"Les Esperados" : comment 77 enterra 68
vendredi 28 octobre 2011, par Lémi
En 1984, lors de sa première publication, Les Esperados
a fait grand bruit dans les milieux concernés. Beaucoup de ceux qui
vivaient ou avaient vécu en communauté y virent un coup de poignard dans
le dos, un lavage de linge sale hors de la famille. Sujet sensible,
surtout pour ceux qui y crurent tant. Raconter la triste épopée de
Pierre Conty, flamboyant meneur de « bande » anarcho-rurale autant que
fossoyeur d’idéal, c’était ressusciter un passé dont l’évocation faisait
d’autant plus mal qu’il avait porté un immense espoir. En remontant le
temps, Yannick Blanc ne se contentait pas d’évoquer l’âge d’or des
communautés, il creusait là où ça faisait le plus mal, dans leurs
racines viciées.
En post-face de cette édition [1], en un long texte rentre-dedans et inédit intitulé « Le Taureau par les cornes », l’auteur ne mâche pas ses mots : « Je
sais, pour l’avoir vécu, que ni d’anecdotiques descentes de police, ni
la pression d’un environnement ’hostile’ - parfaitement indifférent en
réalité –, n’ont rien fait à la débandade des groupes
soixante-huitistes. De tels phénomènes, s’ils avaient existé, les
auraient plutôt soudés et renforcés dans leur importance. Ils ont en
fait explosé sous la pression interne des haines multiples, des conflits
incessants, de rivalités inexpiables. » Oui, rien de glorieux dans
cette affaire ; difficile de jouer aux martyrs ou de trouver des
boucs-émissaires : si les enfants de mai 68 ont tout raté, ou presque,
c’est de leur faute. À Rochebesse (la communauté de Conty) comme
ailleurs.
Un constat sévère - trop peut-être - mais qui a le
mérite de prendre la question par un autre bout de la lorgnette, et le
taureau par les noisettes. Aux sempiternels "Nous l’avons tant aimé la révolution"
made in Dany le jaune, aux souvenirs de jeunesse barricadières
ressassés jusqu’à plus soif par une génération opportuniste qui -
parfois - nous les broute menu, il s’agit de substituer une critique
terre-à-terre et constructive des faillites de ceux qui crurent tout
réinventer et qui, dans leur majorité, retombèrent dans les travers de
ce système qu’ils dénonçaient [2].
Pour quelqu’un de ma génération, le nom de Pierre Conty
n’évoque pas grand chose. J’étais loin d’être né en 1977, année de la
sanglante virée de Conty et Stéphane Viaux-Pecatte, quand le casse d’une
banque dans un petit village d’Ardèche tourna au désastre
sur-médiatisé. La première phrase des Esperados résume parfaitement l’épisode : « Quand
Pierrot arriva à Rochebesse ce soir-là, il venait de braquer une banque
et d’abattre trois personnes dont un flic. Lui-même n’était plus qu’un
cadavre ambulant, de la viande pour la guillotine. En moins de trois
heures, il était devenu “le tueur fou de l’Ardèche”, comme diraient les
journaux, et la terreur bloquait son cerveau sur les scènes de ce
cauchemar… »
Pour reconstituer le parcours de Conty (et, en
filigrane, de ses amis et camarades), Yannick Blanc a mené une
impressionnante enquête, cinq ans après l’implosion de Rochebesse. Il a
retrouvé les acteurs de ce micro-drame, ceux qui étaient là au début, en
1969, quand Conty et sa compagne, après deux années de galère à
Antraigue [3],
eurent l’autorisation de s’installer dans le hameau désert de
Rochebesse ; ceux qui ne passèrent qu’épisodiquement rendre visite à la
petite communauté ; ceux qui encore aujourd’hui rabâchent les rengaines Flower power comme un mantra fétichiste ; ceux qui ont voulu tout oublier ; les « anars merdiques »
qui ne faisaient pas les choses à moitié, les compagnons d’enfance de
Conty... Si quelques-uns refusèrent de remuer les souvenirs, beaucoup se
prêtèrent au jeu, après un round d’observation méfiante. La voix de
Conty fait certes défaut au livre, mais pour une bonne raison : il
disparut corps et bien juste après le casse. Condamné à mort par
contumace en 1980, il n’a toujours pas refait surface, malgré la
prescription. Un mystère qui rajoute à l’aura du meneur de Rochebesse.
