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mardi 22 octobre 2013

Préserver la nature...(3/4)



Préserver la nature en lui donnant un prix ? (3/4) : des possibilités
Beaucoup de défenseurs de l’environnement exigent qu’on mette des prix, des coûts, ou des tarifs monétaires conventionnels dont des taxes (trois pistes très différentes), non pas sur la nature en général, mais sur des bouts de nature, des fonctions remplies par la nature, des usages excessifs de la nature, etc. Ils y voient à juste titre une possibilité de modifier les comportements et les décisions (de production, de consommation) pour inciter à « produire et consommer vert » et décourager les productions et les consommations les plus polluantes en les taxant d’une façon ou d’une autre, ou via des « bonus/malus » (qui se sont révélés efficaces), etc.
Pour ces écologistes, la nature n’a ni valeur économique ni prix, pas plus que la vie humaine ou bien d’autres choses « d’une grande valeur », par exemple la démocratie. Mais, POUR EN PRENDRE SOIN, CERTAINS COÛTS DOIVENT ÊTRE ENGAGÉS (c’est vrai aussi de la démocratie) et certains tarifs, taxes ou autres montants monétaires doivent être définis par la délibération politique, ce qui influe sur certains prix de marché. Jusque là, je n’ai pas d’objection, bien au contraire.
On peut distinguer deux familles de cas, bien qu’il existe des cas mixtes :
1. Des cas où il ne semble ni opportun ni efficace, au regard d’objectifs de préservation de la Nature, d’en passer par des évaluations économiques et des montants monétaires, des prix, des tarifs des taxes, etc. Des règles contraignantes, des normes ou des lois peuvent suffire, ou de simples conventions d’un commun accord. Le pouvoir politique supposé démocratique peut par exemple décider de fixer des normes, comme avec la directive Reach en Europe, les normes de pollution et d’émissions des véhicules, les normes de consommation énergétique des habitations neuves. Il peut décider de laisser vierge de toute exploitation humaine tel bout de nature, de laisser le pétrole sous terre à tel endroit, de ne pas exploiter les gaz de schistes ou les sables bitumineux. Il peut même annuler le projet de construction d’un aéroport à Notre Dame des Landes…
Observons quand même que ces mesures ont des conséquences économiques. Si des normes écologiques plus exigeantes sont fixées, cela modifiera l’économie de la production et de la consommation, les produits seront plus chers (voir mon billet sur le prix du « bio »), etc. Quant au fait de laisser sous terre le pétrole ou d’autres ressources fossiles, nul doute que, dans les inévitables oppositions que cela suscite, l’argument du « cela va nous coûter » (ou nous faire perdre) est présent. On l’a bien vu dans le cas Yasuni.
Mais il reste que, dans cette première famille, le dispositif de changement ne passe pas par des incitations monétaires et n’exige pas d’attribuer un prix ni un coût à tel ou tel élément ou service de la nature : émissions, biodiversité, « valeur » du parc Yasuni, etc.
2. Mais les cas précédents ne recouvrent pas tout l’éventail des mesures possibles. Il reste des cas où, pour prendre soin de la nature, les défenseurs de l’environnement souhaitent (tout comme moi) disposer de MÉCANISMES INCITATIFS ET DE CERTAINS MONTANTS MONÉTAIRES, SANS ÉCHANGE MARCHAND, associés aux pratiques d’usage de la nature : bonus/malus, taxes, réparations monétaires, coûts de restauration écologique lorsqu’elle est possible, etc. Et quelques-uns sont même tentés par LA MISE EN PLACE DE MARCHES encadrés : marchés de droits d’émission, des « services écosystémiques », etc., que je critiquerai dans le dernier billet, tout en faisant état d’opinions moins critiques de certains de mes amis.
On semble se diriger, dans les meilleurs des cas de monétarisation, vers des méthodes aussi « participatives » que possible pour déterminer ces montants monétaires divers s’ils sont jugés utiles.
