Ce billet et trois autres
à venir (oui, hélas, trois) sont une version un peu révisée de ce que j’ai
présenté au cours d’une conférence organisée le 3 octobre à Namur par une
fédération d’organisations et associations environnementales (IEW). Ce thème
redoutable m’avait été proposé, et je l’ai imprudemment accepté : peut-on
mettre des instruments monétaires, voire des prix, au service de la «
préservation » de la nature ? Pour les lecteurs ne souhaitant pas entrer dans
la totalité des quatre billets, un résumé en deux pages téléchargeable sera
fourni en fin de parcours.
En me centrant ici sur les
outils économiques et monétaires, je peux donner l’impression que je les survalorise.
Or telle n’est pas mon opinion. Pour préserver la nature, il faut des règles,
des normes, des lois, de l’éducation, de la démocratie vivante, des travaux
scientifiques. Il faut une information fiable, des métiers, une vitalité
associative et des mobilisations, des réformes des institutions politiques, des
lanceurs d’alerte, de nouveaux indicateurs de richesse, et bien d’autres choses
qui comptent beaucoup plus à mes yeux que les comptes et concepts économiques
et les outils correspondants. Mais ces derniers ont actuellement le vent en
poupe et il importe d’y réfléchir, en admettant un fait massif : nos rapports
avec la nature ont AUSSI une composante économique.
PRÉSERVER LA NATURE ?
« Préserver la nature »,
alors que l’activité humaine la transforme un peu partout dans le monde, n’est
pas évident à concevoir. J’en dis quelques mots, en m’inspirant de la façon
dont Dominique Méda (les citations qui vont suivre sont d’elle) aborde cette
idée au chapitre 9 de son livre récent « la mystique de la croissance » en
partant d’une question : « que souhaitons-nous transmettre aux générations
futures ? Qu’est-ce qui compte ? ».
Pour les économistes
néoclassiques qui ont investi ce champ dès les années 1970, dont Robert Solow
(mais lui-même reprend des travaux antérieurs, dont la « règle de Hartwig »),
il n’y a pas de vrai problème : nous pouvons puiser sans limites dans les
richesses naturelles. L’essentiel est que l’appauvrissement du patrimoine
naturel, considéré comme un « capital » au service exclusif du niveau de vie,
soit compensé par l’accroissement de substituts produits par l’activité
humaine. Et ces gens-là supposent qu’on trouvera toujours des substituts. Cela
permettrait de préserver non pas la nature, mais la somme des « capitaux »
naturels, économiques et « humains », tous mesurés en monnaie, dont dépend le
seul objectif qui vaille, je cite Solow, « le plus haut niveau de consommation
par tête », représentatif de l’utilité. Cette conception utilitariste et
économiste reste extraordinairement présente au plus haut niveau, par exemple
dans l’indicateur dit d’épargne nette ajustée de la Banque mondiale ou dans des
modèles macro-économiques de soutenabilité.
Elle est combattue, du
côté notamment de l’écologie politique ou de réseaux citoyens, au nom d’une
autre vision de la « préservation », une vision « anti-utilitariste et
anti-anthropocentrée », où la Nature a UNE VALEUR INTRINSÈQUE, NON
ÉCONOMIQUE, MAIS AUSSI NON RÉDUCTIBLE AUX SERVICES ET AUX SATISFACTIONS
DIVERSES (Y COMPRIS NON ÉCONOMIQUES) QU’ELLE REND AUX SEULS HUMAINS. Elle a une valeur par ce qu’elle est, parce
qu’elle est, et pas seulement pour ce qu’elle « fait » aux humains.
Je poursuis, en adoptant
la conception précédente. Dès lors que les activités humaines vont continuer à
« exploiter » la nature, comment « l’exploiter » en la préservant, et en quel
sens ? Ma réponse est, toujours en m’inspirant de D. Méda : il faut non pas «
l’exploiter », mais en user en fonction de besoins humains essentiels mis en
délibération, en tenant compte de sa finitude, de ses contraintes de
régénération (pour les ressources renouvelables) et de la bonne santé de ses
écosystèmes. EN PRENDRE SOIN (termes que je préfère à « préserver », qui peut
laisser entendre qu’on met la Nature sous cloche. Du côté de l’écologie
scientifique on utilise aussi le terme de « conserver », dans le sens du
maintien du potentiel évolutif et du soin apporté au système dynamique
d’interactions entre organismes vivants) au nom à la fois de sa valeur
intrinsèque et des besoins anticipés des générations futures, avec une part
d’inconnu qui oblige à être encore plus prudent. Nous considérer comme des «
usufruitiers » et pour cela « dresser un inventaire des éléments nécessaires à
l’inscription de nos sociétés dans la durée ». Rien à voir avec le calcul d’un
capital naturel monétaire en monnaie.
