La violence politique :
repères et problèmes
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La violence politique est le terrain d’élection des
jugements de valeurs. A première
vue il semblerait aujourd’hui que les condamnations morales, qui n’ont jamais
manqué dans la pensée occidentale, soient devenues quasi unanimes avec la
consolidation contemporaine des démocraties pluralistes. Il conviendrait
pourtant de ne pas oublier un proche passé : les apologies sartriennes de
la violence des colonisés2,
les légitimations de la violence révolutionnaire (anarchistes et
néo-léninistes) ou encore celles des “peuples supérieurs” (nationalismes
chauvins, néo-nazismes...). Mais surtout il faut bien repérer ce raisonnement
circulaire qui consiste à ne qualifier comme violences que les comportements
jugés illégitimes3,
réservant aux autres l’emploi d’un lexique euphémisant : coercition,
contrainte, force, etc...C’est que les discours de stigmatisation globale de
toute violence physique, même coûteuse en vies humaines ou en pertes
matérielles, résistent mal à l’épreuve de certaines situations politiques. A
chaud la guerre du Golfe (janvier 1991) a vu renaître des justifications,
inattendues chez certains, du recours à la force ; de même, l’écho donné
par les médias internationaux au traitement des prisonniers dans les camps de
Bosnie (été 1992) a fait surgir des stigmatisations de l’inaction militaire
dans des termes qui rappellent parfois expressément le précédent des puissances
occidentales, passives devant la montée de l’hitlérisme. Si indiscutable que
soit la nécessité sociale de cette approche éthique de la violence, ce n’est
pas le terrain sur lequel se situe l’analyse de science politique. Il lui faut
se défaire des habits du moraliste pour simplement tenter d’oeuvrer à
l’élucidation de sa place exacte dans le fonctionnement d’un système
politique : en l’occurrence, la démocratie pluraliste. Malgré les
apparences peut-être, cette place demeure centrale quand bien même la
démocratie politique repose sur le principe de sa forclusion. Des auteurs aussi
différents que Machiavel, Hobbes ou Weber nous aident à penser son importance
encore aujourd’hui. Pour le premier, on le sait, la menace, ou l’usage effectif,
de la force est une ressource politique courante, et la condition dernière de
l’efficacité de toutes les autres. Le second, focalisant son attention sur la
violence de tous contre tous et l’angoisse primordiale qu’elle fait surgir,
considère l’ordre politique né du Contrat social comme la réponse appropriée à
ce défi permanent du chaos. Quant à l’auteur d’Economie et Société, il érige le
monopole tendanciel de la violence légitime en principal critère du pouvoir
politique de nature étatique. L’analyse contemporaine de science politique n’en
a pas moins quelque mal à intégrer cette notion parmi ses principaux
instruments conceptuels. Les raisons en sont variées. Des chercheurs,
légitimement soucieux de mesure empirique, préfèrent aborder l’étude des conflits
qui se prêtent davantage à la quantification4.
Mais il existe bien entendu des conflits sans violences et, réciproquement, une
violence peut être si intense qu’elle interdit toute réponse, empêchant
l’émergence d’un antagonisme visible. Les principales difficultés à surmonter
ont surtout un rapport avec le poids des jugements de valeurs présents dans un
proche arrière-plan. C’est ainsi qu’Yves Michaud va jusqu’à récuser la
possibilité même d’en donner une définition opératoire, critiquant sur ce point
l’ambition des grandes enquêtes empiriques américaines des années soixante-dix5. Et de fait, il existe des conceptions
proprement antagonistes de la violence politique. En un sens large, toute forme
de contrôle social qui barre une aspiration, impose des opinions ou des
comportements, perturbe une trajectoire sociale ou un cadre de vie est
violence, qu’elle soit ressentie douloureusement ou non par le sujet. On pense
bien sûr, ici, au concept de “violence symbolique” chez Pierre Bourdieu6. Mais ce que Joan Galtung a appelé la
“violence structurelle”, par opposition à la violence personnelle et directe,
illustre une conception encore plus extensive. Elle la définit en effet comme
la pression sur les individus qui produit “une différence négative entre leurs
possibilités d’accomplissement et leurs réalisations réelles”7.
Sous le concept de violence on comprend ainsi tout travail de socialisation et
d’acculturation ; toute exploitation d’une situation de nécessité dans les
rapports marchands ; toute manifestation de puissance technologique qui
remodèle brutalement l’espace où les hommes habitent. Mais il y a encore
davantage : dans les sociétés contemporaines, le contrôle social ne se
situe pas seulement dans cet entrelac de barrières juridiques, d’injonctions
culturelles, de nécessités économiques. Il résulte encore d’irrésistibles
sollicitations qui, exacerbant des désirs artificiels et contradictoires,
morcellent le sentiment d’identité personnelle ; ce que l’on pourrait
appeler les “violences de la séduction”. Assimiler à la violence proprement
dite toute forme de contrôle social conduit à reconnaître au phénomène une
ubiquité qui en interdit pratiquement l’analyse. Il n’est pas non plus possible
de s’en tenir aux représentations subjectives que s’en font les agents sociaux.
Comme le remarque encore Yves Michaud, l’apparition de la violence “tient plus
à la dissolution des règles qui unifient le regard social qu’à la réalité
qu’elle peut avoir”8.
En d’autres termes, elle constitue dans le langage l’indice d’une rupture de
consensus. C’est pourquoi la dénonciation de la violence est moins l’indice
d’une violence effective (il en existe bien d’autres qui ne sont jamais
nommées) que “la mise en question de règles intolérables”, le rejet de
comportements considérés comme inacceptables. Il existe donc une véritable
“fonction performative du concept”9.
Dans ces conditions, il est bien clair qu’on ne saurait construire une
définition opératoire de la violence politique à partir des perceptions
contradictoires ou conflictuelles qui s’imposent dans les débats. Ce qui, à ce
niveau, retiendra l’attention ce sont surtout les usages politiques du terme
dans les discours de stigmatisation de l’adversaire ou les appels à l’émotion
publique. L’analyse de science politique se doit de proposer un concept qui
satisfasse aux critères de cohérence intellectuelle et de pertinence
heuristique, tout en demeurant, selon le conseil de Durkheim, en connexion
minimale avec les perceptions du sens commun10.
L’expression : violence politique, tire sa richesse sémantique mais aussi
son intérêt scientifique, du fait qu’elle éveille deux séries de connotations.
Elle contraint d’abord à penser le problème de la place (résiduelle ?)
occupée dans les systèmes démocratiques européens par l’emploi ou la menace de
la force ; question d’autant plus importante que l’Etat de Droit peut
sembler caractérisé par la forclusion de toute violence physique. L’expression
véhicule également une charge émotionnelle qui oblige à porter attention à des
dimensions psychosociales de la vie politique souvent négligées, et ce au prix
d’une déperdition importante de ce qui fait sens pour les acteurs. L’emploi de
la force, ou la menace d’y recourir, pose en termes particulièrement cruciaux
le problème de la maîtrise des comportements d’agressivité ou de peur. Or la
socialisation politique de type démocratique vise précisément, en Occident, à
la mise en place d’une “autocontrainte” dont Norbert Elias nous dit qu’elle est
“une régulation plus précise des manifestations pulsionnelles et émotionnelles
selon un schéma différencié tenant compte de la situation sociale”11. Les grandes études empiriques ou
historiques, conduites depuis trente ans12,
retiennent pratiquement toujours le critère de la violence physique, “usage
délibéré de la force pour blesser ou détruire physiquement” (Gurr). S’il y a
également large consensus pour distinguer les atteintes aux personnes et les
dommages aux biens, les critiques en revanche ont été nombreuses contre la
tendance de beaucoup de ces travaux à circonscrire les phénomènes de violence
politique aux actions dirigées contre l’Etat13.
