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mardi 26 juin 2012

Jean Jacques Rousseau...toujours dérangeant...


Rousseau toujours dérangeant
(Photo : Dessin anonyme sur Rousseau et la Terreur, début du XXe siècle.
Institut et Musée Voltaire)
A Genève, une exposition en trois volets retrace la réception contrastée de l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau: plongée dans la richesse d’une pensée qui n’a pas fini d’interroger.
«Vivant ou mort, il les inquiétera toujours.» La citation est tirée du troisième dialogue de Rousseau juge de Jean-Jacques, que le citoyen de Genève rédige à la fin de sa vie pour répondre à ses détracteurs. Elle est aussi le titre de l’exposition en trois volets qui retrace la réception des écrits de Jean-Jacques Rousseau (lire ci-dessous). C’est que l’influence de sa pensée a longtemps été liée aux polémiques qu’elle a soulevées, et la vivacité des réactions éclaire les enjeux propres à chaque époque. Sous-titrée «Amis et ennemis de Rousseau (XVIIIe-XXIe siècles)», l’expo genevoise montre ainsi, documents originaux à l’appui, les débats que cette pensée a suscités dans les domaines autant politiques que religieux ou littéraires.
«Choisir cet angle était pour nous une manière passionnante de montrer à un public non spécialiste comment l’œuvre de Rousseau s’est développée et a marqué les esprits, à son époque et pendant les presque deux siècles et demi qui ont suivi sa mort en 1778», explique Gauthier Ambrus, spécialiste des Lumières et commissaire de l’exposition avec Alain Grosrichard, professeur honoraire de l’université de Genève et président de la Société Jean-Jacques Rousseau. Entretien.
Comment expliquer que l’œuvre de Rousseau ait donné lieu à autant de polémiques, sur des sujets aussi divers?
Gauthier Ambrus: C’est qu’il avait développé une critique très poussée de la civilisation, de l’éducation, de l’anthropologie, de la culture au sens large. Il n’y a pas d’approche «neutre» de son œuvre: les arguments s’insèrent dans un contexte historique qui les conditionne, Rousseau devenant une sorte de baromètre des fièvres politiques du moment. Reste que sa pensée politique fit surtout débat après sa mort, au moment de la Révolution française et ensuite, après la chute de Robespierre: il restera associé aux réussites et aux échecs de la Révolution. Une association qui perdure aujourd’hui encore, puisqu’elle est au cœur de l’une des deux expositions que la France consacre à Rousseau – celle de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale.
Ce lien entre Rousseau, révolution française et Terreur est-il justifié?
Le lien avec Robespierre fait sens, car ce dernier revendiquait directement l’influence de Rousseau – tout comme les Jacobins. Ils n’étaient pas les plus radicaux mais se sentaient proches de ses principes sur la démocratie ou l’égalité sociale. Rousseau est ensuite critiqué sur le plan théorique, par Benjamin Constant notamment, la tradition libérale voyant dans le projet démocratique du Contrat social des contradictions qui risquent de mener au despotisme – à replacer dans le contexte de la démocratie en devenir du XIXe siècle. Il est aussi la cible des milieux hostiles à toute démocratie. Mais un penseur contre-révolutionnaire comme Bonald est fasciné par le Contrat social.
Enfin, dans les années 1950, l’historien israélien Jacob Talmon accuse Rousseau d’être à l’origine de la «démocratie totalitaire», soit un totalitarisme qui prend les apparences de la liberté: cela fait sens dans le cadre précis de la guerre froide et la crainte de la démocratie soviétique, qu’il oppose aux démocraties libérales occidentales.
Quel a été l’impact de la République de Genève sur la pensée politique de Rousseau?
Le rapport à la politique y était beaucoup plus immédiat, ce qui a eu une grande importance dans sa sensibilisation à la politique et la formation de ses idées. Il a grandi auprès de son père horloger, dans un milieu de petits artisans fiers de leur état et de vivre dans une république.
Que peut-on dire de son influence sur la pensée moderne?
