Traité de la servitude libérale. Analyse de la
soumission
Jean Léon Beauvois. Ed. Dunod. Octobre 1994
Jean Léon Beauvois. Ed. Dunod. Octobre 1994
Texte intégral
Dans son précédent ouvrage destiné au grand public
“ Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens ” (écrit
en collaboration avec Robert-Vincent Joulé) Jean Léon Beauvois exposait
comment, à défaut de posséder un pouvoir reconnu, on pouvait grâce à
l’utilisation de certaines techniques, obliger autrui à réaliser des actes
qu’il n’aurait pas eu envie de produire spontanément. Si ce livre était à voir
comme le parfait manuel des procédures d’influences comportementales, l’ouvrage
dont nous allons rendre compte, constitue un guide des effets de pouvoir et de
la manipulation idéologique des esprits.
Ce livre, alerte et plein
d’humour comme le précédent, s’inscrit dans le cadre d’une réflexion plus
générale délibérément politique. Beauvois y décrit en effet le fonctionnement
des sociétés démocratiques libérales, pour montrer ce qu’elles engendrent de
soumission au quotidien et son analyse débouche sur une étude des phénomènes
d’aliénation psychologique.
La thèse principale du
livre est que la démocratie en tant que mode d’exercice du pouvoir et le
libéralisme en tant qu’idéologie, se soutiennent l’une l’autre, et sont de
formidables machines de l’immobilisme social, de l’autoreproduction des
inégalités sociales. Si la critique de ce qui représente le paysage de notre
modernité n’est pas nouvelle, que l’on pense aux analyses de l’école de
Francfort ou aux travaux des structuralistes comme Foucault sur les modes de
normalisation des individus, l’originalité du travail de Beauvois, est de
rendre cette critique plus précise, grâce aux acquis d’une discipline qu’il
connaît bien, la psychologie sociale expérimentale (celle-là même où
s’illustrera un certain Stanley Milgram avec ses célèbres expériences sur la
soumission à l’autorité).
La réflexion de
Beauvois repose sur l’analyse des effets de deux processus psychologiques
induits par les rapports d’asymétrie de pouvoir : la rationalisation d’une
part, l’internalisation d’autre part, processus qui seraient exemplaires de la
démocratie libérale.
En ce qui concerne le
premier processus, la rationalisation, il se produit quand un individu a dû se
soumettre à une source de pouvoir, et réaliser un comportement contraire
à son attitude (par exemple c’est l’élève qui a décidé de sécher le cours de
mathématiques, en a été empêché au dernier moment, et qui doit relever, à la
demande expresse du directeur du lycée, les absences de ses camarades qui eux
ont réussi à partir). Cette situation étant difficile à vivre comme on peut
aisément l’imaginer, le sujet en règle générale va chercher à la rendre plus
supportable. C’est là qu’intervient le processus de rationalisation proprement
dit, celui-ci permettant de réduire la tension inhérente à la situation, en
réduisant l’écart, la dissonance entre l’acte réalisé et l’attitude initiale du
sujet. Concrètement, ce processus consiste à conférer après coup une valeur
positive à l’acte, c’est-à-dire à modifier son attitude préalable pour la
mettre plus en conformité avec son action (dans notre cas, notre élève en
viendra par exemple à considérer qu’il n’est peut-être pas si idiot que ça de
relever les absences, qu’il est peut-être utile d’astreindre les élèves à
suivre les cours si on veut leur garantir un bon devenir scolaire). Cependant,
certaines conditions doivent être réunies pour que ce phénomène se réalise. En
particulier, il faut que le sujet ait été déclaré libre de réaliser ou non le
comportement requis. Dans le cas contraire, on note que le sujet ne change pas
d’attitude mais choisit plutôt de se dédouaner de l’acte, de le minimiser
(notre élève par exemple trouvera cet acte de relever les absences toujours
aussi négatif mais il avancera qu’il était obligé de le faire). La
déclaration de liberté est donc essentielle pour déclencher ce processus.
Cependant, et Beauvois insiste beaucoup sur ce point, cette déclaration de
liberté renvoie plutôt à une illusion de choix et non pas à une liberté
objective, car bien souvent, nous sommes dans des rapports de pouvoir qui
rendent difficile de refuser ce qu’on nous demande de faire, soit-disant
librement. Cela signifie, qu’au bout du compte, une déclaration de liberté a
cet effet paradoxal de rendre une certaine soumission acceptable puisqu’elle
permet d’engager le sujet dans la rationalisation, c’est-à-dire dans
l’acceptation de la conduite extorquée.