Les distinctions violence/coercition, ou encore violence/force, qui mobilisent
deux lexiques, l’un dramatisant, l’autre euphémisant, permettent de creuser un
fossé de légitimité entre l’usage institutionnalisé de la contrainte matérielle
au service de l’ordre politique et les usages protestataires ou contestataires.
Cela encourage clairement des biais idéologiques au détriment des exigences de
neutralité axiologique qui doivent soutenir la recherche. Ainsi très
logiquement, dans une sorte de raisonnement symétrique de celui des défenseurs
de l’ordre social, Georges Sorel appuyait-il sa justification de la violence
révolutionnaire sur un distinguo analogue : “Nous dirons donc que la force
(qu’il condamne) a pour objet d’imposer l’organisation d’un certain ordre
social dans lequel une minorité gouverne tandis que la violence tend à la
destruction de cet ordre”14.
En réintégrant sous le concept unifié de violence politique des comportements
qui ont tous en commun le recours à la contrainte matérielle, et cela
indépendamment des systèmes de légitimation qui les “requalifient”, on se donne
les moyens de faire émerger de nouveaux questionnements sur le fonctionnement
politique. C’est pourquoi on retiendra comme définition opératoire celle que
proposait Nieburg, qui inspire d’ailleurs nombre de travaux, à savoir :
“Des actes de désorganisation, destruction, blessures, dont l’objet, le choix
des cibles ou des victimes, les circonstances, l’exécution, et/ou les effets
acquièrent une signification politique, c’est à dire tendent à modifier le
comportement d’autrui dans une situation de marchandage qui a des conséquences
sur le système social”15.
On le voit, cette démarche combine un critère purement matériel à savoir tout
acte de force, indépendamment du statut de son auteur, et un critère purement
politique : la signification acquise de l’acte. Sur cette base, il est
possible d’identifier concrètement trois sous-ensembles. La violence
d’Etat : la monopolisation tendancielle de la force physique est le
fondement ultime de l’autorité du pouvoir politique : à l’extérieur dans
le concert des nations, comme à l’intérieur où elle constitue la garantie
d’effectivité de la règle de droit. Celle-ci, en effet, est une norme dont
l’inexécution est sanctionnée par une peine (privative de biens, de
liberté) ; sa mise en oeuvre exige le recours, ou la plausibilité du
recours, à la contrainte contre les récalcitrants. Dans un Etat de Droit,
l’emploi de la violence d’Etat, soigneusement codifié, bénéficie d’une
présomption de légalité, même si sa légitimité suscite nécessairement des
contestations, ne seraient-ce que réduites au groupe-cible. Cependant se
développent parfois, y compris dans les démocraties occidentales, des pratiques
parfaitement illégales. Les unes sont dues à des défaillances du contrôle
institutionnel opéré sur les personnels d’exécution : bavures policières,
autonomisation de facto de certains services, voire tortures16.
Les autres sont imputables à l’initiative même des Pouvoirs Publics, notamment
dans certaines conjonctures politiques (par exemple en relation avec la guerre
d’Algérie et le terrorisme O.A.S., les activités des “Barbouzes” ; ou
encore les attentats d’intimidation contre des organisations contestataires,
violentes ou non : I.R.A, E.T.A, Greenpeace). La violence
protestataire : dirigée contre l’ordre social, le régime politique ou,
simplement, les représentants et agents de la puissance publique, elle est
susceptible de revêtir des modalités extrêmement variées. Violences armées
d’organisations clandestines (I.R.A, E.T.A, F.L.N.C. ou, il y a quelques
années, Fraction armée rouge, Brigades rouges...) ; violences-déprédations
d’émeutiers, de manifestants contre des immeubles publics ou des propriétés
privées ; agressions physiques ou menaces verbales contre des agents de
l’Etat, des élus, des dirigeants politiques ; emploi de la force
matérielle, y compris la capacité d’obstruction du nombre, pour entraver le
fonctionnement régulier des services publics : barrages routiers, sit-ins
sur la voie publique, occupations sans titre de lieux privés ou publics,
etc...La frontière peut d’ailleurs être très ténue entre le cortège autorisé
qui provoque une gêne prévue et gérée par les Pouvoirs Publics, et celui, tout
aussi légal à l’origine, qui suscite une désorganisation concrète. On observera
que la violence comprise en ce sens inclut des formes d’action considérées
parfois par leurs auteurs comme non violentes. En outre le consentement tacite
de l’Etat n’efface pas nécessairement le caractère intrinsèque de l’opération
menée. La violence intersociale : on entend par là les affrontements ou
les menaces d’affrontements, qui mettent aux prises entre eux des groupes
sociaux. Alain Corbin a montré combien, au XIX° siècle, subsistaient de fortes
traditions belliqueuses entre les villages ruraux17.
De même les moeurs des compagnonnages étaient-elles d’une particulière
brutalité à l’égard des apprentis ; sous une forme à peine atténuée elle a
longtemps perduré dans les usines. Evoquons enfin les antagonismes liés aux
combats de la laïcité ou à l’intolérance religieuse. Mais aujourd’hui les
facteurs les plus persistants de cette violence collective potentielle se
situent ailleurs. Les crispations identitaires, liées à l’émergence générale
des nationalismes en Europe, à partir du dernier tiers du XIX° siècle, ont
favorisé de nombreux phénomènes de rejet hétérophobique et, tout
particulièrement, une relance de l’antisémitisme. Parallèlement l’essor de
l’immigration étrangère, au XXe siècle, qui, avec des décalages chronologiques,
concerne tous les pays de la zone sauf la péninsule ibérique et l’Italie, fait
naître des problèmes plus ou moins aigus d’acceptation sociale. C’est notamment
la question du racisme18.
La violence intersociale n’est pas intrinsèquement politique mais elle le
devient en raison des effets qu’elle engendre éventuellement : ce sont essentiellement
les possibilités stratégiques d’exploitation qu’elle ouvre au profit d’acteurs
politiques. Dans les démocraties européennes contemporaines, le critère le plus
clair du passage au politique est la requalification des faits en ce sens dans
le débat public : médias, enceintes parlementaires, instances politiques.