Je peux en venir à la
place éventuelle de la monétarisation dans la gestion pratique et politique de
ces objectifs généraux.
LA MONÉTARISATION MARCHANDE
EXISTANTE NE SIGNIFIE PAS QUE LA NATURE A UN PRIX
Il y a longtemps que « la
nature », pour certaines de ses composantes, est d’une certaine façon devenue
une marchandise (pas comme les autres, ou « quasi-marchandise »). On a des prix
de marché des terres, des hectares de forêts vendues ou louées, des concessions
d’exploitation de diverses ressources du sous-sol, des rentes foncières ou
minières, etc.
Dans ces cas où une forme
de marché existe, il faut toutefois se demander si c’est bien « la nature » à
laquelle le marché et ses acteurs attribuent un prix. Prenons le cas d’une
forêt. Pour que des prix de marché apparaissent, il faut d’abord qu’elle ait un
ou des propriétaires, privés ou publics, et que les « services » divers qu’elle
peut rendre (ses usages) fassent l’objet d’interdictions d’en bénéficier
gratuitement. Cela est d’ailleurs vrai, dans le capitalisme, pour toute
marchandise, qui n’accède à ce statut que sur la base de droits de propriété.
La forêt peut être louée à des chasseurs. Elle peut être exploitée pour son
bois. On peut avoir un droit d’entrée pour s’y promener. Pour chacun de ces «
services », on peut donc avoir un marché et des prix. Aucun de ces prix
partiels ne peut représenter une valeur ou un prix de la forêt. La somme des
recettes de la vente des services marchands de cette forêt indique le degré de
marchandisation ou “monétisation” de ses usages, pas une valeur économique
intrinsèque de la forêt comme entité, comme écosystème vivant. Voici une
analogie, qui a ses limites : une communauté humaine peut bien rendre divers
services ou entretenir des échanges marchands avec d’autres communautés, la
valeur monétaire totale de ces services ne dira rien de sa « valeur intrinsèque
» comme communauté, de la richesse de ses relations, de sa culture et de sa
vitalité, etc.
Enfin, si le propriétaire
de cette forêt la vend, le prix ne signalera pas non plus sa valeur dans un
sens identique à celui de la valeur des marchandises issues des processus de
production classiques de l’industrie ou des services marchands. Pour trois
raisons.
La première est que la «
production » ou reproduction d’une forêt n’est pas principalement le résultat
d’une activité humaine, mais celui de processus naturels, ici la photosynthèse,
entre autres. L’activité humaine peut y jouer un rôle (plantation, entretien,
reboisement…), mais il est secondaire. C’est encore plus vrai pour des forêts
primaires qui ne résultent d’aucune plantation. La seconde raison est que cette
forêt rend des « services » gratuits à la collectivité (billet suivant) bien
au-delà de ce qui peut être vendu.
La troisième raison, déjà
évoquée, est que cette forêt ne se contente pas de rendre des services aux
humains, elle remplit des « fonctions écologiques » sur un mode systémique et
c’est pour cela qu’il faut parler de valeur intrinsèque de la forêt comme
écosystème dynamique.
En d’autres termes, dans
ce cas comme dans d’autres, il est illusoire de vouloir attribuer un prix à «
la nature forestière », même quand il y existe de nombreux prix partiels dans
un système fondé sur la privatisation par certains et sur l’exclusion des
autres, condition d’existence de marchés dans le capitalisme.
Jean Gadrey
Jean Gadrey, né en 1943, est Professeur honoraire
d'économie à l'Université Lille 1.