Le second mécanisme étudié
par Beauvois, l’internalisation, consiste à à faire passer dans la sphère
personnelle, comme relevant de soi, un comportement résultant en fait de
pressions externes (par exemple, c’est la nécessité de respecter les ordres qui
devient le trait psychologique : l’obéissance). L’activité d’évaluation des
personnes dans le cadre des organisations est exemplaire de ce processus. En
effet, bien souvent dans l’évaluation professionnelle, ce qui y est jugé, ce
n’est pas tant les comportements prescrits, que la personne qui s’est vue
obligée, compte tenu du contexte, de les émettre. Par exemple, un comportement requis
: faire des heures supplémentaires car l’entreprise l’exige, devient, dans le
cadre de l’évaluation du personnel, une caractéristique psychologique censée
appartenir en propre à celui qui les a réalisées : en l’occurrence, on
décrétera qu’on a affaire à un individu travailleur. L’évaluation oriente ainsi
souvent vers l’internalisation dans la mesure où elle se focalise sur les
personnes. C’est en tout cas ce que mettent en évidence de nombreuses études.
Ces études montrent de plus que cette internalisation mise en œuvre par
l’évaluateur, est progressivement appropriée par l’évalué, c’est-à-dire que
l’utilité sociale demandée (faire des heures supplémentaires) devient pour
l’évalué une exigence personnelle exprimant sa nature psychologique personnelle
(finalement, l’évalué pourra être conduit à se dire qu’il est un individu
volontaire qui ne rechigne pas à la tâche).
L’inconvénient de ces deux
mécanismes, qualifiés de socio-cognitifs (ils produisent une certaine
connaissance psychologique pour celui qui les subis et ils résultent de
rapports sociaux asymétriques), c’est qu’ils ont pour effets pervers
d’immuniser l’environnement social de tout questionnement. Par la
rationalisation, un acte exigé d’une source de pouvoir, et problématique pour
le sujet car contraire à ses opinions, devient acceptable, le sujet lui
attribuant après coup une valeur positive. Et par l’internalisation, la
soumission à l’autorité, l’arbitraire social, se trouvent mis hors-jeu puisque
l’acte devient assumée psychologiquement par l’individu lui-même. Ils
favorisent donc l’immobilisme social. Dans ce cadre, il faut préciser que pour
Beauvois, l’internalisation est un processus plus insidieux que la
rationalisation, car si celle-ci se réfère à un comportement ponctuel, celle-là
vise une dimension plus générale, l’univers mental de l’individu (la
problématisation de soi en termes foucaldiens).
Pour Beauvois, et c’est le
point central de son analyse, la démocratie en tant qu’exercice du pouvoir et
le libéralisme en tant qu’idéologie font fonctionner à plein ces deux
mécanismes. En ce qui concerne l’exercice du pouvoir, on peut dire que la
pratique démocratique est le mode de décision privilégié et le plus acceptable
dans notre société. Cette pratique repose par définition sur une part d’initiative
laissée aux intéressés dans la prise de décision. C’est par exemple la fameuse
participation des salariés dans les entreprises. Cependant, elle n’empêche pas
que nous devions accepter dans le quotidien, sans en avoir trop le choix,
nombre de prescriptions (par exemple, il n’est pas facile pour un subordonné
d’aller à l’encontre des recommandations de sa hiérarchie). Il faut dire
d’ailleurs que ces prescriptions sont d’autant plus délicates à refuser que la
pratique démocratique en appelle souvent à notre sens des responsabilités.
C’est par exemple le chef qui convie son subordonné en lui disant
“ vous n’êtes pas obligé de faire des heures supplémentaires, mais je suis
sûr qu’un homme sérieux, ce que vous êtes à n’en pas douter, se rendra compte qu’il
en va du bon fonctionnement de l’entreprise ”. Ainsi, on peut dire que la
pratique démocratique, en agitant notre sentiment de liberté (c’est à nous de
choisir) alors même que la situation peut-être objectivement contrainte, en
invoquant qui plus est notre responsabilité individuelle, réunit à merveille
les conditions qui engagent dans la rationalisation des comportements
prescrits.