Cela ne s’opère pas toujours spontanément mais résulte parfois, au contraire,
d’un travail acharné pour faire reconnaître le caractère politique des
violences. Des observations fines permettraient d’identifier les codes qui
sous-tendent ces processus et confèrent une probabilité plus ou moins grande de
réussite aux efforts entrepris (suffit-il par exemple qu’il y ait implication
directe de militants comme ce fut le cas lors des affrontements entre
écologistes et aménageurs dans la Vallée pyrénéenne de l’Aspe en juillet
1992 ?). Trois dimensions du problème contemporain de la violence ont été
retenues, non sans arbitraire peut-être. Leur dénominateur commun est de
focaliser l’attention sur les fonctions psychosociales du recours à la force
dans un Etat de Droit afin de mieux en comprendre la persistance et, peut-être,
en gérer mieux les manifestations. La violence physique est d’abord un mode
d’affirmation politique, qui a encore beaucoup d’avenir sous des formes
probablement inédites. C’est aussi un comportement à (forte) charge
émotionnelle, éventuellement générateur de séquelles traumatiques durables,
dont la gestion par le système politique peut se révéler particulièrement
délicate. C’est enfin à sa marginalisation maximale que tendent les diverses
formes de contrôle social ; mais peut-on aller jusqu’au terme ultime de ce
processus sans coûts excessifs pour le système politique lui-même ?
Construction d’une identité et exhibition de
puissance
C’est en effet dans cette
double direction que se déploie l’affirmation politique par la violence. Dans
l’action, ou la perspective de l’action, la dimension physique de
l’affrontement catalyse de fortes solidarités ; elle réintensifie le
sentiment d’appartenance au groupe. J.K. Galbraith le notait à propos du lien
entre l’affirmation de l’Etat et sa capacité de préparer (ou faire) la guerre. “La
guerre, en tant que système social, écrivait-il, a non seulement constitué un
élément essentiel de l’existence des nations en tant qu’entités politiques
indépendantes, mais elle a également été indispensable à la stabilité
intérieure de leurs structures politiques. Sans elle, aucun gouvernement n’a
jamais été capable de faire reconnaître sa légitimité, ou son droit à diriger
la société” 19. Cette existence d’une menace, réelle ou
supposée, constitue l’incitation la plus forte à imposer aux citoyens la
conscience d’une allégeance nationale qui doit l’emporter sur toute autre et
légitime, le cas échéant, le sacrifice de vies humaines. Elargissant son
propos, Galbraith ajoute que “dans la vie quotidienne, cette situation est
représentée par l’institution de la police, organisme armé chargé expressément
de lutter contre les ennemis de l’intérieur avec des procédés militaires”20. La dimension : affirmation d’une
solidarité, se décèle notamment chez les individus enrôlés dans une structure
organisée : aussi bien du côté des militaires (la fameuse “fraternité de
combat”) et des forces de l’ordre21
que des militants de groupes clandestins en lutte contre le pouvoir établi.
Mais sous une forme plus éphémère, elle est présente aussi au coeur de l’émeute
(solidarités spontanées contre les “flics”). Plus troubles et plus illégitimes,
celles-ci peuvent donner lieu après coup à des désolidarisations compensatoires
enregistrées par exemple devant les micros des journalistes : “Nous ne
sommes pas des casseurs...”(Los Angeles, printemps 1992) “Nous ne sommes pas
des fascistes...” (Rostock, été 1992). C’est une caractéristique majeure du
passage à la violence physique, toujours “simplificatrice”, que d’exacerber la
coupure entre amis et adversaires22,
entre l’in-group et l’out-group. Et l’on sait, dans une guerre civile, le
caractère particulièrement redoutable de la sommation à devoir “choisir son
camp”23. Cette donnée, présente au coeur de
toute violence collective, explique l’attrait qu’elle peut exercer sur certains
styles de personnalités24.
De même contribue-t-elle à éclairer certains modes d’engagement sur des bases
autres que politiques ou idéologiques, dans l’armée et la police ou dans les
mouvements de résistance, les milices armées, etc... 25.
Exprimer une identité par la violence c’est aussi, inévitablement, faire surgir
un lexique autour duquel sympathisants et adversaires vont s’affronter pour
tenter d’imposer une dénomination légitime : (Jeunes) Travailleurs en
colère v/s pègre ou populace, résistants v/s terroristes, forces de l’ordre v/s
forces répressives ou flics. Les flambées de violences déprédatrices suscitent un
travail d’identification et de qualification presque uniquement externe, les
acteurs eux-mêmes s’évanouissant le plus souvent dans un silence que les
enquêtes à chaud des médias tentent de rompre, avec un bonheur inégal. La
bataille pour imposer les qualifications légitimes des événements et des
acteurs est, par excellence, une bataille politique26.
L’affirmation politique par la violence est encore et surtout une exhibition.
Puissance physique, et impuissance politique tout à la fois. Lorsque Alexandre
le Grand, au dire de Plutarque27,
tranche l’inextricable noeud gordien d’un coup d’épée, c’est parce qu’il trouve
plus rapide et plus efficace d’écarter spectaculairement les règles du jeu
prévues par l’Oracle. Utiliser la violence dans les sociétés démocratiques où
les processus d’institutionnalisation des conflits sont très développés,
témoigne d’une impatience ou/et d’une impuissance à utiliser les procédures
routinières de négociation et de représentation. Tant les observations
empiriques que les justifications avancées par les acteurs, montrent que les
recours à la violence sont basés sur la conviction qu’il n’existe pas
réellement d’autre moyen d’obtenir la prise en considération de ses attentes
ou, plus radicalement, d’imposer ses solutions. Même l’emploi de la force
publique signale, comme le notait H. Arendt, un échec du pouvoir politique à
fonctionner dans son cadre normatif28.
Les nombreux travaux analysés par E. Zimmermann 29
mettent l’accent sur le sentiment de discrimination subie par le groupe
contestataire, ou encore sur la perte de confiance dans le système politique.
En ce sens, l’apparition de la violence est un “signal de danger”30 c’est-à-dire l’indice d’un
dysfonctionnement du système politique : soit qu’il ait affiché une
indifférence foncière au problème dont la violence est le révélateur, soit
qu’il ait considéré les solutions préconisées comme radicalement inacceptables
pour sa survie, soit enfin qu’il ait été incapable de percevoir correctement ou
d’interpréter des signaux antérieurs de nature non violente. Notons, à propos
de cette dernière éventualité, qu’il existe des violences, particulièrement des
conflits armés, qui surviennent comme “effets émergents” d’une séquence de
situations que personne n’a réellement maîtrisée, faute d’une lecture correcte
des messages et réponses produits à chaque stade31.
La violence comme mode d’affirmation d’un pouvoir de faire front, est une
ressource politique inégalement disponible. S’agissant de la violence armée,
l’Etat dispose d’une écrasante supériorité technique qui n’a cessé de
s’accroître depuis l’époque où Engels, mais aussi Sorel, en tiraient quelques
conclusions stratégiques essentielles32.
Mais encore faut-il que les conditions politiques de son emploi en soient
réunies. Cependant l’évolution technologique a facilité aussi la banalisation
d’armes redoutables, de même que l’apparition de cibles à haute dangerosité
(centrale nucléaire, tunnel sous-marin, ouvrage d’art...). Plus que la capacité
de vaincre, la capacité de nuire gravement est à la portée de groupes bien
organisés, même petits, qui remplissent quelques conditions-clés : soutiens
extérieurs, sympathies au sein de l’appareil répressif d’Etat,
“professionnalisme”. Quant à la violence non armée, (à mains nues ou avec de
simples instruments de, ce que les juristes appellent des armes par
destination) la plausibilité d’y recourir renvoie à d’autres critères de
discrimination qui sont pour l’essentiel socioculturels. Il existe des groupes
sociaux où l’exercice physique (les militaires, les professionnels du sport),
le travail manuel et la force musculaire (les ouvriers, les paysans...) constituent
encore un facteur important de l’adaptation professionnelle33.
