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mardi 8 octobre 2013
Un autre monde est déjà possible...
Un autre monde est déjà possible Loin d’être temporaire, la crise pourrait bien être le nouvel horizon de l’économie française. Pas de quoi paniquer pour autant : les modes d’échanges, de production et de consommation qui émergent sont autant de façons de concevoir le progrès. Et si ce n’était pas une crise mais une mutation ? Si l’époque n’était pas qu’une longue chute ? Si ces gens, ces collectifs, qui inventent ici et là d’autres façons d’échanger, de produire, de consommer, d’habiter n’étaient pas des marginaux mais les vrais représentants de leur temps ? Face à ce que l’on appelle la crise, il se passe peut-être quelque chose. Quelque chose qui s’affirme au fil des mois mais peine à faire récit et à devenir visible. - La certitude du pire reste bien ancrée dans les esprits. Ainsi, dans le sondage que Libération a commandé à l’institut Viavoice apparaissent, comme dans tant d’enquêtes et depuis tant d’années, 73% de sondés qui n’ont pas ou peu confiance en l’avenir. Ce résultat est conforme à la constante que mesurent tous les baromètres annuels. Dans les autres pays d’Europe, la proportion est grosso modo inverse. Et, si l’on élargit au niveau mondial, les enquêtes - comme celles que mène chaque année Gallup - placent régulièrement la France en tête de liste des pays pessimistes. «Le mystère du malheur français» qu’a décrit l’économiste Claudia Senik, chercheure à la Paris School of Economy, est tenace. Par le haut. Toutefois, notre enquête pointe une nouveauté : pour sortir de la crise, 46% des interrogés estiment qu’il faudra d’abord compter sur «les gens eux-mêmes». Ils ne dédouanent pas de leurs responsabilités les politiques ou les entreprises qui arrivent juste derrière, mais quand même : face à la crise, le citoyen peut être déterminant pour trouver les pistes de la sortie par le haut. De nombreux signes montrent que, de fait, l’individu explore ces nouveaux chemins, quitte à ébranler les certitudes ou les comportements que l’on pensait les plus immuables. Qui aurait dit, il y a quinze ans, que l’usage de la voiture diminuerait un jour ? C’est pourtant vérifié depuis 2008. Qu’on la partagerait sans états d’âme avec un inconnu pour faire Paris-Rennes en divisant les frais en toute confiance ? 400 000 covoiturages par mois chez BlaBlaCar, le leader du marché, fondé par Frédéric Mazzella, un jeune homme qui voulait aller chez maman en Vendée un Noël où tous les trains étaient complets. BlaBlaCar est exemplaire : une idée d’un type dans un coin, du pragmatisme, de la confiance et Internet pour faire fonctionner le tout. Ce n’est pas un opérateur de transports, un loueur ou un constructeur automobile qui a inventé le covoiturage, aucun de ces gros n’y aurait cru. Mais la SNCF vient quand même de racheter Green Cove, autre acteur de cette activité montante. Le phénomène sort de la marge. Des initiatives de ce genre, il en arrive de partout, avec toujours au départ l’inventivité des gens, pour se loger chez l’habitant avec le couch surfing, se nourrir autrement avec les circuits courts, échanger des services, des gardes d’enfant, des objets. Parfois, ces expériences deviennent de vrais secteurs économiques qui inquiètent l’ancien modèle. Airbnb, qui loge les touristes chez l’habitant, exaspère les hôteliers. D’autres fois, elles ont besoin d’un coup de pouce public, qui peut prendre des voies inattendues. L’habitat participatif deviendra moins compliqué à pratiquer avec la loi logement et urbanisme en cours de discussion. Mais le «choc de simplification» et le toilettage des normes peuvent aussi enlever quelques bâtons dans les roues des expérimentateurs. Toutefois, pour aider ces pionniers, encore faut-il s’apercevoir qu’ils existent et qu’ils comptent. Les innovateurs que l’on vient d’évoquer sont à peu près absents du discours public. Quant aux entrepreneurs plus conventionnels qui