Agé de 87 ans, ce polytechnicien et militant de
gauche a succombé mercredi soir à une leucémie. Son collier de barbe encadrant une gueule cabossée
de philosophe antique et ses combats passionnés pour les sans-papiers et contre
le racisme ont marqué les mémoires
L'annonce de la mort
d'Albert Jacquard, connu à la fois pour ses travaux sur la génétique et pour
ses engagements citoyens, suscite une vive émotion
jeudi 12 septembre. Parallèlement à l'enseignement et son travail
d'expert à l'Organisation mondiale de la santé (OMS), ce Lyonnais d'origine
n'avait de cesse de démonter les arguments prétendument scientifiques des
théories racistes.
UN "HUMANISTE ENGAGÉ"
"Albert Jacquard
était un grand généticien, un chercheur attaché à la diffusion des savoirs, un
professeur renommé et un écrivain respecté", mais aussi "un humaniste
engagé qui militait inlassablement pour les droits des plus pauvres, pour leur
logement et leur dignité", a salué le président de la République dans un
communiqué. "Les Français perdent un savant, et les plus démunis, un de
leurs plus illustres porte-parole", a-t-il également souligné.
Le président d’honneur de l’association Droit au
logement (DAL) a été emporté par
une forme de leucémie à son domicile parisien du VIe arrondissement, a précisé
son fils à l’AFP. «Courageux et profondément bon», «l’humanité des
hommes était son combat», a lancé en hommage sur son compte twitter son
collègue Axel Kahn.
«Les races humaines
n’existent pas», martelait le Pr Jacquard, expliquant sans relâche pourquoi
«l’inégalité» est un concept purement mathématique qui ne peut s’appliquer aux
êtres vivants. «Le contraire d'"égal", c’est "différent"
dès lors qu’il s’agit d’autre chose que des nombres, pas "inférieur"
ou "supérieur"», assénait le généticien avec son petit cheveu sur la
langue bien connu des auditeurs de sa chronique quotidienne sur France Culture
(2001-2010). Un combat scientifique d’autant plus farouche qu’il s’est lancé
sur le tard dans la bataille.
Né le 23 décembre
1925 à Lyon dans une famille de la bonne société, Albert Jacquard est reçu
à Polytechnique vingt ans plus tard. C’est la Libération mais il vient de
passer deux ans à préparer ses concours et n’a pas vraiment vu la Seconde
Guerre mondiale, comme un «passager de l’Histoire».
Jeune ingénieur, il entre
en 1951 à la Seita (manufactures des tabacs et allumettes) pour y
travailler à la mise en place d’un des premiers systèmes informatiques. Tout en
reconnaissant avoir été «passionné par ce travail», il regrettera par la suite
d’avoir «joué le jeu de la réussite technique pendant dix ans». Car pour Albert
Jacquard, «un ingénieur, un technicien efficace est par définition quelqu’un de
dangereux, tandis qu’un chercheur est quelqu’un qui s’efforce d’être lucide».
Après un bref passage au
ministère de la Santé publique, Jacquard rejoint l’Institut national d’études
démographiques (Ined) en 1962. Il approche de la quarantaine et «s’aperçoit
qu’on n’est pas éternel et qu’on ne veut pas gâcher sa vie à des choses dérisoires».
Auteur à succès
Albert Jacquard part donc
étudier la génétique des populations dans la prestigieuse université américaine
de Stanford, puis revient à l’Ined et passe deux doctorats en génétique et
biologie humaine dans la foulée. Parallèlement à l’enseignement et son travail
d’expert à l’OMS, il n’aura de cesse de démonter les arguments prétendument
scientifiques des théories racistes et sera même témoin en 1987 au procès du
nazi Klaus Barbie pour crimes contre l’humanité.
Ses premiers livres, comme
Eloge de la différence: la génétique et l’homme (1978) rencontrent un
grand succès qui ne se démentira pas, même quand il dérivera vers la
philosophie, la vulgarisation scientifique ou l’humanisme anti-libéral. Car
Albert Jacquard n’aimait pas plus le libéralisme - «catastrophe pour
l’humanité» - que le racisme. «La compétition systématique entre les êtres
humains est une ânerie», tranchait le professeur qui, à ce titre, se refusait à
noter ses élèves, sauf à leur donner tous la même note.
Le Pr Jacquard sera même
candidat aux législatives à Paris en 1986 sur une liste soutenue par divers
mouvements de la gauche alternative, puis en 1999 sur la liste écologiste
conduite par Daniel Cohn-Bendit (en 84e position).
Dans les années 1990,
Albert Jacquard va mettre sa verve médiatique au service d’une autre cause: les
mal-logés et les sans-papiers. Occupation d’un immeuble rue du Dragon en 1994,
de l’église Saint-Bernard en 1996... Son visage de vieux faune grec devient
vite aussi familier que celui de l’Abbé Pierre, Mgr Gaillot ou Emmanuelle
Béart, ses compagnons de lutte.