La valorisation de l’exploit physique semble y créer une propension plus
importante à admettre, le cas échéant, la violence à mains nues. Ce sont aussi,
pour certains d’entre eux, des groupes sociaux moins bien armés pour utiliser
les ressources spécifiquement politiques du système institutionnel, ne
serait-ce qu’en raison de leur sous-représentation dans les institutions
publiques. C’est pourquoi la légitimation (relative) ou la stigmatisation
absolue de la violence physique est sourdement un enjeu dans les antagonismes
de classe34. Le “handicap culturel” de ce répertoire
d’action s’ajoute à celui de son illégalité, sauf dans le cas de la violence
d’Etat. D’où l’importance politique des systèmes de légitimation
allégués : “la juste colère des travailleurs”, “la répression policière”,
“le désespoir de la paysannerie” ou, naguère, “la Cause de la Révolution”. Pour
des raisons sociales et culturelles profondes, la dynamique de l’Occident
marque d’un stigmate croissant ceux qui, dans le système démocratique,
cherchent à s’imposer comme acteurs par la force. Ce qui néanmoins n’exclut
pas, loin de là, l’existence du phénomène.
La violence dans les logiques de négociation et
marchandage Anthony Oberschall
observe que la violence est un moyen parmi d’autres de conduire un conflit et
que, souvent, elle est associée étroitement à des moyens pacifiques employés
concurremment 35.
Il en résulte d’importantes conséquences. Dans le souci de préserver les
chances d’un dialogue que l’on sait devoir accepter, il est fréquent de voir
les protagonistes modérer l’ampleur du recours à la force. En revanche, une
violence soft parait à de nombreux contestataires comme le moyen efficace de
s’imposer à la table de négociation dans un système démocratique ; du
moins à deux conditions. La première est l’exigence de visibilité : il
faut que les médias en parlent. La couverture journalistique joue un rôle
décisif d’orchestration ou d’amplification36.
Mais leur logique est de privilégier en ce domaine le spectaculaire ou l’inédit
qui frappe l’imagination. La seconde condition est de ne pas franchir un
certain seuil au delà duquel elle deviendrait contre-productive dans la
perspective de négociation. Soit parce qu’elle provoquerait le surgissement de
“préalables” ; soit parce qu’elle déclencherait l’apparition de réflexes
sécuritaires susceptibles de faire passer au second plan les problèmes de fond
qu’on avait voulu imposer sur le devant de la scène ; soit enfin parce
qu’elle risquerait de légitimer en réponse un recours à la force susceptible
d’enclencher un scénario d’escalade plus difficilement maîtrisable. Ainsi
existe-t-il dans nos sociétés des formes de violence modérées, banales,
acceptées. Inscrites de facto dans le jeu institutionnel routinier, ces formes
de violence (occupations illégales de la voie publique, barrages routiers,
déprédations relativement bénignes, actions plus spectaculaires que brutales,
séquestrations à la fois brèves et sans brimades notables) constituent, dans
l’intervalle des consultations électorales, une manière de “faire de la
politique d’une autre façon”37.
Le plus singulier sans doute est le fait que l’Etat démocratique lui-même est
conduit non seulement à tempérer l’emploi des forces de l’ordre mais à tolérer
délibérément un niveau de violences modérées et momentanées, parfois en
parfaite connivence avec l’“adversaire”38.
Cet Etat ne pratique plus, comme avant le XIX° siècle ou dans les dictatures
contemporaines, une stratégie de “représailles massives” mais une “riposte
graduée” qui s’inscrit dans une logique de compatibilité avec l’exigence de
libre expression. La culture démocratique tolère des marges de violence non
seulement verbale mais également physique sans s’en trouver déstabilisée.
Cependant il est une importante exception à cette réalité d’une intégration de
facto de la violence dans le jeu politique routinier. C’est le cas où la
violence exercée s’inscrit dans une logique de terrorisation. La stratégie de
la terreur est un paroxysme de l’affirmation de soi, intégralement négateur de
l’existence d’autrui. D’où son rapport particulièrement étroit avec la mort
infligée. Elle ne relève plus, intrinsèquement, d’une recherche du compromis,
du dialogue, de l’échange ; elle cherche à paralyser. Paralyser les
résistances de la Société ou paralyser la volonté de l’Etat, cherchant à mettre
en place une sorte de rapport éthologique de proie à prédateur. Comme l’écrit
D. Apter : “La cible commune du terrorisme est la légitimité de l’Etat, sa
crédibilité morale...Le premier acte du drame social du terrorisme consiste en
une bataille du bien contre le mal, la plus ancienne de toutes les histoires de
l’humanité. Mais le deuxième acte tend à créer un moment disjonctif, point de
rencontre des crises”39.
Le critère de l’entreprise de terrorisation est le franchissement délibéré de
tous les “seuils d’acceptabilité sociale”. Rien sans doute n’est plus subjectif
que cette notion de seuil dont on saisit tout de suite la relativité selon les
situations vécues par les agents sociaux. Pourtant on repère clairement les
traces d’un travail à la fois policier, politique et médiatique tendant à
identifier des paliers de violence en termes de défis à gérer, de réponses
politiques à apporter, de couverture journalistique à assurer. De même,
l’expérience de S. Milgram avait elle permis de tester des seuils de résistance
au commandement de “l’autorité légitime” ordonnant d’infliger des souffrances40. La recherche de l’intensité du stress
qui est au coeur de la stratégie de terreur, implique d’abord le franchissement
de la barrière du sang versé. Entre les dommages causés aux biens et les
blessures délibérément infligées aux personnes il existe un fossé dont rend
compte un traitement médiatique en général extrêmement différent41. Un second type de seuil se situe sur le
terrain du choix des cibles. La stratégie de terrorisation cherche à briser
progressivement le sentiment de sécurité en écartant toutes barrières qui
sembleraient mettre à l’abri telles ou telles catégories de populations ;
d’où en retour ces expressions : “attentats aveugles...victimes
innocentes..” 42.
Un troisième type de seuil renvoie à une sorte d’escalade de l’intensité :
nombre des victimes, fréquence des actions, renchérissement des exigences...
Sous le regard attentif des media, aujourd’hui : “Terrorists choreograph
their violence”43.
Avec des moyens incomparablement plus puissants le terrorisme d’Etat obéit, lui
aussi, à cette logique d’insécurisation généralisée. Les régimes nazi et
stalinien avaient aboli toute stabilité de la loi et toute définition
restrictive des infractions 44.
Tendanciellement, personne ne pouvait se considérer comme totalement à l’abri
de leur appareil répressif. Et cette logique de destruction impliquait aussi
bien la dégradation psychologique que l’élimination physique des “adversaires”.
