"Hé mad’moiselle ! C’est combien ?". Il est 18h30, le samedi 14 septembre au Parc
Départemental de la Courneuve. Je suis arrivée à 13 heures pour ce deuxième
jour de la Fête de l’Humanité, et j’en suis déjà à une quinzaine de
remarques du genre au compteur.
La journée de la robe
C’est qu’il faut croire
qu’il est interdit de porter une robe à la Fête de l’Huma – surtout,
apparemment, si elle est accompagnée de chaussures à talons. Sous peine,
justement, de récolter ce que le machisme a fait de meilleur. Le long des
avenues aux noms éloquents – Stéphane Hessel, Rosa Parks, Jean Jaurès,
Danielle Mitterrand ou encore Hugo Chavez -, les interpellations s’accumulent,
de plus en plus élégantes au fur et à mesure que la journée passe et que les
verres se vident. Le comble étant de faire traiter de "belle salope"
en plein milieu de l’avenue Clara Zetkin, députée allemande de la Ligue
Spartakiste et brillante militante féministe à l’initiative de la Journée
Internationale des Droits des Femmes. Au mieux, cela tient de l’ironie; au
pire, du profond dégoût. Et cela ne fait que renforcer le constat quotidien du
sexisme ordinaire.
Le sexisme ordinaire, le sexisme de rue, tout le monde y assiste chaque
jour. Il suffit de se promener un samedi après-midi dans un quartier bondé,
particulièrement en été quand les jambes se découvrent, pour se rendre compte
qu’il ne s’agit pas d’un phénomène isolé. N’importe quelle fille lâchée en
ville se retrouve la cible potentielle de commentaires et d’interpellations,
allant du plus banal – le classique sifflement – au plus odieux – "viande
à viol", par exemple. Le magnifique Tumblr Paye
ta Shnek, qui recense le fleuron des "tentatives de séduction en
milieu urbain", et qui permet au passage de se défouler sur la toile après
une journée à battre le pavé, montre bien l’ampleur de ce phénomène. Il
avait même eu un certain écho dans les médias à la sortie de "Femme de la
rue", le film documentaire de Sofie Peeters dans lequel la
réalisatrice se promène en caméra cachée dans les rue de Bruxelles pour
enregistrer les commentaires sexistes qu’elle recueille à son passage.
Et pourtant, tout le monde – ou presque – y est
aveugle. Ou refuse de le voir, et
comme dit le dicton, il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. En
témoigne ce journaliste amateur qui nous avait posé quelques questions lors de
la SlutWalk de 2011 à Paris, et qui lui-même nous avait avoué ne jamais s’être
demandé pourquoi certaines de ses amies se changeaient avant de rentrer chez
elles à la fin d’une soirée, ou pourquoi d’autres demandaient à un ami de
les raccompagner chez elles lorsqu’elles rentraient tard. Et il n’est pas seul
: on ne compte plus le nombre d’amis ou de connaissances qui s’étonnent
constamment des anecdotes que nous pouvons raconter. Et parfois même qui
minimisent le phénomène, si récurrent et si naturel qu’il est devenu à leurs
yeux.
Le principe est pourtant
simple : je m’habille comme je veux m’habiller, et personne n’a le droit de
m’interdire, par un ordre exprès ou par un comportement culpabilisant, une
tenue particulière. La revendication peut paraître évidente pour nombre de
personnes, politisées ou non, camarades ou non. Y compris pour une bonne partie
des militants de gauche dont la défense des droits des femmes et de l’égalité
sont inscrites dans l’ADN politique. D’où peut-être d’ailleurs cet aveuglement
dont je parlais plus tôt. Mais, comme le montre l’exposé accablant du sexisme
ordinaire, elle est loin d’aller de soi dans la jungle urbaine de l’asphalte et
du zinc. Absurde même pour certains, comme pour ce policier canadien qui expliquait à des étudiant-e-s que si
les femmes ne voulaient pas être agressées, elles n’avaient qu’à ne pas
s’habiller comme des salopes. Ce triste exemple a néanmoins conduit à la
vague mondiale des SlutWalk, ces "marches des salopes" où nous
revendiquions notre liberté de pouvoir nous habiller comme nous le souhaitons,
sans jugements, sans commentaires et sans risques pour notre intégrité
physique.
