Les révélations sur les
opérations de surveillance massive effectuées par les services secrets
américains, mais aussi par les « grandes oreilles » des pays
européens sont tombées à point nommé. Depuis de longues années, en effet, les
équilibres qui caractérisent les arbitrages démocratiques ont été largement
rompus en faveur des Etats et des grandes et impériales entreprises d’Internet.
Le moment est venu de tout recadrer et de tout recalibrer.
Les agences officielles et
les firmes privées qui opèrent dans le monde stratégique et hypersensible des
« big data » doivent être replacées à l’intérieur de l’agora
démocratique, là où les impératifs de la sécurité ou du profit sont confrontés
aux exigences de la liberté, de la délibération et du respect de la vie privée.
La démocratie doit s’imposer, en premier lieu, à ceux qui détiennent un pouvoir
qui, à tout moment, risque de se boursoufler.
Après avoir tenté de
minimiser l’ampleur du système de surveillance, la Maison Blanche s’est
défendue en soulignant que ces programmes avaient été dûment approuvés par le
Congrès. Mais cet argument de la légalité est aussi spécieux et ambigu que
celui de la sécurité. Edictées dans l’urgence, l’opacité et l’indifférence ou
sous la pression de groupes d’intérêts, des lois cautionnées par des
représentants du peuple conformistes, opportunistes ou distraits peuvent
s’égarer. A l’exemple du Patriot Act, dont certaines clauses continuent à
transgresser des principes et des garanties constitutionnels, sans pouvoir en
justifier l’impérieuse nécessité dans la lutte contre le terrorisme.
Les “checks and balances”
Depuis des années, des
personnalités au patriotisme insoupçonnable mais aussi au libéralisme politique
impeccable s’inquiètent de la puissance des agences de renseignements et de
l’insuffisance des garde-fous, de ces fameux checks and balances censés
protéger l’intégrité et la réalité d’une démocratie avancée. Ainsi, en juillet
2010, le Washington Post avait publié, sous la direction de Dana Priest et de
Bill Arkin, une longue série intitulée Top Secret America qui mettait en
lumière cet impressionnant système d’espionnage et de surveillance,
« constitué de 1271 organisations gouvernementales et de 1931 firmes
privées ». « Le monde ultrasecret que le gouvernement a créé en
réponse au 11 septembre est devenu si énorme, si lourd et si secret que
personne ne sait combien il coûte, combien de personnes il emploie ni combien
de programmes il comprend”, écrivaient-ils dans un article intitulé Un monde
caché de plus en plus incontrôlé.
L’affaire des giga-écoutes
ne concerne pas seulement la vie privée, l’espionnage ou les relations entre
pays alliés. Si elle a pris tellement d’ampleur, c’est aussi parce qu’elle
aiguise le sentiment lancinant que des institutions, des agences et des
entreprises agissent sans entraves et selon leur bon plaisir. A l’abri du
secret officiel, au nom de la sécurité de l’Etat, surfant sur les crises et les
peurs, elles sont trop souvent tentées de s’arroger un pouvoir démesuré, de
s’exempter de leurs obligations légales et de court-circuiter les systèmes de
contrôle et de « reddition des comptes ». Pour ces maîtres de
l’ombre, dont J. Edgar Hoover, patron du FBI (Bureau fédéral d’investigation) entre
1924 et 1972, fut la figure la plus inquiétante, la démocratie qu’ils sont
censés protéger apparaît, en fin de compte, comme une entrave. Et dans leur
esprit soupçonneux, ceux qui réclament le respect du libéralisme politique
inscrit dans la Constitution ne sont, au mieux, que d’indécrottables naïfs ou,
au pire, des subversifs camouflés.
Les dérives
Dans son livre L’Audace
d’espérer, paru en 2006, Barack Obama avait évoqué les épisodes tourmentés de
l’histoire des Etats-Unis, lorsque les services secrets, au nom de la lutte
contre le communisme, se comportèrent comme des électrons libres, violant les
grands principes que la Constitution américaine a sacralisés. « Lors de la
Guerre froide », écrivait-il, « le secret, l’espionnage et la
désinformation utilisés par notre pays contre des gouvernements étrangers
devinrent des instruments de politique intérieure, des moyens pour harceler aux
Etats-Unis des personnes critiques, appuyer des politiques contestables et
camoufler des bévues ».
A intervalles réguliers,
le Congrès et la presse, après avoir failli à leur mission de contrôle, sont
intervenus pour remettre l’église au milieu du village. En 1975, à la fin de la
guerre du Vietnam, la Commission d’enquête sur les activités de renseignements,
dirigée par le sénateur démocrate Frank Church, révéla les agissements
d’agences officielles – la CIA, le FBI et, déjà la NSA – opérant en roue libre,
complotant l’assassinat de dirigeants étrangers, s’acoquinant avec des groupes
terroristes et dressant des listes des « ennemis intérieurs de
l’Amérique », parmi lesquels figuraient des personnalités aujourd’hui
officiellement célébrées. Entre 1986 et 1989, une commission du Sénat, sous la
direction de l’actuel secrétaire d’Etat John Kerry, enquêta sur l’implication
de réseaux privés américains, en lien avec la CIA et le Conseil national de
sécurité, dans des opérations illégales, dont le trafic de drogue, en Amérique
centrale. Une dérive brillamment mise en lumière en 1987 par Bob Woodward dans
son best-seller sur les « guerres secrètes de la CIA ».
Le risque d’un “Etat
profond”
Même dans les pays les
mieux tenus, le risque de dérives de ces institutions de l’ombre est permanent.
Or, les démocraties ne peuvent pas tolérer l’existence d’agences qui mènent
leur propre politique sans être soumises aux rigueurs d’un contrôle effectif
exercé par de réels contre-pouvoirs. Elles ne peuvent pas laisser croître en
leur sein un « Etat profond », un « gouvernement secret »,
constitué de comités ou d’officines au service de factions économiques, politiques
ou militaires aux intérêts corporatistes ou singuliers. Elles se mettent en
danger si les personnes et institutions censées surveiller les abus de pouvoir,
en premier lieu le Parlement, la presse et la justice, se laissent intimider ou
coopter.
En 1961, lors de son
discours d’adieu, le président Eisenhower, ex-commandant en chef des forces
alliées en Europe, avait mis en garde contre le « complexe
militaro-industriel », la « conjonction d’un Establishment militaire
immense et d’une puissante industrie de l’armement ». «Nous devons prendre
garde que ce complexe n’acquière une influence indue », déclara-t-il.
« Le risque existe de la constitution désastreuse d’un pouvoir dévoyé.
Nous ne pouvons pas permettre que le poids de cette alliance mette en danger
nos libertés ».
Au moment où des services
de renseignements surdimensionnés s’allient à des entreprises de sécurité
privées, à l’image de la firme Booz Allen pour laquelle travaillait Edward
Snowden, ou sollicitent la coopération des géants du Web, la mise en garde
d’Eisenhower devrait s’inscrire sur l’écran d’accueil de tous les ordinateurs.
« Seuls des citoyens alertés et informés », disait l’ex-président
républicain, « peuvent faire en sorte que la sécurité et la liberté
prospèrent ensemble ».
Jean-Paul Marthoz
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