Les stratégies de terrorisation à large échelle entraînent nécessairement des
séquelles traumatiques. C’est là d’ailleurs que se joue une différence
essentielle entre la violence physique et des “violences” qui demeurent
purement économiques ou symboliques. Transmise d’une génération à l’autre, la
mémoire de l’horreur constitue une donnée essentielle pour la compréhension
d’un comportement contemporain comme l’expression d’identité juive dans les
démocraties occidentales. Sur un tout autre plan la notion de séquelle
traumatique permet également de mieux appréhender la manière dont se
construisent certains comportements fondés sur la culpabilité45
ou sur le déni (les “blancs de l’histoire” repérables en Allemagne mais aussi
en France ou en Espagne).
L’implication émotionnelle des acteurs dans la
violence qu’ils mettent en oeuvre
est une donnée importante à prendre en considération car elle appelle des modes
de gestion politiques qui ne sont pas identiques. C’est l’intérêt de distinguer
une violence colérique, souvent mais pas toujours, liée à des pratiques
protestataires46,
et une violence instrumentale calculée, graduée, qui est en principe le mode
normal d’intervention de l’Etat démocratique à l’intérieur comme à l’extérieur.
La première est en quête de profits psychologiques immédiats, au niveau d’une
libération de tensions insupportables, la seconde se situe dans un rapport très
politique : fins-moyens. Il s’agit cependant de deux modalités
ideal-typiques, c’est-à-dire qu’elles servent davantage comme guide de lecture
des réalités observables que comme description empirique des faits. Elles se
rencontrent en effet rarement à l’état pur. Il convient donc d’utiliser cette
distinction comme moyen de déchiffrer l’inégale présence de cette double
dimension dans les comportements effectifs.
La violence colérique.
Elle peut être définie comme un acting out
destructeur provoqué par une décharge d’agressivité. C’est donc le lien qu’elle
entretient avec cette “disposition” psychologique qui lui confère son dynamisme
propre, notamment dans son mode de surgissement et d’épuisement47. Si on laisse de côté les thèses
éthologistes sur l’agressivité qui soulèvent la question - insoluble en
sciences sociales - de son caractère inné ou acquis, deux grandes
problématiques psychosociologiques fournissent des clés pour en comprendre le
fonctionnement politique. Ce sont d’abord les théories de la frustration
relative auxquelles les travaux de Gurr et des Feierabend ont fourni un ample
matériau empirique. Emprunté par eux à Berkowitz le concept de frustration peut
se définir comme la différence entre un plaisir escompté comme accessible ou
légitime, et la réalité d’une privation48.
Selon Berkowitz, la frustration engendre la séquence : colère...
identification d’une cible... infliction d’un dommage... diminution de la
pulsion agressive par assouvissement partiel...réduction (momentanée) du
sentiment de frustration. Cependant il ne s’agit que d’un scénario de réponse
possible. Divers facteurs, notamment psychologiques, socioculturels et
politiques, peuvent favoriser d’autres séquences : blocage du passage à
l’acte avec, par exemple, retournement contre soi de l’agressivité, ou encore
résignation dans le ressentiment. Les enquêtes précitées concluent que les
frustrations d’ordre économique dans une population hétérogène sont les plus
porteuses de violences, bien davantage que les frustrations engendrées par les
inégalités de statuts, de participation, ou encore de perspectives
d’autoréalisation 49.
Mais, bien entendu, ces diverses sources de frustrations peuvent se cumuler,
donc augmenter la plausibilité du passage à la violence (catholiques de l’Ulster).
A noter que cette analyse probablement adaptée à l’interprétation des violences
sociales aux Etats-Unis ne saurait rendre compte sans difficultés de l’absence
de violence politique dans les communautés de travailleurs immigrés en Europe50. L’autre grande catégorie
d’interprétations du lien entre agressivité et violence met l’accent sur les
mécanismes culturels d’apprentissage et de valorisation des comportements
agressifs. Dans son ouvrage de référence Albert Bandura minimise l’importance
initiale des phénomènes purement émotionnels comme le ressentiment, la fureur,
la colère. “Une culture, écrit-il, peut produire des gens hautement agressifs
tout en maintenant un faible niveau de frustration, en valorisant les
performances agressives, en fournissant des modèles d’achèvement de type
agressif, en assurant à ceux qui recourent à des actions agressives des
gratifications ou des récompenses”51.
Au sein des sociétés occidentales, il est intéressant de repérer des
subcultures, propres à des classes sociales ou à des groupes sociaux, qui se
révèlent plus accueillantes à l’affirmation de soi dans la violence physique,
cultures ayant conservé davantage d’inclination pour les “valeurs viriles”52. Les caractéristiques essentielles de la
violence colérique peuvent être rassemblées autour de deux éléments : . Le
premier est la suspension, au moins partielle au coeur de l’action, du calcul
rationnel : coûts/avantages. Ira brevis furor. (Sénèque) L’intensité de la
violence exercée peut en effet être tout à fait contre-productive
politiquement ; le choix des cibles apparemment absurde (par exemple l’attaque
de perceptions pour protester contre la pression fiscale). Cela ne signifie pas
qu’elle ne puisse être instrumentalisée c’est à dire intégrée ex-post comme
élément d’un calcul politique, voire délibérément provoquée dans ce but. Il y a
en effet manipulation inévitable de la colère par des agents politiques qui
vont l’exploiter, l’interpréter, bref tenter d’en tirer un profit politique.
Mais par nature, elle ne se laisse pas enfermer dans des limites rigoureusement
prévisibles ; elle n’est donc pas facile à réguler par ceux qui
l’instrumentalisent53ou
la redoutent. Il est difficile à quiconque, y compris aux acteurs eux-mêmes (on
pense notamment aux phénomènes de foule) d’anticiper avec certitude le moment,
les formes et l’intensité de ces phénomènes souvent qualifiés métaphoriquement
de volcaniques. On l’observe aisément avec les récentes émeutes urbaines, en
France, en Grande-Bretagne, en Allemagne, qui ont pris à contre-pied
gouvernants et observateurs. Il s’ensuit, et ceci est politiquement très
important, une finalisation approximative de l’acting out. Avant tout
libération de tensions agressives accumulées, la violence colérique des acteurs
ne se donne pas d’emblée des objectifs politiques très élaborés ni même parfois
totalement cohérents. Fréquemment, le mouvement éclate avant que n’ait été
définie une plate-forme revendicative. Celle-ci se trouve rédigée, ou du moins
complétée, après coup ; et pas toujours par les auteurs eux-mêmes des violences.
Elle le sera lorsque doivent s’ouvrir des négociations ou, tout simplement sous
l’injonction des questions posées par les journalistes : “Mais quels sont
donc les objectifs de votre mouvement... ?”. En revanche, il est fréquent
qu’au coeur de l’action s’exprime fortement une dimension véritablement
ludique, que M. Maffesoli évoque lorsqu’il propose l’expression de
violence orgiaque54.
