Boulc (Drôme), envoyée
spéciale Il faut d'abord parvenir au site du rendez-vous, encaissé dans une
vallée aussi belle que sauvage, nichée aux portes du Vercors, à une dizaine de
kilomètres de Boulc (Drôme), 128 âmes. Ensuite, laisser son téléphone portable
dans la voiture, éteint et la batterie ôtée. Les clefs du véhicule sont
déposées dans un seau en fer. On a aussi été prévenue qu'il était préférable de
ne pas se parfumer deux jours avant et de laver ses habits avec des lessives
faiblement chimiques.
Sur un champ entouré de
pins, près d'une ferme semi-enterrée, une cinquantaine d'hommes et de femmes se
parlent, assis en cercle. Tous sont électrohypersensibles (EHS), c'est-à-dire
qu'ils souffrent de diverses pathologies (maux de tête, réactions cutanées,
insomnies, tachycardie, etc.) qu'ils attribuent aux champs électromagnétiques
émis par les technologies modernes : portables, réseaux Wi-Fi, antennes-relais,
etc. Si ces malades des ondes sont venus de la France entière à ce
rassemblement organisé par l'association Une terre pour les EHS, du 26 au 28
août, c'est pour parler de leurs symptômes, trouver du réconfort, mais surtout
voir leur maladie reconnue.
3 % DE LA POPULATION SELON LES ASSOCIATIONS
"Aujourd'hui, les
réseaux de téléphonie mobile, de Wi-Fi ou Wimax couvrent l'ensemble du
territoire : il n'y a plus d'endroit dans lequel nous pouvons nous réfugier
pour nous sentir bien", déplore Philippe Tribaudeau, président de
l'association basée sur le site drômois, et lui-même "électro", comme
il dit. Son collectif, à l'instar d'une quinzaine d'autres en France, demande
la mise en place "urgente" de zones blanches, vierges d'ondes, une
mesure recommandée par le Conseil de l'Europe en 2011.
Les EHS, qui
représenteraient 3 % de la population selon les associations – un chiffre
impossible à confirmer en l'absence d'évaluation nationale –, n'ont pas tous
abandonné toute technologie. Au rassemblement se côtoient des profils très
différents, vivant plus ou moins en marge de la société, selon leur degré
d'intolérance aux ondes.
A un extrême, il y a Anne
Cautain, 57 ans, une très grande électrohypersensible, qui se sent
"brûler" à la moindre onde, et à des fréquences extrêmement basses
(50 Hz) générées par le passage du courant électrique. "Depuis 2009, je
suis un véritable radar : je sais qu'à tel endroit, il y a une antenne ou un
transformateur. Je ressens le courant jusque dans mes terminaisons
nerveuses", raconte-t-elle, les joues écarlates, les pieds nus et le
poignet relié à un piquet en acier enfoncé dans la terre, pour se
"décharger".
Le voyage depuis les
Hautes-Alpes, où elle vit dans d'anciennes écuries éclairées à la bougie et
chauffées au poêle, l'a épuisée. Elle l'a passé enveloppée de couvertures dans
un camion transformé en cage de Faraday (une enceinte métallique étanche aux
champs électromagnétiques), conduit par sa fille, dont elle dépend totalement.
Elle restera très peu sur le site, où quelques ondes parviennent malgré
l'isolement.
UNE MALADIE "TRÈS PÉNALISANTE DANS LA VIE
PROFESSIONNELLE"
Au contraire, Oscar, 47
ans, profite de la Drôme pour se ressourcer. Cet ancien commercial dans de
grandes banques, intolérant au Wi-Fi depuis 2010, continue de vivre et
travailler à Paris, comme formateur pour des établissements bancaires et
professeur en école de commerce. "Les journées m'épuisent, entre les
brûlures à l'intérieur du corps, les picotements et les maux de tête. Et j'ai
du mal à récupérer la nuit", témoigne-t-il, préférant rester anonyme face
à une maladie "très pénalisante dans la vie professionnelle".
"Avant, je travaillais à New York, Chicago, Londres. J'ai dû lever le pied
pour me soigner."
Comme lui, tous les EHS
ont vu leur vie profondément modifiée : Isabelle, podologue à la retraite de 52
ans, qui dort souvent dans sa cave pour fuir l'antenne-relais qui jouxte sa
maison ; Mailys, étudiante en master de 21 ans, qui porte casquettes et
écharpes anti-ondes la nuit et consulte un sophrologue ; ou M. Tribaudeau, 52
ans, également multichimicosensible (intolérant aux odeurs de lessive, parfum
ou à la pollution), qui a perdu son poste de professeur de technologie, son
logement puis sa femme.
Si leur souffrance est
manifeste – une partie d'entre eux a obtenu un certificat d'invalidité – aucun
lien de causalité n'a pour l'instant été établi entre les ondes
électromagnétiques et leur maladie. Des symptômes que nombre de médecins,
démunis, attribuent encore régulièrement à des troubles psychiatriques ou
psychosomatiques. La controverse est loin d'être tranchée chez les
scientifiques et divise la classe politique.
En janvier, la proposition
de loi de la députée EELV Laurence Abeille, qui avançait des mesures pour
réduire l'usage du Wi-Fi et appliquer le principe de précaution, a été
"enterrée", renvoyée en commission. Deux autres textes sont toujours
au stade de la commission des affaires économiques : l'un, déposé par l'UMP en
février, demande l'abaissement du seuil maximal d'exposition aux ondes des
antennes-relais à 0,6 volt/mètre (V/m) (un plafond aujourd'hui situé entre 41
et 61 V/m selon les fréquences) et l'autre, porté par le PS en avril, visant à
réguler l'installation des antennes.
"Nous n'avons pas les
moyens de faire fléchir les opérateurs de téléphonie. Il faut donc une volonté
du gouvernement", assure l'attachée parlementaire de Michèle Rivasi,
Justine Arnaud, venue à Boulc représenter la députée européenne EELV qui se bat
depuis longtemps pour la reconnaissance des EHS.
"On ne va pas
attendre dix ans. La zone blanche, on la prendra s'il le faut", prévient
M. Tribaudeau, sous le regard approbateur de l'assistance. L'homme a déjà
occupé avec son camping-car la forêt de Saoû dans la Drôme, entre juin et
octobre 2010, avant d'être expulsé par les autorités. "L'électrosensibilité,
c'est une vie d'errance, d'isolement, de précarité, constate-t-il. Il faut
essayer de le vivre au mieux ; nous sommes des exclus."
Audrey Garric
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