Ces prescriptions sont
légitimées et d’autant mieux acceptées dans nos sociétés démocratiques
contemporaines, qu’elles reposent sur des idéologies très efficaces. Elles
peuvent être légitimées d’abord par une idéologie que Beauvois qualifie de
totalitaire, en ce sens que celle-ci en appelle à un objectif collectif, à des
valeurs communes qu’une majorité de gens dans un cadre donné, est censée avoir
envie de partager et qu’il est difficile de refuser : c’est par exemple,
le projet d’entreprise ou encore la défense d’une caractéristique sociétale
jugée importante comme la famille. Néanmoins cette idéologie de la “ communion
sociale ” n’est pas toujours au goût d’une époque où l’on constate souvent
une prééminence de l’individuel sur le collectif. C’est pourquoi on lui préfère
une autre idéologie, libérale celle-là, et dont la caractéristique est d’en
appeler à l’individu lui même, à son accomplissement personnel. A titre
d’illustration, si on reste dans le champ de l’économie, c’est l’entreprise qui
justifie le travail demandé à ses salariés en valorisant l’esprit de
performance que tout un chacun est censé posséder et vouloir exprimer. Or, si à
l’instar de l’idéologie totalitaire définie dans le sens de Beauvois,
l’idéologie libérale légitime les impératifs mis en œuvre dans le cadre
démocratique, elle est cependant plus redoutable. En effet, dans la mesure où
elle consiste à s’appuyer sur une nature psychologique des gens qui se
trouverait en phase avec les exigences normatives (par exemple, avancer qu’on
fait des heures supplémentaires car on aime aller au bout de soi), elle renvoie
explicitement à ce processus insidieux et général décrit précédemment :
l’internalisation.
L’analyse de
Beauvois est d’une grande rigueur mais assez pessimiste. Il doute en
particulier que l’exercice de la citoyenneté soit à même de bousculer ces
inerties propres au fonctionnement démocratique et à l’idéologie libérale.
D’abord, parce qu’il remarque qu’un des attributs de cette citoyenneté, le
droit de vote, censé permettre de critiquer un état social donné, s’arrête aux
portes de ce qui fait le quotidien des individus (l’entreprise, l’école, la famille).
Ensuite, car il considère que c’est dans ce quotidien fait de conduites de
soumission à l’autorité, et où la rationalisation et l’internalisation sont à
l’œuvre, “ que se construisent les connaissances qui formeront leur
mémoire (aux individus), et même leur mémoire de citoyens qui fréquentent de
temps à autre l’isoloir ”. Pour Beauvois, le pronostic d’une évolution
favorable est d’autant plus réservé que la forme politique qui éviterait ces
effets pervers, ne semble généralement pas au goût du jour. Ce mode politique
qui constituerait un réel progrès, ce serait une certaine forme d’autogestion.
Celle-ci, dans la définition qu’en donne Beauvois, se caractériserait notamment
(pour en rester sur l’exemple du domaine professionnel) par une évaluation des
individus aussi bien descendante (des subordonnés par la hiérarchie)
qu’ascendante (de la hiérarchie par les subordonnés). Cela permettrait
d’instituer une remise en question périodique des asymétries de pouvoir (de par
l’évaluation ascendante) et donc limiterait les processus de rationalisation et
d’internalisation, dans la mesure où ces derniers se déclenchent à partir de
telles asymétries.
Le livre de Beauvois
pourra paraître à certains un peu trop pessimiste, car celui-ci insiste
principalement sur les pesanteurs et les aliénations des individus. D’aucuns
pourront rétorquer (mais ne s’agit-il pas là d’un biais optimiste libéral) que
le sujet peut néanmoins s’inscrire dans un jeu dynamique, devenir, selon
l’expression consacrée, un acteur social. Même si ce type de critique peut être
adressée à ce livre, il n’en reste pas moins que ce travail comporte le mérite
de nous montrer de façon rigoureuse les incidences problématiques de certaines
de nos représentations sociales dominantes.
Pour terminer, rappelons que
ce livre a été publié en 1994, c’est-à-dire à une époque où certains esprits
prédisaient une fin de l’histoire, une fin des idéologies, où l’homme serait
enfin réconcilié avec lui-même, tant sur le plan politique qu’économique.
L’entreprise salutaire à laquelle il nous conviait : nous interroger
autrement sur les mécanismes à l’œuvre dans le fonctionnement démocratique et
l’idéologie libérale reste d’une entière actualité. On peut en voir pour preuve
que ses critiques peuvent être rapprochées de celles qui se sont depuis
développées au travers des mouvements anti-mondialistes et de l’économie
solidaire. Celles-ci envisageant d’ailleurs également la question de nouvelles
pratiques auto-gestionnaires (voir par exemple le fonctionnement des villes de
Porto-Allegre, de Recife où les réflexions politiques du sous-commandant
Marcos). Dans ce sens, le livre de Beauvois fait partie de ces livres rares, à
la fois précurseurs et toujours d’actualité.
Manuel Tostain
Pour citer ce document
Manuel Tostain,
«Traité de la servitude libérale. Analyse de la soumission», Les cahiers psychologie politique [En ligne], numéro 1, Janvier 2002. URL : http://lodel.irevues.inist.fr/cahierspsychologiepolitique/index.php?id=1664
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