L’ivresse de “tout casser” ou de “cogner les flics” se situe dans l’univers de
la gratuité politique même si, bien entendu, d’autres acteurs s’apprêtent à
l’intégrer dans leur calcul pour susciter la peur par exemple, ou au contraire
faire sortir des réformes de l’ornière. Cette dimension rend différente la gestion
du phénomène de violence dans le cadre du système politique démocratique. Le second est l’identification d’une
victime émissaire. Cette notion doit être soigneusement distinguée de la
simple cible d’une violence calculée. Comme l’écrit René Girard, “la violence
inassouvie cherche et finit toujours par trouver une victime de rechange. A la
créature qui excitait sa fureur, elle en substitue une autre qui n’a aucun
titre particulier à s’attirer les foudres du violent, sinon qu’elle passe à sa
portée”55. La thèse centrale de Girard est qu’un
tel mécanisme fonde l’institution des rites sacrificiels. A la violence de tous
contre tous et à son cycle répétitif qui menace le groupe et ses membres, va se
substituer un événement symbolique résolutoire : jadis le sacrifice
religieux ; aujourd’hui le travail juridique du juge ou encore,
ajoutera-t-on, les diverses procédures de responsabilité politique. Mais
l’explosion de violence colérique est précisément une mise en échec, au moins
momentanée, de ces mécanismes de contrôle social. Il y aura donc régression du
rituel, à forte capacité symbolique, vers des pratiques de pure violence
physique. “Toute communauté en proie à la violence ou accablée par quelque désastre
auquel elle est incapable de remédier se jette volontiers dans une chasse
aveugle au bouc émissaire. Instinctivement, on cherche un remède immédiat et
violent à la violence insupportable. Les hommes veulent se convaincre que leurs
maux relèvent d’un responsable unique dont il sera facile de se débarrasser. On
songe tout de suite, ici, aux formes de violences collectives qui se déchaînent
spontanément dans les communautés en crise, aux phénomènes du genre lynchage,
pogrom, justice expéditive, etc...” 56.
La désignation du bouc émissaire obéit à une logique spécifique : non pas
une victime coupable mais une victime sacrifiable. Les victimes ne sont pas
choisies en raison des “crimes” qu’on leur attribue mais des “signes
victimaires” qui les caractérisent. Elles sont à la fois “différentes” de
l’in-group, mais présentes et visibles à ses yeux ; elles appartiennent
par exemple à une minorité différenciée ou encore se situent dans le groupe mais
à la marge, soit aux sommets de la hiérarchie sociale (les “grands”, le
Prince...) soit à sa périphérie dépréciée. “Lorsque un groupe humain, ajoute
Girard, a pris l’habitude de choisir ses victimes dans une certaine catégorie
sociale, ethnique, religieuse, il tend à lui attribuer les infirmités ou les
difformités qui renforceraient la polarisation victimaire si elles étaient
réelles”57 (caricatures racistes par exemple mais
aussi législations discriminatoires). Comment gérer cette forme spécifique de
violence dans un système démocratique ? Les réponses envisageables sont
susceptibles de se situer théoriquement à deux niveaux. Le premier est celui du
traitement des situations concrètes génératrices de cette irruption de colère.
En réalité de nombreux obstacles entraveront une action efficace. Il n’est pas
simple de s’attaquer effectivement aux inégalités économiques et culturelles
tout en évitant d’aggraver les tensions sociales ; encore moins facile
d’obtenir des résultats rapides en s’en prenant aux schèmes culturels qui
valorisent les comportements violents. Il n’est même pas sûr qu’une telle
démarche (la première surtout) soit toujours pertinente dans ce but. Le second
niveau d’intervention, mieux adapté au moins à court terme, est celui d’un
travail plus proprement symbolique58.
La volonté d’affirmation, voire la revendication confuse de participation
politique qu’exprime le recours à la violence, appelle en retour des “gestes”,
au sens tocquevillien du terme, de prise en considération : ouverture d’un
dialogue, même et surtout s’il est rugueux ; stigmatisation moins des
personnes que des actes de violence inacceptables ; travail psychologique
et politique de dissociation/discrimination entre les comportements condamnés.
L’écueil principal est alors d’éviter de franchir le seuil au-delà duquel la
violence apparaît “récompensée” par des gratifications, donc encouragée à
éclater de nouveau. Par ailleurs, les mécanismes de responsabilité politique en
démocratie offrent, mieux que dans d’autres régimes, une issue à la quête de
victimes émissaires acceptables. Ce sont les fameux “fusibles” qui permettent
de sacrifier des “responsables”, contribuant ainsi à exorciser les sentiments
d’impatience et d’impuissance qui se situent à l’origine de la violence.
“Quelque chose se passe.. !” Ainsi s’opère un travail de resymbolisation
qui est de l’essence même du politique.
La violence instrumentale.
Elle est exercée, sans passion ni agressivité
incontrôlée, en vue d’atteindre des objectifs définis. Elle s’inscrit
directement dans une logique de calcul et d’efficacité ; ce qui implique
la recherche consciente d’une proportionnalité des moyens mis en oeuvre par
rapport au but recherché. Cette modalité de la violence est censée
caractériser, tout d’abord, la coercition d’Etat. L’ambition des dirigeants
démocratiques, les attentes générales de la Société vont dans le sens de cette
discipline rigoureuse des personnels spécialisés dans la mise en oeuvre
éventuelle de la force. Il est loin le temps où les chefs de guerre devaient
concéder à leurs troupes le sac des villes prises même si subsistent
aujourd’hui des traces de cet état d’esprit dans certaines conjonctures (difficultés
à faire traduire devant les tribunaux les auteurs d’excès). Lorsque, face à la
contestation intérieure, l’Etat déploie son appareil de contrainte, la
préoccupation d’éviter les “bavures policières” est devenue, chez les
gouvernants, un objectif de premier plan en raison des conséquences politiques
négatives susceptibles d’en surgir. Vieille exigence de la démocratie libérale,
l’emploi de la force doit être proportionné à la gravité du trouble à l’ordre
public. On observe, en longue période, comme le montrent bien les travaux en
cours de Patrick Bruneteaux, un double mouvement tout à fait caractéristique de
ce point de vue. D’une part une professionnalisation accrue des personnels
déployés ; d’autre part un renforcement de leur formation technique et
psychologique qui accorde une place centrale au contrôle de l’émotivité.
Cependant la violence instrumentale n’est pas l’apanage du seul Pouvoir d’Etat
dans les démocraties européennes contemporaines ; elle est aussi un mode
d’expression contestataire. Le recours à une violence calculée et calculatrice
est le fait d’organisations, extérieures mais aussi indigènes (du type I.R.A. ,
F.L.N.C. corse, E.T.A. basque...), dont c’est le mode “normal” d’insertion dans
le jeu politique, compte tenu de leurs objectifs et des moyens réels dont elles
disposent pour maximiser leur affirmation politique. Bien entendu, ces
organisations recrutent en partie sur la base de ressentiments actifs. Mais
elles n’atteignent leur pleine efficacité qu’au prix d’une discipline impitoyable
et d’une professionnalisation certaine. Souvent le militant convaincu y côtoie
le “technicien” fasciné par les armes, voire le mercenaire motivé par l’argent 59. Par ailleurs des organisations
parfaitement légales (syndicats, groupes de pression, partis) peuvent également
recourir délibérément à des formes soft de violence. Il s’agit d’affirmer une
représentativité sur le terrain en démontrant une capacité d’entraver et, plus
largement, de mobiliser. Selon la thèse développée par Charles Tilly, la
violence est envisagée, par les challengers des détenteurs du pouvoir, comme
une ressource parmi d’autres (le répertoire d’action) leur permettant de
s’imposer dans le jeu politique. Si les gains escomptables sont élevés et les
coûts réduits, notamment en termes de répression, alors la probabilité d’un
recours à la violence augmente dès lors que surgit une conjoncture favorable,
c’est-à-dire une mobilisation croissante autour des revendications rejetées par
les gouvernants60.