Rousseau a instauré un nouveau rapport à l’individu. Quand on lit le procès verbal du Parlement de Paris qui l’a condamné pour l’Emile, on a l’impression qu’il décrit la société contemporaine: on craint à l’époque la mauvaise influence du texte qui pourrait donner lieu à une société où primeraient les intérêts égoïstes, l’abandon aux passions, le rejet de la religion, une tendance à l’anarchisme. L’Emile est l’ouvrage de Rousseau le plus lu au XVIIIe siècle après La Nouvelle Héloïse...
L’influence de Rousseau a été telle sur les plans littéraire, philosophique et culturel qu’il est difficile de voir en quoi il marque encore: on en vient, on y est immergé. En ce qui concerne la conception de l’Histoire par exemple, impossible d’imaginer Marx sans Rousseau: il a jeté les bases d’une conception matérialiste de l’homme qui anticipe Darwin et propose une critique radicale de la société. Le Contrat social est fondateur dans la rupture qu’il instaure, dans sa réponse strictement politique aux problèmes de société. Il pose encore des défis à nos démocraties, davantage par les questions qu’il soulève que par les solutions qu’il propose.
Son roman La Nouvelle Héloïse a marqué son temps: quel a été l’apport littéraire de Rousseau?
C’est la première fois qu’on trouve dans une même œuvre une telle ambition intellectuelle et littéraire: La Nouvelle Héloïse est à la fois un roman philosophique (au sens large du terme) et l’un des actes de naissance du romantisme. Rousseau décrit les étapes de la relation amoureuse et ses déchirements, et lie cette vision à l’imaginaire et au roman lui-même, inaugurant un nouveau rapport à l’amour qui passe aussi par un nouveau rapport à la littérature – vers laquelle on déplace ses aspirations. C’est le cas pour l’auteur (il l’expliquera dans ses Confessions) et pour ses lecteurs: le livre marque en cela une sorte de révolution culturelle.
On y lit aussi une défense des petites sociétés, de la simplicité, de ce qui est en marge des grandes voies d’échange. Rousseau est le premier romancier à lier la question amoureuse à la nature, et à un paysage réel. Pour incarner cette histoire, il a choisi le lac Léman de la rive vaudoise, à Clarens, où était née Madame de Warens. Ce lien affectif au réel a contribué au grand intérêt des lecteurs pour le roman: ils ont voulu croire que l’histoire était véridique, un peu romancée, et sont allés sur ses lieux dès la fin du XVIIIe siècle. C’est la naissance de la tradition touristique du Léman! Montreux, village de pêcheurs à côté de Clarens, s’est développé grâce aux touristes anglais au XIXe siècle.
Le style de Rousseau varie d’un texte à l’autre. En quoi a-t-il innové dans le domaine de la langue?
Elle est d’une grande qualité et révèle une forte correspondance entre fond et forme. Précise et fluide dans le Discours sur l’inégalité, elle est un flot, abondante, dans La Nouvelle Héloïse. Il donne ici une ampleur encore inconnue à la langue littéraire et prend des libertés avec l’usage des termes. Ce nouveau souffle marquera Bernardin de Saint-Pierre (auteur de Paul et Virginie) puis Chateaubriand.
Le style est plus immédiat et plus simple dans les Confessions, première autobiographie. Raconter des détails aussi intimes était nouveau. Il mûrissait depuis un moment un projet de Mémoires, qui a rencontré son désir de se justifier: il pensait qu’en se dévoilant, il lèverait les malentendus autour de son œuvre. Cela a eu l’effet inverse – aujourd’hui et à l’époque.
Aujourd’hui, quelle importance revêt le Rousseau écrivain?
On l’aborde surtout en tant que philosophe, il est plus difficile d’accès du point de vue littéraire. La Nouvelle Héloïse demande un gros effort de lecture, du point de vue de la longueur et de la langue. On lit les Confessions ou les Rêveries d’un promeneur solitaire, sans forcément connaître le reste ni le contexte, et on peut être désarçonné par leur côté égotiste. Car les Confessions sont l’œuvre d’une victime: Rousseau est persécuté sur les plans judiciaire et politique, attaqué par ses anciens amis.
Sa pensée politique et sociale continue-t-elle de stimuler la réflexion et de faire débat?