La bulle féministe n’existe pas
Et s’il y a un endroit où
les femmes devraient pouvoir revendiquer ce droit et cette liberté de
s’habiller comme bon leur semble, c’est bien au coeur de la gauche combattante,
chez ceux qui descendent dans la rue le 8 mars et qui présentent des listes paritaires
aux élections : dans l’éphémère Karl-Marx-Ville qui remplit chaque année le
Parc Départemental de la Courneuve des stands des partis de la gauche radicale
française et du monde entier, bref, à la Fête de l’Humanité. Un endroit où plus
d’une association féministe tient un stand, où des débats sont organisés et des
tracts en faveur des droits des femmes distribués. D’où un choc d’autant plus
rude au fil de la journée, où l’on se dit que l’on est nulle part à l’abri de
ces remarques. De nombreux amis étaient d’ailleurs atterrés au récit que je
leur ai fait, excédée, à la fin de la journée.
Le constat est donc simple et désolant. Si la Fête de l’Humanité est une bulle où bon
nombre de valeurs de gauche qui animent nos combats tout au long de l’année –
par exemple l’antilibéralisme, le pacifisme, l’écologie, l’antiracisme –
trouvent une application concrète et directe, il n’en va pas de même pour le
féminisme. Pourquoi un "Toi t’es bonne" n’entraîne aucune vague
d’indignation dans la foule de ceux qui parcourent les allées de la Fête ?
Alors qu’une insulte homophobe provoque immédiatement l’ire des témoins
présents. Certes, j’anticipe la réponse, la Fête de l’Humanité n’est pas
uniquement un lieu de rassemblement politique : nombreux sont ceux qui y viennent
pour les concerts, pour l’ambiance – tout simplement pour faire la fête. Mais,
au contraire des autres festivals, la Fête de l’Humanité compte un public
militant qui ne se compte pas sur les doigts de la main. Et, avant tout et
surtout, rien ne justifie de tels comportements, ici comme ailleurs.
Un terrain expérimental pour la solidarité
antisexiste
" – Mais fiche moi la
paix !
- Waow, quel tempérament !
- Toi, mon pote, tu restes encore cinq minutes"
- Waow, quel tempérament !
- Toi, mon pote, tu restes encore cinq minutes"
Un constat, si simple
soit-il, appelle des réactions. Répondre à ces insultes par un "mêle-toi
de tes affaires" ou par un "connard" bien senti ne suffit pas.
Bien des mesures – qui ne coûtent rien – peuvent être prises par les
organisateurs de la Fête. Pourquoi, par exemple, ne pas utiliser le support
papier que représente la vignette d’entrée à la Fête pour imprimer un code de
conduite des festivaliers, qui attirerait notamment l’attention sur le
caractère inacceptable des commentaires sexistes et des interpellations
insultantes. Une autre idée me vient directement de Berlin où, dans certains
bars alternatifs, les pintes de bière sont posées sur des sous-bocks antisexistes sur
lesquels sont dessinées des scènes de sexisme ordinaire auxquelles un témoin
réagit. Autour de l’image, des conseils en cas de situation sexiste ou
d’agression : rendre public, demander de l’aide, crier au feu, appeler la
police, frapper, etc. Au dos, un texte explique notamment que nous
"facilitons la tâche aux auteurs [d'agressions] en considérant trop
souvent les relations entre hommes et femmes comme des choses privées",
qu’il faut parfois "oser demander si la femme se sent harcelée" ,
tout en reconnaissant qu’"intervenir peut être stressant ou pénible".
Chaque année, on découvre avec joie les nouveaux dessins imprimés sur les
verres réutilisables et consignés de la Fête de l’Huma. Pourquoi ne pas
s’inspirer de ces sous-bocks antisexistes et de diffuser un message féministe sur
ces fameux verres en plastique ?
Last but not least, la
responsabilité incombe également, comme tout le temps et partout, à chacun et
chacune d’entre nous. Mais, et encore une fois parce que la Fête de l’Humanité
est (aussi) un festival dont une partie du public est sensibilisée au combat
politique et notamment à la lutte pour les droits des femmes et pour l’égalité
des sexes, cette prise de responsabilité est encore plus nécessaire en ce lieu.
Car si l’on ne peut imposer à personne, au milieu d’une rue déserte ou d’une
rame de métro vide, d’avoir le courage de s’opposer seul aux agressions
verbales ou parfois physiques, on pourrait exiger de tous et de toutes d’être
vigilant sur les allées de la Fête. Il serait tellement simple, lorsque l’on
entend des interpellations sexistes sur les allées de la Fête, de répondre haut
et fort à leurs auteurs que leurs propos sont décalés, insultants, et que rien
ne justifie de tels comportements. D’autant plus que, la plupart du temps, ils
ne semblent absolument pas en avoir conscience. Pour une force politique comme
la nôtre à laquelle l’éducation populaire tient tant à coeur, voilà un beau
terrain expérimental pour la solidarité antisexiste.
Histoire d’éviter que la
Fête de l’Humanité ne soit seulement celle d’une moitié de l’humanité.
Maëlle Dubois
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