La violence est donc le résultat d’un processus. Cependant les partis, plus que
les syndicats ou les groupes d'intérêts, doivent être particulièrement
attentifs à l’éventuelle contre-productivité des interventions de ce type du
fait que leur répertoire d’action, en démocratie pluraliste, est principalement
orienté vers les luttes électorales. Une caractéristique majeure de cette forme
de violence, d’ailleurs également soulignée par Charles Tilly, est l’exigence
d’organisation, voire d’institutionnalisation. Il est impératif, en effet, de
conserver de bout en bout la totale maîtrise de l’action, malgré les risques
permanents de dérapages. Normalement l’Etat est assez bien placé pour
satisfaire à cette condition, mais aussi des organisations fortement
structurées (en témoigne l’organisation toute militaire du syndicalisme paysan
en Bretagne dans les années soixante, ou encore celle du service d’ordre
C.G.T.) 61. Ainsi peut-on avancer que l’affirmation
croissante d’une violence purement instrumentale dans les sociétés européennes
occidentales est corrélée avec ces processus d’institutionnalisation qui les
travaillent en profondeur depuis plusieurs siècles. Elle contraste avec
l’extrême cruauté qui accompagnait encore massivement, au XVIII° siècle, la
violence d’Etat, les jacqueries paysannes, ou les journées révolutionnaires.
Cela ne signifie pas que cette évolution limite nécessairement l’ampleur des
destructions ou des crimes. Lorsque aucun frein ne restreint son emploi
“rationalisé” au service de fins totalitaires, on se trouve confronté à une
logique d’extermination programmée, méthodique et froide comme le fût la
“solution finale” mise en oeuvre par le III° Reich. A la différence de la
violence colérique, la violence instrumentale appelle directement l’attention
sur les objectifs qu’elle sert. C’est donc à ce niveau qu’elle doit être gérée.
Encore faut-il que les exigences formulées soient négociables dans le cadre du
système politique. Dans l’affirmative, la conclusion d’un compromis acceptable
par les deux parties entraîne une disparition effective de la violence. Mais le
risque encouru est d’encourager d’autres acteurs à mobiliser à leur tour une
ressource politique qui s’est révélée payante. Les répertoires d’action
violente sont suffisamment diversifiés, la Société contemporaine suffisamment
fragile avec ses mécanismes sophistiqués, pour que le recours à cette ressource
politique apparaisse à beaucoup comme une véritable tentation. Il est très
possible qu’à l’avenir se multiplient des actions contestataires violentes, à
niveau d’ailleurs fréquemment modéré, surtout si devait s’approfondir la crise
des institutions classiques de représentation, notamment au niveau européen où
le déficit démocratique est le plus aigu.
La marginalisation de la violence physique comme
exigence de fonctionnement des sociétés contemporaines.
Témoin d’un basculement des valeurs qui
s'opérait sous ses yeux, Spencer opposait sociétés militaires et sociétés
industrielles. Les premières ne craignaient pas de légitimer hautement la nécessité
de la violence comme moyen d’assurer le destin du groupe. Elles cultivaient
l’éloge des vertus guerrières à travers les figures emblématiques du
“soldat-paysan” attaché à sa terre (Rome), du “chevalier” épris de prouesses
sur le champ de bataille comme dans les tournois (Moyen-Age), du condottiere ou
du conquistador réalisant pleinement un idéal brutal d’affirmation héroïque
(Renaissance). Et l’on sait la part du culte de la force dans les discours
d’exaltation patriotique jusqu’au XXe siècle. La conquête de la gloire, valeur
référentielle suprême dans ces sociétés, était indissociable des combats et
périls physiques qu’ils faisaient encourir. Mais cet éloge de la guerre, si
présent dans l’oeuvre d’un Joseph de Maistre ou même d’un Proudhon, ne se réduisait
pas à des significations purement militaires. L’apologie de la violence
révolutionnaire par Sorel était explicitement rapportée à ce qu’il appelait “la
conception noble de la guerre”63.
Quant à Lénine, stratège de la conquête du pouvoir, Perry Anderson a souligné
combien il affectionnait les métaphores militaires qui abondent effectivement
dans son oeuvre64.
L’éloge de la violence, mise au service
de la révolution, prolonge une attitude antérieure de célébration de la
violence physique au service d’une juste cause : la gloire de Dieu dans la
figure du croisé, le redressement des torts chez le bandit d’honneur
(Hobsbawm), l’exigence de laver un affront dans le code d’honneur des
gentilshommes mais aussi des bandes rivales de villages ou des gangs mafieux.
Les sociétés contemporaines, parce qu’elles sont démocratiques mais aussi, et
surtout peut-être, parce qu’elles sont marchandes, font totalement basculer les
représentations de la violence physique. Non sans se trouver confrontées à
quelques contradictions. . L’activité économique fortement intégrée exige une
pacification particulièrement poussée des rapports sociaux. La violence n’est
pas seulement destructrice (en quoi déjà elle entrave les processus
d’accumulation du capital productif) ; elle est bien davantage
désorganisatrice, heurtant alors de plein fouet les logiques de rationalisation
du travail et d’interdépendance croissante des échanges qui caractérisent les
systèmes économiques développés. Si le capitalisme est agressif, ce n’est pas
d’abord, comme le pensait Lénine, en poussant à la guerre ; c’est en
jouant sans merci des lois de la concurrence. Or la “violence économique” peut
n’être pas moins douloureuse que la violence physique65.