On le célèbre en 2012 de manière patrimoniale, rendant surtout hommage au rôle historique qu’il a joué. En 1878 puis en 1912, à Genève et Paris, il s’agissait de le réhabiliter et de réconcilier autour de lui les diverses tendances de la société – ce que refusaient ses opposants. En 1978, le bicentenaire de sa mort est déjà consensuel.
Mais on peut faire de 2012 une lecture plurielle. Genève donne une grande ampleur à ce tricentenaire, grâce notamment aux efforts de François Jacob et Dominique Berlie, qui pilotent le projet «Rousseau 2012». En France, ce sont d’abord les spécialistes qui se sont mobilisés, et son anniversaire passe un peu inaperçu. En revanche, son impact reste très fort au niveau international avec l’accès à la modernité d’autres régions du monde – la Chine, les pays arabes, l’Amérique latine. Enfin, il est très lu aux Etats-Unis: depuis la crise de 2008, sa théorie économique est à nouveau pertinente. Rousseau était un grand critique de la richesse, sur le plan moral, et des rapports conflictuels entre économie et politique.
Trois siècles de débats en vitrine
Située sur trois sites, l’exposition genevoise «Vivant ou mort, il les inquiétera toujours» sonde la manière dont Jean-Jacques Rousseau a été reçu, par ses contemporains et jusqu’à nos jours: près de 300 ans de débats dans des domaines aussi variés que la politique, l’économie, la religion, l’éducation et la philosophie. 
On démarre à la Bibliothèque de Genève (BGE), où les trente vitrines de la salle Ami Lullin s’attachent «Au siècle des Lumières». En 1751, Rousseau devient célèbre avec son Discours sur les sciences et les arts, qui suscite aussitôt la polémique en paraissant condamner les acquis de civilisation. «Homme à paradoxes», le philosophe sera condamné en France comme en Suisse pour avoir dit ce qu’il pensait sur la religion, la politique, l’éducation, mais aussi sur lui-même dans ses Confessions. La BGE expose des manuscrits exceptionnels et des éditions originales signés Rousseau, Voltaire, Diderot, Hume et d’autres partisans ou détracteurs du «maître des âmes sensibles».
La Fondation Martin Bodmer se concentre quant à elle sur «Les Révolutions». Après sa mort en 1778, l’auteur de La Nouvelle Héloïse et d’Emile devient l’objet d’un véritable culte en Europe, notamment en Allemagne avec Kant et Hölderlin. Dès 1789, c’est de l’auteur du Contrat social que se réclameront les révolutionnaires – dont Robespierre. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, réactionnaires et conservateurs l’accuseront d’être responsable de la Terreur. Les fondateurs de la IIIe République craignent que la souveraineté du peuple qu’il a théorisée ne dégénère en «despotisme de la volonté générale». Son œuvre marque pourtant les principaux écrivains du siècle, notamment les Romantiques. 
L’Institut et Musée Voltaire se focalise, lui, sur les «Temps modernes». Au début du XXe siècle, les écrits de Rousseau font enfin l’objet d’études critiques non partisanes. La Société Jean-Jacques Rousseau est fondée à Genève en 1904 (Léon Tolstoï y adhérera un an plus tard) afin d’en préparer une édition complète. 
Mais le citoyen de Genève continue de diviser: lors du bicentenaire de 1912, la droite nationaliste (Barrès et Maurras) se déchaîne contre ce «métèque» responsable de la «décadence morale et politique de la France», tandis que la gauche défend le fondateur de la démocratie moderne. L’expo montre d’édifiantes «unes» de la presse de l’époque. Le débat s’étend à l’échelle européenne avec la montée des totalitarismes et continue pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Depuis, des interprétations nouvelles et non idéologiques prennent en compte l’œuvre de Rousseau écrivain et philosophe.
Anne Pitteloud
- Jusqu’au 16 septembre, www.ville-ge.ch/bge
- Visites publiques commentées: les premiers samedis du mois à 10h15 (7 juillet, 4 août et  1er septembre) et les mercredis à 12h15 (20 juin, 18 juillet, 8 août et 12 septembre).
- Catalogue: Vivant ou mort, il les inquiétera toujours. Amis et ennemis de  Rousseau (XVIIIe-XXIe siècles), collectif dirigé par Gauthier Ambrus et Alain Grosrichard, 2012, 341 pp.

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