L’âge aidant, il se fera
plus discret. Mais il continuera à soutenir les démunis et à pousser des coups
de gueule, démarche «volontariste» pour léguer un monde un peu moins mauvais à
ses petits-enfants. «Les jeunes voient en moi un vieux monsieur qui représente
une certaine façon de penser», s’amusait le Pr Jacquard en évoquant quelques
écoles primaires qui n’avaient pas attendu sa mort pour se baptiser de son nom.
«Ce qui me réjouit, c’est qu’il existe aussi de nombreuses écoles Pierre
Perret !»
La ministre du logement Cécile Duflot s'est dite "très émue" par la
disparition d'"une grande figure du combat écologiste". "Ce
scientifique engagé incarne une invitation, toujours actuelle, à réfléchir sur
les déséquilibres de nos sociétés, la richesse de nos cultures et l'importance
de l'éducation", écrit la ministre dans un communiqué.
"IL NE FAUT PAS QUE SA LUMIÈRE S'ÉTEIGNE"
Dans la même tonalité,
Harlem Désir, le premier secrétaire du PS, exprime sa "grande
tristesse". "Chacun était frappé par l'humilité de ce savant militant
qui mettait ses connaissances et son autorité morale au service des autres et
d'abord des plus humbles", écrit le responsable socialiste, rappelant
qu'"Albert Jacquard a accompagné ou impulsé d'innombrables combats
citoyens : lutte contre la pauvreté et les inégalités en particulier en tant
que président d'honneur de l'association Droit au logement, contre les
violences sexuelles faites aux enfants partout dans le monde, combat
écologiste, combat pour la paix et la non-violence."
Voilà quarante ans qu'il se promène dans le paysage
médiatique avec son collier de barbe et ses combats humanistes. Trente ans qu'il trimballe ses airs de prof, la
rigidité et l'amour de la notation en moins. Trente ans qu'il radote aussi.
«Oui, je radote, c'est pour mieux marteler le message», précise-t-il, les yeux
rieurs. Albert Jacquard fait partie de nos bibliothèques sans que l'on sache
vraiment pourquoi. Il est là, tout simplement, comme le vieux sage au coin du
feu. Bien qu'à la retraite depuis vingt ans, il n'a jamais été aussi actif que
depuis le jour où il a compris la puissance des mots qu'il s'emploie à
consigner dans ses essais. A 87 ans, il se portait comme un charme. Et ne
craint pas la mort. «Je ne serai jamais mort. De toute façon, on ne peut pas
conjuguer le verbe être avec le mot mort !» Le temps jacquardien a démarré
lors de la fécondation de l'ovule de sa maman et prendra fin le jour où son
coeur cessera de battre. «Pourquoi m'intéresser à ce temps hors de moi ? Ce qui
compte, c'est ce que je vis.» Ce qui n'est pas du tout l'avis de son camarade
l'abbé Pierre. «Pour lui, la mort sera une rencontre extraordinaire... Alors
pourquoi repousse-t-il tant l'échéance ? Pour moi, c'est la fin.»
Né à quelques heures de
Noël, Albert Jacquard ne croit pas en Dieu. Il n'est pas athée, mais
agnostique. Nuance qu'il souligne avec gourmandise. «Je ne sais absolument pas
si Dieu existe ou non, alors je n'en parle pas.» Il n'en parle pas mais a jugé
bon d'en faire un livre, vendu à plus de 120 000 exemplaires, intitulé
simplement Dieu ?. Il jugera sur pièce le moment venu. «J'atteins l'âge où
proposer une utopie est un devoir.» Ainsi s'ouvre son dernier livre. Par des
mots qui dessinent la ligne d'arrivée et rassemblent les éléments épars du
passé.
Une utopie. Elle n'a rien
de révolutionnaire chez Jacquard, il estime qu'elle doit être réalisable,
«sinon elle ne sert à rien». «Pour l'essentiel, c'est un projet à propos de
l'éducation. C'est à l'école que se joue l'avenir.» Devenu prof sur le tard
grâce à la notoriété de ses travaux, de statistique en fac de médecine ou
«d'humanistique» (matière taillée sur mesure par une école d'architecture du
Tessin), il a toujours refusé de noter ses élèves, ou alors en leur accordant à
tous la même note. Il redoute la compétition et méprise «la préparation à la
vie active» que propose le système éducatif. Il se dit en rogne contre le culte
franchouillard des élites, Polytechnique et «l'infantilisme rémanent des
polytechniciens». «L'être humain se construit grâce aux autres», dit-il. Et
c'est logiquement à l'école que l'on prépare les rendez-vous entre humains.
«Mon regret est d'avoir manqué des occasions de rencontres plus approfondies.»
Mais son chapelet compte de beaux noms et de beaux esprits. Parmi eux : le
professeur Sutter, ancien directeur de l'Institut national des études
démographiques, qui le pousse à étudier la génétique des populations à Stanford
; Bernard Pivot, qui l'invite à transformer son premier livre, Eloge de la
différence, en précis intelligible ; l'abbé Pierre, avec lequel il échange sur
la vie, la mort et Dieu dans tout ça ; «Mlle Béart», à côté de laquelle il a
dormi plusieurs nuits d'affilée dans l'église Saint-Bernard en 1996... Tout de
même !