Il a publié au cours des dernières années : Socio-économie des services et (avec Florence Jany-Catrice) Les nouveaux indicateurs de richesse (La Découverte, coll. Repères). S'y ajoutent En finir avec les inégalités (Mango, 2006) et, en 2010, Adieu à la croissance (Les petits matins/Alternatives économiques), réédité en 2012 avec une postface originale. Il collabore régulièrement à Alternatives économiques.
Il a publié au cours des dernières années : Socio-économie des services et (avec Florence Jany-Catrice) Les nouveaux indicateurs de richesse (La Découverte, coll. Repères). S'y ajoutent En finir avec les inégalités (Mango, 2006) et, en 2010, Adieu à la croissance (Les petits matins/Alternatives économiques), réédité en 2012 avec une postface originale. Il collabore régulièrement à Alternatives économiques.
Billet suivant : monétariser ce qui est gratuit ?
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1- L’exemple de la forêt est intéressant à double titre.
Nul ne conteste le caractère irremplaçable des forêts primaires tropicales du point de vue de la diversité et des grands équilibres climatiques et écologiques; de ce point de vue on ne peut monétariser l’existence de ces forêts. Et pourtant “En 2007, Rafael Correa avait proposé à l’ONU de ne pas exploiter le bloc Ishpingo, Tambococha et Tiputini (ITT), dont les réserves sont estimées à 920 millions de barils de pétrole représentant 20 % des réserves de l’Equateur, le plus petit pays membre de l’OPEP. En échange, il demandait à la communauté internationale une compensation de 3,6 milliards de dollars sur 12 ans à titre de contribution pour la lutte contre le réchauffement climatique et pour éviter l’émission de 400 millions de tonnes de CO2, responsables des gaz à effet de serre.” (Source: http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2013/08/16/equateur-correa-se-resout-a-exploiter-le-petrole-du-parc-yasuni_3462259_3222.html)
Nul ne conteste le caractère irremplaçable des forêts primaires tropicales du point de vue de la diversité et des grands équilibres climatiques et écologiques; de ce point de vue on ne peut monétariser l’existence de ces forêts. Et pourtant “En 2007, Rafael Correa avait proposé à l’ONU de ne pas exploiter le bloc Ishpingo, Tambococha et Tiputini (ITT), dont les réserves sont estimées à 920 millions de barils de pétrole représentant 20 % des réserves de l’Equateur, le plus petit pays membre de l’OPEP. En échange, il demandait à la communauté internationale une compensation de 3,6 milliards de dollars sur 12 ans à titre de contribution pour la lutte contre le réchauffement climatique et pour éviter l’émission de 400 millions de tonnes de CO2, responsables des gaz à effet de serre.” (Source: http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2013/08/16/equateur-correa-se-resout-a-exploiter-le-petrole-du-parc-yasuni_3462259_3222.html)
Après n’avoir perçu que
0,4% des sommes demandées le président a décidé très récemment d’autoriser
l’exploitation. En même temps, le gouvernement équatorien a décidé de traduire
la multinationale pétrolière Chevron devant la Cour pénale internationale de La
Haye pour les dommages causés à l’environnement durant les vingt-six années
d’exploitation en forêt amazonienne est estimés à environ 20 milliards de
dollars. On voit donc bien que la monétarisation finit toujours par une affaire
de gros sous! Sans parler de ces sordides histoires de compensation écologique
des riches: un voyage en avion contre un four en terre ou quelques eucalyptus
dans de pauvres pays déjà pillés ou ruinés par les puissantes oligarchies des
mêmes riches.
2- Le FMI
vient de donner ses prévisions pour l’année 2014. La situation des pays
industrialisés peut se résumer en quatre mots : ils sont en faillite.
1- Japon : dette publique
de 242,3 % du PIB.
2- Grèce : dette publique
de 174 % du PIB.
3- Italie : dette publique
de 133,1 % du PIB.
4- Portugal : dette
publique de 125,3 % du PIB.
5- Irlande : dette
publique de 121 % du PIB.
6- Etats-Unis : 107,3 % du
PIB.
7- Espagne : 99,1 % du
PIB.
8- Royaume-Uni : 95,3 % du
PIB.
9- France : 94,8 % du PIB.
Le FMI ne parle pas de la
Belgique. En mars 2013, la dette publique de la Belgique était de 104,5 % du
PIB.
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