Car Conty est une figure ambivalente. Meurtrier de
sang-froid (et pas seulement de flics), figure violente et autoritaire,
c’est aussi un homme charismatique et passionné, convaincu par sa
mission, par leur mission : recréer un nouveau mode de vie, saborder
Babylone en multipliant les expériences de ce type. Un, deux, cent Rochebesse
– Che des pâturages... Las, tout n’est pas rose dans la communauté :
des amis se déchirent pour des broutilles, les couples se font et se
défont à un rythme éreintant et, surtout, les paysans des environs se
montrent très hostiles aux nouveaux venus (qui cherchent un peu la
merde, faut bien le dire). Bref, ce qui devait monter en sauce ne monte
pas. Ceux de Rochebesse restent isolés, peu nombreux, et jamais à l’abri
d’un coup dur. Loin de l’auto-subsistance – bêtes et cultures ne
suffisent pas –, ils montent des coups de plus en plus risqués, sous
l’impulsion de Conty. Jusqu’au tragique épilogue qui met un point final à
l’aventure.
Avec ce récit documenté, qui se lit comme un polar,
Yannick Blanc ne juge pas. Il raconte, cherche le point d’inflexion, le
moment où ça capote, où l’ambitieux idéal communautaire se fait la malle
pour être remplacé par une forme de coexistence tendue, plus proche de
la survie que de la réinvention de la vie. Bien sûr, Conty porte une
lourde responsabilité dans le drame. Mais ce n’est qu’un détail, au
final. Ce qui capote, c’est l’époque, le contexte. En 1977, les idéaux
soixante-huitards ont vieilli, ils ressemblent plus à une branche
pourrie qu’autre chose. « C’est incroyable d’y avoir tant cru »,
souligne Blanc dans sa postface. Années bénies et un peu naïves, puis
retour de boomerang. Difficile de ne pas penser à la métamorphose
d’Haight Hashbury, le quartier hippie de San Francisco, lieu d’utopie
fantasmé qui, du jour au lendemain, une fois l’espoir envolé, se fait
repère à junkies fatigués, poubelles des idéaux.
1977, c’est l’année du punk, des autonomes, de la bande à
Baader, de la manif de Creys-Malville, de la mise à mort d’Hans Martin
Schleyer. Année violente, rude, qui dézingue ce qui restait des idéaux
barbus. L’épopée sanglante de Conty s’inscrit parfaitement dans le
décor. La « révolution » se fait désormais en perfecto avec bande son
stridente, pas en gilet de laine sur fond de Jefferson Airplanes. Ceux
qui n’ont pas compris ressassent des souvenirs délavés. Et ceux qui en
ont encore l’énergie partent au casse-pipe (dope, casses, baston) en
roulant des mécaniques. Autres combats, autres méthodes. Quant à la
grande majorité des agités de 68, ils finiront par retourner leur veste,
comme l’avait prédit Marcel Jouhandeaux apostrophant les manifestants
du Quartier latin d’un cinglant : « Rentrez chez vous ! Dans dix ans, vous serez tous notaires. »
C’est incroyable d’y avoir tant cru. Oui. Surtout pour en arriver là.
Notes
[1] Le livre vient d’être republié par les éditions l’Echappée.
[2] Evidemment, pas question de mettre tout le monde dans le même sac. Certaines communautés rurales historiques - Longo Mai
en est un bon exemple -, plus ou moins issues des retombées des feux de
joie de mai 68, continuent leur route vaille que vaille, malgré
l’isolement.
[3] Le village de Jean Ferrat, censément lieu de chute idéal pour jeunes épris d’idéal communautaire.
Est-ce que quelqu'un a des infos, contacts, nouvelles de la Commune de la Grenette à Saint-Nazaire le Désert dans la Drome ? aliffschuetz@libero.it
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