Porcher,
professeur à l’Ecole supérieure de management à Paris.
Claude Grimm
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