Des sondages liberticides
Montée du FN ! Montée du
FN ! C’est un peu le mantra de notre démocratie d’apparat. Diffuser l’effroi,
faire pression : c’est le rôle occupé par les sondeurs dans la division du
travail culturel assurée par l’appareil idéologique de notre oligarchie. Un
média commande un sondage, les sondeurs posent des questions biaisées, ils
redressent les résultats puis font parler les chiffres, les médias transforment
cette sorcellerie en événement, l’événement structure l’actualité, l’actualité
redessine le paysage politique, le réordonnancement des rapports de force
amende les représentations de chaque citoyen et chaque citoyen altère ses
propres choix sous l’effet de cette violence symbolique. Ce faisant, c’est
l’examen des programmes politiques que l’on occulte, la course aux petits
chevaux que l’on perpétue.
Dernier exemple en date ?
Le sondage du 12 septembre réalisé par CSA pour BFMTV, le Figaro, et
Orange, orné du slogan «2014, le match pour les municipales». Alors que
l’élection se joue dans plus de six mois, le Figaro se permet d’affirmer que
«les listes du Front National progressent» (par rapport à mars, c’est-à-dire à
plus d’un an du scrutin, quand aucun parti n’avait encore mis en place la
moindre stratégie électorale). Mais quelles listes ? Abus de langage, puisqu’
aucune d’elles n’est encore constituée. Et négation de l’enjeu électoral, puisqu’
aucun programme municipal n’a encore fait son apparition locale. L’utilisation
médiatique récurrente des sondages dans notre démocratie revient à une
privatisation de l’opinion, marchandisée par les agents dominants afin de
perpétuer leur avantage. L’opinion publique n’existe pas : elle est un produit.
D’abord, les réponses fournies aux sondeurs sont orientées par le choix et la
formulation des questions, qui imposent un cadre d’interprétation porteur
d’évidences implicites qui n’ont pourtant rien d’évidentes. Interroger
présuppose ensuite que tout le monde a déjà réfléchi à la question et que
toutes les opinions se valent donc spontanément. Erreur : les citoyens
prononcent des choix politiques fondés sur une argumentation informée,
plurielle et contradictoire. La fonction des sondages n’est pas d’informer les
gouvernants des doléances du peuple ; mais de fabriquer une «opinion publique»
conforme aux intérêts des classes dominantes. C’est une manière de contrecarrer
l’isoloir : si au moment du vote chacun est libre de choisir en son âme et
conscience, à l’abri du regard d’autrui, dans l’espace médiatique le for
intérieur est accablé par le poids des autres, actualisé sous forme de
pourcentages. La masse de l’opinion supposée générale scrute ainsi chaque
citoyen, appuie sur sa pensée, canalise ses gestes : vote «utile» car le risque
du FN au second tour guette ! Ne vote pas selon tes convictions, malheureux,
mais selon les nécessités stratégiques que je t’énonce ! Sois responsable ! Et
ne crois surtout pas que les élections constituent un moment démocratique, car
je t’en apporte déjà les résultats. Les sondages se parent de scientificité
alors que leurs méthodes demeurent opaques. L’opinion publique serait pourtant
curieuse de savoir comment on invente l’opinion publique. En 2010, suite à
l’affaire des sondages de l’Elysée, deux sénateurs s’étaient alarmés du danger
que faisaient courir les sondages à la démocratie.
A dire vrai, la Commission
des sondages est aujourd’hui une machine à blanchir les sondages confectionnés
et publiés en violation de la loi. Adoptée à l’unanimité par le Sénat, la
proposition de loi de MM. Portelli et Sueur entendait renforcer ses
prérogatives et moyens : extension des obligations légales à l’ensemble des
études politiques, obligation pour les médias de publier les notifications de
la commission, publication systématique de la fiche d’identité (nombre de
personnes sondées, etc.) et du nom du commanditaire (qui n’est pas
forcément l’acheteur)… Elle préconisait surtout que chaque citoyen puisse
consulter les techniques de redressement mises en œuvre. Et s’attaquait au
problème de la rémunération des sondés, qui pose de sérieuses questions
éthiques : en République, la liberté de conscience aurait-elle un prix ? Las,
une fois parvenue à l’Assemblée (en 2011), le texte n’a jamais été inscrit à
l’ordre du jour. A cette époque, le gouvernement comme la majorité étaient UMP.
Entre-temps, le PS a pris le pouvoir. Qu’attend-t-il pour se saisir de cette
question et laisser les parlementaires en débattre ? Un problème avec la
transparence ? Dans l’optique d’une refondation démocratique au sein d’une VIe
République ? Il faudrait faire en sorte que nul organisme ne puisse
prétendre communiquer l’opinion des citoyens à leur place.
Raquel Garrido et Clément Sénéchal
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire