Nous vivons dans des sociétés et dans un monde où
les pouvoirs économiques dominants restent ceux de la finance globalisée et des
firmes multinationales. Tout ce que nous pouvons préconiser doit en tenir
compte. En monétarisant, nous entrons dans leur domaine et nous ouvrons même la
possibilité d’une financiarisation de la nature.
Leur stratégie actuelle
vise à inventer des marchés pour des fonctions techniques remplies gratuitement
par la nature ou « services écosystémiques ». Ces inventions sont d’une
effroyable complexité technique. Tout concourt à ce que cela nous échappe. Il
faut pourtant s’y mettre. Je m’appuie en partie dans ce qui suit sur le livre «
La nature n’a pas de prix » publié par Attac et écrit par Geneviève Azam,
Christophe Bonneuil et Maxime Combes.
La nature rend bien des «
services » sans qu’on s’en rende toujours compte… tant que cette « production »
n’est pas menacée ou tant qu’elle est gratuite. Le capital financier a bien
compris que, puisqu’il y avait menace et risque d’épuisement de ces services,
il y avait une opportunité de faire payer, pour peu que DES DROITS DE PROPRIÉTÉ (OU DES INTERDICTIONS D’USAGE) SOIENT
INSTAURÉS ET QU’ON DÉFINISSE DES UNITÉS DE SERVICES MESURABLES ET ÉCHANGEABLES. En plus, nous dit-on, ce serait excellent pour les
peuples du Sud qui ont tant de services à proposer via leurs ressources de
forêts, de biodiversité ou de terres arables.
Comment faire ? Il faut
découper la nature en « ateliers fonctionnels », comme dans une unité
industrielle - à l’opposé de la logique des écosystèmes – chacun de ces
ateliers produisant un service mesurable, avec des droits de propriété et, par
exemple, des contrats de fermage ou de métayage pour ceux (des collectivités
paysannes ou forestières) qui « produisent » ces services. Avec bien entendu
des rentes pour les propriétaires ayant acquis les droits. Et il faut créer un
marché de ces services.
MARCHÉS DU CARBONE
Prenons un exemple, celui
des « mécanismes de développement propres » (MDP). Il faut pour les comprendre
commencer par les principes des marchés du carbone. Le point de départ semble
excellent : il faut définir des plafonds (ou droits) d’émissions de carbone
pour les entreprises et secteurs les plus polluants, pays par pays. Jusque là,
pas de marché ni de prix. Le marché intervient lorsqu’on admet (pour des
raisons baptisées « flexibilité ») que les unités qui émettent plus que leurs
droits (politiquement alloués) peuvent échanger leurs tonnes en excès avec
d’autres unités qui émettent moins que leur plafond, en passant par une Bourse
centrale, ou de gré à gré via des courtiers. Un prix d’équilibre va alors
résulter de la confrontation entre l’offre et la demande globales. Ce sera le
prix du carbone, sur ce marché inventé. Mais tous les marchés sont des
constructions humaines.
L’idée est que, si les
quotas d’émissions alloués sont suffisamment bas, le prix final sera élevé,
d’où une forte incitation, pour les unités polluantes, à réduire leurs émissions.
On sait que c’est l’inverse qui s’est produit en Europe, parce que les quotas
ont été sur-alloués et fixés à un niveau élevé pour ne pas déplaire aux lobbies
industriels et énergétiques pleurant sur leur « compétitivité », et parce que
ce système permet d’innombrables fraudes ou fuites. Le prix du carbone s’est
effondré. Voir cette source.
La Commission a prévu,
devant cet échec monumental, de revoir les règles du marché et, pour faire
monter le prix du carbone, de mettre en place une obligation d’achat des droits
d’émission par les entreprises au lieu de leur attribution gratuite par les
États, ainsi que leur mise aux enchères dans le secteur de l’énergie. Mais les
mêmes lobbies produisant les mêmes effets, Greenpeace estime que plus de 90 %
des entreprises concernées continueront d’obtenir leurs droits
quasi-gratuitement d’ici 2020.
DU MARCHÉ CARBONE AU MDP
Mais cette invention ne
s’arrête pas là. Comme les grandes entreprises très émettrices sont mondiales,
on a prévu pour elles une sorte de mondialisation des échanges leur permettant,
pour le carbone aussi, de tirer profit de « l’échange inégal » entre riches et
pauvres, celui qui fonctionne déjà à merveille pour le coût du travail. Cela
relève notamment du « mécanisme de développement propre » (MDP).
Le principe est le suivant
: si une entreprise, par exemple française, dépasse son quota d’émissions, mais
si elle investit « proprement » (projets moins carbonés) dans un pays en
développement, elle obtient des « certificats » ou des « crédits de
compensation » permettant de réduire d’autant son excès d’émissions en France.
C’est une façon d’encourager l’excès de pollution domestique si l’on fait mieux
ailleurs, en sachant toutefois que « faire mieux » dans les pays pauvres
revient nettement moins cher que faire mieux (réduire d’autant les émissions)
en France ou en Allemagne. C’est aussi une façon d’exonérer les pays riches et
leurs entreprises nationales de leurs responsabilités.
On pourrait objecter : qu’importe,
si les émissions mondiales baissent par ce biais. Or, d’une part, elles ne
baissent pas, ni dans le monde ni en Europe, au contraire. Elles progressent en
fait nettement si on tient compte des émissions importées. Et surtout, cet «
encouragement à émettre chez soi » freine fortement toutes les stratégies
nationales de vraie transition, les énergies renouvelables et les emplois
qu’elles pourraient créer. Sans parler des effets d’aubaine ou de cas
scandaleux d’entreprises pour lesquelles ce MDP a constitué une incitation à
émettre PLUS de GES (voir le livre cité p. 73-74) parce que certains gaz à fort
effet de serre échappaient au mécanisme.
On comprend alors que cela
puisse déboucher sur des monstruosités écologiques où, par exemple, des
multinationales cherchent à compenser leurs excès d’émissions au Nord par LA PLANTATION DE FORÊTS DANS LES PAYS DU SUD afin de recevoir des crédits d’émission. C’est
aberrant sur le double plan écologique et social, pour deux raisons au moins.
D’abord parce que les forêts plantées ont un cycle de vie et qu’elles peuvent
devenir émettrices de carbone au bout d’un certain temps. Cette stratégie est
donc tout sauf durable. Ensuite parce que les forêts sont ici réduites à une
seule fonction, celle de puits de carbone, à l’exclusion de toutes leurs autres
qualités comme écosystèmes. Résultat : on encourage ainsi « les monocultures
d’arbres qui détruisent les écosystèmes (eucalyptus, palmiers à huile, pins
transgéniques, qui donnent droit à des crédits carbone), qui détruisent les
agricultures vivrières, provoquent l’exode rural et le chômage, épuisent les
sols et les ressources en eau » (p. 112). IL S’AGIT DE
PRODUCTIVISME FORESTIER DESTRUCTEUR DES FORÊTS ET DE BIODIVERSITÉ AU NOM DE LA
FINANCE CARBONE.
Mais ce n’est pas tout. La
financiarisation de la nature va plus loin. Elle a inventé des « subprimes
écologiques », des produits financiers liés à des emprunts hypothécaires gagés
sur l’environnement. Ils sont proposés à des communautés locales du Sud,
pauvres en ressources économiques mais riches en ressources naturelles. Elles
peuvent par exemple contracter des micro-crédits et percevoir ensuite des
revenus à condition qu’elles gèrent « bien » leur environnement naturel (selon
des normes techniques imposées de l’extérieur, et si possible avec des OGM ou
d’autres innovations brevetées…). Les promoteurs ne disent pas ce qui adviendra
si les débiteurs sont dans l’impossibilité de rembourser les crédits qu’on leur
a proposés, comme ce fut le cas dans la crise des subprimes.
POURQUOI PAS DES MARCHÉS DE « DROITS » S’ILS SONT
BIEN RÉGULÉS ?
J’ai quelques amis
économistes (vraiment) écologistes qui estiment qu’il faut refuser la
financiarisation, que le marché carbone européen est un énorme échec, mais que
cela ne tient pas au principe de tels marchés. Ces derniers pourraient être
efficaces (pour réduire les émissions par exemple) si les pouvoirs publics les
encadraient bien, fixaient des quotas stricts ou les mettaient aux enchères, ou
fixaient des prix plancher. Ils mettent en avant un cas où cela a assez bien
réussi, le marché du dioxyde de soufre (SO2) et des oxydes d’azote (NOx) aux
États-Unis dans les années 1990 sur la question des pluies acides (voir ce lien, qui signale aussi des limites,
ainsi qu’un bilan jugé « contrasté » de l’Agence
américaine de l’environnement).