Un mensonge. A l'origine
de son parcours atypique, un bluff. Il est en seconde au lycée de Soissons
(Aisne). En 1941, son père, salarié de la Banque de France, se fait muter à
Gray, en Franche-Comté. Franchissement de la ligne de démarcation. Arrivée en
plein milieu d'année, sans livret scolaire. Le jeune Albert en profite pour
devenir un autre. Ses professeurs lui demandent en quoi il excelle. En vérité,
en rien. Il se dit «bon en tout, sauf en gymnastique». Il va travailler
d'arrache-pied pour être à la hauteur du mensonge. Si bien qu'il entre à l'X en
1945 et qu'il en ressort pour travailler à la mise en place des premiers
systèmes informatiques de la Seita avec Bull. Esprit original perpétuellement
en quête de connaissances, il regrette d'«avoir joué le jeu de la réussite technique
pendant dix ans, et d'avoir perdu du temps tout en étant néanmoins passionné
par ce travail».
Un regret. Albert a raté
la Seconde Guerre mondiale. Entre 1943 et 1945, les concours passaient avant la
marche du monde : Normale sup, l'X... Il bûchait dans la célèbre prépa des
jésuites de Sainte-Geneviève-des-Bois. «Je n'avais été qu'un passager de
l'Histoire.» On dirait un regret. L'explication de la suite, longue séance de
rattrapage. Plus tard, après s'être initié à la génétique des populations, il
lutte «contre l'idée absurde d'une hiérarchie entre les êtres humains», démonte
scientifiquement les théories racistes et témoigne au procès Barbie en 1987.
Puis rejoint d'autres combats : les sans-papiers, les sans-logement... Ancien
militant antinucléaire, il a mis son engagement antiatome en stand-by. «Il est
souhaitable de sortir du nucléaire, dit-il, mais demain. Dans l'immédiat, nous
avons besoin d'énergie.» Sa concierge dépose l'Humanité tous les matins sur le
paillasson de son bureau-chambre de bonne, dans le VIe arrondissement
germano-prout-prout de Paris.
Une croyance. Même au
seuil de sa vie, Albert Jacquard reste profondément humaniste. «Parce que je
suis grand-père. Je précise que je ne suis pas optimiste, mais plutôt
volontariste.» Il s'agit de s'activer pour léguer un monde un peu meilleur à
nos descendants. En relative immodestie, il a l'impression de contribuer au
changement en écrivant ses livres, et surtout en savourant chaque seconde des 3
minutes 30 de sa chronique quotidienne sur France Culture, consacrée au rôle de
la science dans la société. «Au commencement était le verbe, c'est écrit dans
les Evangiles, les mots sont des armes.» Et tant pis si elles ne pèsent pas
lourd face à l'artillerie de l'insondable connerie humaine. Albert Jacquard met
un point d'honneur à y croire. L'Univers nous a faits tout en nous plantant là,
sans mode d'emploi ? Qu'importe... «Si nous ne l'écrivons pas, qui le fera ?»
Des mots.«Aussi loin que
je me souvienne, j'ai toujours été un lecteur.» Céline, Proust, Jules
Romains... Il aime le classique. Il écrit depuis 1978, date à laquelle il a
fait paraître Eloge de la différence. Une trentaine d'ouvrages ont suivi. Et,
le dernier à peine sorti, Albert Jacquard remet ça. Il doit prochainement
publier un livre avec Fadela Amara, présidente de Ni putes, ni soumises, «une
jeune femme qui va enrichir mon pays», prévient-il. Puis il commentera les
images de Yann Arthus-Bertrand. Plus qu'un écrivain, Albert Jacquard est devenu
un auteur bankable (pas moins de 30 000 exemplaires vendus par titre) qui
enfile les perles du bon sens pour en faire de jolis colliers de généralités
humanistes.
Une famille. Albert
Jacquard a rencontré Alix chez des amis communs et l'a invitée à une
représentation de Knock avec Louis Jouvet. S'ensuivent cinquante-cinq années
d'union solide, fêtées cet été. Ils ont eu trois fils (un médecin, un
architecte et un pianiste)et huit petits-enfants. Tous ses droits d'auteur ont
été engloutis dans une jolie maison de campagne dans le Lot. Perdue dans le
silence, dans une «ambiance désespérément normale», elle accueille la famille
autour du patriarche.
Albert Jacquard
- 23 décembre 1925 : Naissance à Lyon.
- 1945 : Entrée à Polytechnique.
- Juillet 1951 : Mariage avec Alix.
- 1965 : Entre à l'Institut national des
études démographiques.
- 1978 : Publie à 53 ans son premier
ouvrage, « Eloge de la différence ».
- mercredi 11 septembre : décès
- 30 août 2006 : Parution de « Mon Utopie » (Stock).
- M.C.D. a rencontré deux fois Albert Jacquard au
Festival Camino de Tournefeuille-Toulouse en 2006 et 2008.
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