Les économistes peuvent y jouer un rôle, au sein de collectifs, mais un rôle modeste car ils ne disposent généralement pas de compétences d’écologues ou de naturalistes. Il faut alors déterminer, AU CAS PAR CAS, des méthodes de fixation de ces montants monétaires et de leur nature, en évaluant LEUR EFFICACITÉ ÉCOLOGIQUE ET LEURS INCIDENCES SOCIALES, car la justice sociale de ces mesures est un enjeu (et un moyen) aussi important que la réduction de la pression écologique, qui est d’ailleurs, elle aussi, une finalité sociale, mais souvent différée dans le temps.
POURQUOI TANT DE MÉFIANCE ?
La principale raison de ma méfiance, qui, je l’ai dit, ne s’applique pas à tout, est que, en empruntant la voie de la rationalité économique, et non celle de la valeur intrinsèque et des fonctions écosystémiques non économiques, les écologistes peuvent être pris au piège et voir ces outils se retourner contre eux. Prenons un exemple fictif. Je me garderais bien de reprocher à des apiculteurs de dire : « selon certains travaux, la valeur économique de la pollinisation par les abeilles dans notre pays représente X milliards d’euros par an, c’est énorme ». S’ils peuvent convaincre des décideurs avec cela, pourquoi pas. Mais supposons qu’ils aient en face d’eux des économistes standard. Ces derniers pourront leur objecter : « chers amis, vos calculs sont peut-être justes, mais nous en avons d’autres. Si on remplaçait vos abeilles pollinisatrices par de la pollinisation humaine, ce qui existe déjà, cela créerait des milliers d’emplois, une forte valeur ajoutée, ce serait bien meilleur pour le PIB que vos malheureux X milliards » !
Ce cas est caricatural, mais après tout, n’est-ce pas avec de tels arguments, l’emploi, la valeur ajoutée, le PIB, la croissance, la compétitivité, que sont justifiés tous les projets destructeurs de nature ? Jusqu’à quel point faut-il se situer sur ce terrain ? C’est à voir au cas par cas, mais la prudence s’impose. Aucune valorisation monétaire des services écologiques d’une zone remarquable ne peut résister à un grand projet d’investissement sur cette zone si on en reste aux euros ou aux dollars « ajoutés ». Les apiculteurs, les défenseurs d’une zone humide, et tous les autres écologistes, lorsqu’ils sont tentés par les évaluations des économistes, doivent au moins savoir qu’ils ont tout intérêt à disposer AUSSI d’arguments proprement écologiques et éthiques. C’est ce qu’ils font le plus souvent.
Exemple : si la forêt du Morvan dont j’ai parlé sur ce blog vient d’être sauvée par une décision du Conseil d’Etat qui fait chaud au cœur, c’est sur la base de considérations qui relèvent de la valeur intrinsèque de la Nature et de certaines espèces protégées. L’application de la rationalité économique aurait bousillé cette forêt, avec l’appui des principaux barons locaux.
Cela dit, méfiance n’est pas refus systématique et, comme l’écrit un de mes amis, il est des cas où l’efficacité pragmatique incite, via « une vaste politique de modification de la structure des coûts » à « laisser possibles, mais rendre très coûteux, les comportements nuisibles à la maintenance des potentiels naturels ; et rendre très profitables les comportements favorisant la maintenance ou l’amélioration de ces potentiels… ».
Jean Gadrey
Jean Gadrey, né en 1943, est Professeur honoraire d'économie à l'Université Lille 1.
Il a publié au cours des dernières années : Socio-économie des services et (avec Florence Jany-Catrice) Les nouveaux indicateurs de richesse (La Découverte, coll. Repères).
S'y ajoutent En finir avec les inégalités (Mango, 2006) et, en 2010, Adieu à la croissance (Les petits matins/Alternatives économiques), réédité en 2012 avec une postface originale.
Il collabore régulièrement à Alternatives économiques.
Encore faut-il interdire certaines dérives (billet suivant).
Billet suivant, le dernier : les dérives marchandes et financières.
Cet article a été posté le Jeudi 17 octobre 2013

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