Je respecte ce point de
vue, mais j’ai du mal à le partager, s’agissant en tout cas des grands enjeux
du climat et de la biodiversité, même si ces mêmes amis me font remarquer que
ces deux cas ne sont pas identiques et qu’il existe pour le climat des
variables identifiables (les émissions) permettant de mettre en place des
marchés fortement régulés, ce qui n’est pas le cas pour les écosystèmes.
J’ai deux objections.
D’abord, un ou deux (relatifs) succès nationaux sur des enjeux ciblés ne
prouvent rien, et en particulier il ne disent pas ce qu’auraient permis
d’autres stratégies, non marchandes (normes, taxes, bonus/malus…). Seconde
objection : s’il s’agissait non pas d’émissions de gaz à effet de serre mais de
pollutions par exemple chimiques (d’une rivière, de l’air) ayant des impacts
immédiats, visibles et médiatisés, sur la santé et la vie des gens concernés,
il est certain qu’aucun écolo n’admettrait qu’on autorise une firme à
poursuivre de tels dégâts en achetant des « droits de polluer » à des
entreprises plus propres. L’usine Spanghero a été fermée pour moins que ça.
Voir également la campagne « Il est temps de mettre
fin au marché carbone européen ».
Si donc on admet encore
aujourd’hui que des entreprises puissent continuer à déverser du carbone dans
l’atmosphère à des niveaux très élevés en ne faisant que payer (un peu) pour
continuer, c’est que la gravité des dommages humains futurs liés au
réchauffement climatique est ignorée ou peu considérée. « On » ne leur retire
pas leur « permis de produire », on ne leur enlève pas des points sur ce
permis, ce qui serait pourtant une bonne politique, « graduée » mais ferme,
parce que « on » estime que l’infraction est mineure et peut être réglée par un
chèque. Il appartient selon moi à ceux qui ont une fibre écolo de gagner la
bataille de l’opinion sur l’extrême gravité de la crise climatique, pour ne
parler que d’elle. Ils le font quotidiennement. Mais s’ils acceptent l’idée de
marché de droits, ne jouent-ils pas contre leur camp au nom d’une efficacité
qui n’est pas prouvée ?
CONCLUSION
1) L’usage d’outils
économiques et monétaires (par exemple une taxe carbone conçue avec un souci de
justice sociale, et en surveillant ses possibles effets pervers) pour favoriser
une « transition juste » est l’un des éléments souhaitables d’une palette bien
plus large d’interventions.
2) Le recours éventuel à
ces outils n’implique pas la formation de marchés ni de marchés financiers. Il
exclut l’idée de « compensation » possible entre dégâts ici et « réparations »
ailleurs. Mais un principe de précaution s’impose, vu le contexte et les rapports
de pouvoir économiques, et vu que ces outils peuvent se retourner contre « nous
».
3) Ces outils sont d’une
extrême diversité et on ne peut pas les évaluer globalement. Il faut du cas par
cas, et éventuellement des typologies. Je suis en particulier hostile aux
évaluations économiques de la biodiversité, qui a aujourd’hui de fervents
supporters, en raison de leur caractère réducteur, incitant à des pratiques de
« compensation » qui sont des machines à tout artificialiser et à tout rendre
équivalent, ce qui est un non-sens écologique. Cela dit, en particulier à une
échelle locale, envisager des coûts de vraie restauration écologique de
certains espaces ou de certains cours d’eau pollués me va très bien.
4) Pour ce qui est des
ressources naturelles dont on pense qu’elles devraient constituer des biens
communs gérés collectivement avec précaution et sens des limites, les marchés
et les marchés financiers connexes qui ont été inventés depuis les années 1970
et 1980 (quotas laitiers au Québec, quotas individuels en Australie, etc.) sont
selon moi à éviter. Sauf si on me démontre que de tels marchés peuvent être
cogérés par leurs « parties prenantes », ce dont je doute faute de preuves.
J’ai tendance à penser que les dispositifs non marchands sont nettement préférables,
et bien plus compréhensibles par les citoyens.