survivent au marasme économique, ils sont, eux, carrément enterrés d’avance. Dans la chronique reviennent régulièrement les quelques grands groupes des secteurs où la France compte des champions. Le récit des licenciements est bien présent aussi. Mais c’est l’effarement quand on découvre qu’il existe encore des industriels réussissant à créer des emplois dans des branches où on les croyait tous tués par la mondialisation. Destin plombé. Le climat ambiant sur l’état de la France est globalement dépressif, ce qui n’aide pas le citoyen à dépasser l’obsession de la crise. Les médias ont leur part de responsabilité, mais aussi - surtout ? - les économistes. L’un d’eux, Olivier Pastré, enseignant à Paris-VIII, estime que ses collègues se divisent en deux groupes : les «top-down», qui partent des indicateurs macroéconomiques pour en déduire le destin plombé des sociétés et des individus ; et les «bottom-up», qui regardent le détail du terrain pour y trouver les signes avant-coureurs du changement. Les premiers dominent le plus souvent la scène médiatique, ce qui navre les seconds comme Olivier Pastré ou Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle des économistes, pour qui «la crise est l’instant privilégié de l’incertain, de nouvelles formes de régulation économique, de règles sociales différentes» (1). Des règles sociales différentes. Qui aurait pu croire que le pays de «la fabrique de la défiance», comme l’ont théorisé les économistes Yann Algan et Pierre Cahuc (2), migrerait à bas bruit vers des systèmes fondés sur la confiance et la coopération ? Spectaculaire, le succès du crowdfunding (ce financement par la foule grâce à des plateformes comme KissKissBankBank ou Ulule) prouve qu’il s’est produit un changement dans les esprits. Tous les jours sur le Net, on donne son numéro de mobile à un annonceur du Bon Coin, on conseille un internaute largué, on dépanne, on aide, on partage, on collabore, on participe. Et l’on se groupe. Même dans la dépressive France, le Net peut être un «réseau confiant», selon le mot de l’économiste Patrick Viveret. Pays idéal. Il se passe quelque chose. Même si elle n’est pas formulée, progresse l’idée que l’usage des biens vaut parfois mieux que leur possession. L’économie sociale et solidaire, qui procède à une redistribution de la richesse produite autrement qu’à travers le dividende, gagne en visibilité. Signe des temps, elle a pour la première fois un ministre, Benoît Hamon. Le constat que les ressources ne sont pas inépuisables, qu’il est difficile de fonder une existence sur la consommation, avance. Pourtant, ces évolutions ne suffisent pas à ébranler le sentiment qu’ont les deux tiers des Français d’une crise dont on ne sortira pas et d’un pire qui est sûr. C’est là que le politique a du travail, comme l’ont finement souligné les enquêtés de Viavoice. Pendant la présidentielle de 2012, la fondation Terra Nova (proche du PS) a invité l’Américain Jeremy Rifkin, spécialiste de l’environnement, à venir expliquer son concept de «troisième révolution industrielle», fondée sur les énergies renouvelables et leur mise en réseau. Un mode d’emploi de la transition écologique en somme, pour laquelle Rifkin répète à longueur d’interviews que la France est le pays idéal. La région Nord-Pas-de-Calais l’a pris au mot et lui a commandé une étude pour passer à l’acte. «Nous, les humains, nous vivons de récits», écrit Rifkin (3). Celui d’une philosophie du progrès pour entrer dans l’ère du post-carbone n’est pas la plus mauvaise des feuilles de route pour un gouvernement. A condition de ne pas abandonner au passage les engagements qui vont avec. Est-ce une crise ? Non, sire. C’est une mutation. Sibylle VINCENDON (1) «Le Fabuleux Destin d’une puissance intermédiaire», Grasset, 2011. (2) «La Fabrique de la défiance», Albin-Michel, 2012. (3) «La Troisième Révolution industrielle», Ed. les Liens qui libèrent, 2012. Sibylle VINCENDON
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