5) La démocratie et la
société civile doivent s’emparer de ces outils contre l’expertocratie
économique et financière, tout en s’alliant avec les réseaux d’économistes et
écologistes les plus « citoyens », faire un tri sélectif, recycler les plus
utiles, les soumettre en amont aux connaissances scientifiques d’autres
domaines, et refuser les monstruosités financières.
6) En faisant cela, il
faut garder les yeux fixés sur des finalités de société et sur la qualité
intrinsèque des biens communs naturels, avec des indicateurs pertinents, non
monétaires (sauf éventuellement des indicateurs de coûts observables).
Pour télécharger le fichier pdf d’un résumé en deux
pages des quatre billets, suivre ce lien: prixnatureresu.pdfJean Gadrey
Jean Gadrey, né en 1943, est Professeur honoraire
d'économie à l'Université Lille 1.
Il a publié au cours des dernières années : Socio-économie des services et (avec Florence Jany-Catrice) Les nouveaux indicateurs de richesse (La Découverte, coll. Repères).
S'y ajoutent En finir avec les inégalités (Mango, 2006) et, en 2010, Adieu à la croissance (Les petits matins/Alternatives économiques), réédité en 2012 avec une postface originale.
Il collabore régulièrement à Alternatives économiques.
Il a publié au cours des dernières années : Socio-économie des services et (avec Florence Jany-Catrice) Les nouveaux indicateurs de richesse (La Découverte, coll. Repères).
S'y ajoutent En finir avec les inégalités (Mango, 2006) et, en 2010, Adieu à la croissance (Les petits matins/Alternatives économiques), réédité en 2012 avec une postface originale.
Il collabore régulièrement à Alternatives économiques.
Commentaire :
“La démocratie et la
société civile doivent s’emparer de ces outils contre l’expertocratie
économique et financière, tout en s’alliant avec les réseaux d’économistes et
écologistes les plus « citoyens », faire un tri sélectif, recycler les plus
utiles, les soumettre en amont aux connaissances scientifiques d’autres
domaines, et refuser les monstruosités financières. ”
Voilà qui pose la question de la gouvernance d’une façon générale. Les modes “naturels” de gouvernance portent les plus agressifs, les plus dynamiques sans doute, mais aussi ceux qui savent le mieux terroriser les groupes qu’ils dominent, la terreur étant ici celle, commune à tout humain, de se faire exclure du groupe, de se faire débrancher de la centrale d’énergie psychologique qu’est un groupe pour un individu. Ce dont nous avons besoin, c’est que les luttes de places et d’égos cèdent le pas à la prise en compte de réalités. Les modèles issus de l’autogestion semblent à première vue plus apte à tenir compte des réalités et des points de vue. Pourquoi ne se sont-ils pas plus développés? De mon point de vue cela vient de la négation du besoin fonctionnel de hiérarchiser les structures et d’une faiblesse à prendre des décisions. La sociocratie d’Endenburg (ou un autre système équivalent) me semble être l’outil de gouvernance le plus élaboré disponible aujourd’hui. Mis au point expérimentalement, il a d’emblée mis la qualité de l’information au centre de son dispositif. On ne peut pas comprendre la sociocratie si on ne part pas de ce point central qui lui donne toute sa cohérence et sa force.
Voilà qui pose la question de la gouvernance d’une façon générale. Les modes “naturels” de gouvernance portent les plus agressifs, les plus dynamiques sans doute, mais aussi ceux qui savent le mieux terroriser les groupes qu’ils dominent, la terreur étant ici celle, commune à tout humain, de se faire exclure du groupe, de se faire débrancher de la centrale d’énergie psychologique qu’est un groupe pour un individu. Ce dont nous avons besoin, c’est que les luttes de places et d’égos cèdent le pas à la prise en compte de réalités. Les modèles issus de l’autogestion semblent à première vue plus apte à tenir compte des réalités et des points de vue. Pourquoi ne se sont-ils pas plus développés? De mon point de vue cela vient de la négation du besoin fonctionnel de hiérarchiser les structures et d’une faiblesse à prendre des décisions. La sociocratie d’Endenburg (ou un autre système équivalent) me semble être l’outil de gouvernance le plus élaboré disponible aujourd’hui. Mis au point expérimentalement, il a d’emblée mis la qualité de l’information au centre de son dispositif. On ne peut pas comprendre la sociocratie si on ne part pas de ce point central qui lui donne toute sa cohérence et sa force.
Michel Martin
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