On le voit bien en Allemagne aujourd’hui où la destruction du tissu économique
hérité du régime socialiste de la R.D.A. crée, au moins transitoirement, des
situations proches du désespoir. La dureté des logiques purement “économistes”
engendre des facteurs théoriquement favorables à un retour de la violence. En
effet la perte collective de l’emploi, la destruction d’un environnement
familier par des “équipements lourds”, la constante pression sur le
consommateur sont à l’origine de frustrations nombreuses qui doivent être
socialement gérées. Des législations par exemple visent à atténuer les rigueurs
résultant d’une exclusive prise en compte des exigences économiques dans la
gestion des entreprises : on pense bien sûr au régime de
l’allocation-chômage ou aux transferts sociaux. Mais leur efficacité dépend en
dernière analyse du maintien à bon niveau des performances économiques, qui ne
saurait être indéfiniment garanti en longue période. En outre, il n’est
nullement assuré que les conséquences de la liberté d’établissement, dans les
pays de la CEE, seront toujours faciles à maîtriser ; des difficultés
économiques graves et persistantes peuvent faire naître des tensions entre
communautés qui cohabiteront sur un même territoire. Une grande attention
préventive devrait être apportée à cette éventualité. . Le triomphe
contemporain des valeurs de la démocratie pluraliste en Europe entraîne la
forclusion officielle de toute violence physique comme moyen de contester la
loi ou d’obtenir la solution d’un conflit. La seule arme reconnue en pleine
légitimité aux mécontents est celle du bulletin de vote. Elle l’emporte sur
toute autre. Parallèlement, c’est le déploiement de la violence d’Etat qui
s’entoure d’une circonspection croissante. L’idéal démocratique postule en
effet que la loi s’impose normalement du fait de sa seule légitimité ;
parce qu’elle est l’expression de la Volonté générale. Pourtant, il est non
moins vrai que la force du droit, l’autorité de la loi reposent, en dernière
instance, sur le monopole de la coercition, c’est à dire sur la violence. Ce
qui caractérise l’Etat de droit, par opposition à tous les régimes tyranniques,
ce n’est pas l’impossible renonciation à la force mais la soigneuse
codification de ses conditions d’emploi. La norme juridique demeure une
injonction ou un interdit dont le non-respect justifie, au terme de garanties
procédurales, le recours à la contrainte matérielle. Malgré cette réalité
incontournable, la formulation selon laquelle la démocratie repose sur la force
matérielle, celle de la police et des prisons est intolérable. Intolérable aux
gouvernants dont elle saperait indirectement l’autorité en facilitant la légitimation
des contestations par la violence ; intolérable aux gouvernés dont
l’obéissance à la loi devient narcissiquement moins coûteuse si elle n’apparaît
pas comme la soumission à la force. C’est pourquoi on observe la mise en place
de mécanismes élaborés destinés à gérer cette contradiction : . discours
d’occultation de la violence derrière une célébration appuyée de la
souveraineté du Peuple , du “bon citoyen” qui respecte la Loi , paie ses impôts
et se rend aux urnes pour exercer son droit de vote. . discours d’euphémisation
qui introduisent les distinctions entre violence et coercition, violence et
contrainte d’intérêt général. . discours de déni construits sur l’opposition
entre solution politique d’un conflit et solution de force. En réalité la
solution politique est toujours appuyée sur la construction d’une situation, en
termes de légalité et légitimité, qui rend l’usage effectif de la force - mais
non sa présence en arrière plan comme garantie d’effectivité - simplement
inutile en raison de la disproportion créée entre les protagonistes66. Mais le discours démocratique est
soumis à un défi spécifique lorsque le libre jeu du suffrage universel ouvre
aux ennemis de la démocratie la plausibilité d’un accès au pouvoir d’Etat. Les
événements de janvier 1992 en Algérie ont réactivé le débat sur l’acceptabilité
d’un recours visible à la force pour annuler les résultats d’un scrutin. Nul
doute qu’il gagnerait en intensité dramatique si un jour, dans un pays
européen, se trouvaient réunies des conditions politiques analogues à celles
que la popularité du F.I.S. avait créées sur l’autre rivage de la Méditerranée.
Le renforcement du contrôle social comme garantie
de marginalisation de la violence politique.
Cette proposition peut sembler surprenante puisque
les sociétés occidentales sont à la fois plus permissives et moins violentes
depuis que la démocratie pluraliste s’y est consolidée dans les quatre
dernières décennies. Pourtant de trois points de vue théoriques différents on
se trouve orienté vers la même conclusion. . La problématique éthologiste qui
rapporte la violence à l’agressivité, souligne que dans le règne animal, celle
ci fait l’objet de blocages instinctuels spécifiques pour en interdire des usages
dévastateurs, notamment au sein de l’espèce. L’Homme a perdu l’usage des
automatismes inhibiteurs présents en amont de l’évolution alors qu’il est
devenu capable d’une violence infiniment supérieure à celle du règne animal. En
outre, ses conditions d’existence multiplient les occasions de déclenchements
d’agressivité : densité de population, intrication des “territoires”,
langages complexes facilitant les mésinterprétations. Il faut donc qu’il existe
de puissants relais pour suppléer les instincts défaillants ; ce sont les
contrôles culturels67.
. La problématique de l’apprentissage (Bandura, Skinner) débouche sur l’idée
que les modèles de comportements proposés à l’observation peuvent contribuer,
s’ils sont non agressifs, au contrôle de la violence physique. On se trouve
notamment confronté ici à la question de savoir si le spectacle de la violence
politique dont la télévision se nourrit pour des raisons d’audimat, facilite
l’imitation ou, au contraire, joue un rôle cathartique de purgation symbolique.
Une énorme littérature s’est penchée sur cette question qui aboutit à des
conclusions globalement indécises, ce qui s’explique aisément. En effet, il
faut prendre en considération de très nombreuses variables : la
coexistence de modèles agressifs et non agressifs, l’inégale valorisation qui
en est proposée, l’inégale possibilité offerte aux téléspectateurs de
s’identifier aux auteurs de violences compte tenu des prédispositions des
premiers et du statut sociopolitique des seconds68.
En cas de violence intense, le spectacle particulièrement coûteux
psychologiquement de ses effets dramatiques, en termes de souffrances infligées
à des innocents, réactive des inhibitions culturelles apprises69. Encore faut-il s’attendre à ce que ce
mécanisme joue de façon sélective sur des personnes capables d’empathie. . La
problématique psychosociologique explique le passage de la frustration à la
violence en faisant intervenir trois catégories de variables 70.
Ce sont les justifications normatives ou éthiques de la violence, surtout si
elles peuvent être rapportées à des autorités particulièrement légitimes ;
ce sont ensuite les justifications utilitaires c’est à dire la conviction que
la violence paie parce que les “punitions” ne sont ni sévères ni
certaines ; ce sont enfin les aptitudes à la fois techniques et politiques
du régime gouvernemental à combattre la violence (y compris la capacité
d’obtenir des soutiens extérieurs à la répression ou de réduire ceux des
contestataires). A ces trois niveaux ce sont bien diverses modalités de
contrôle social qui peuvent jouer le rôle de frein efficace à l’apparition de
la violence politique : le renforcement de légitimité des discours de
stigmatisation et l’efficacité accrue dans la poursuite des auteurs de
violences. Conformément à ces problématiques on observe effectivement des
manifestations de l’accroissement du contrôle social au sein des démocraties
européennes. Tout d’abord cela concerne leur propre appareil de contrainte qui
est mieux tenu en mains politiquement, mieux formé professionnellement et psychologiquement71. Cela s’exprime aussi par une pression
culturelle accrue pour disqualifier les recours à la force. Les justifications
idéologiques dotées d’un minimum d’autorité intellectuelle ont quasiment
disparu avec l’évolution du marxisme occidental et l’obsolescence des discours
révolutionnaires72.
Et si les médias montrent beaucoup la violence, cette présentation est rarement
accompagnée d’un commentaire qui la place sous un jour favorable, à l’exception
récente de la guerre du Golfe73.
Même s’il est permis de s’en féliciter, cette évolution, assez récente
(postérieure à la fin des guerres coloniales), assure la mise en place d’un
contrôle social accru par disparition de discours dissonants. Ses effets sont
peut-être visibles dans la mise en échec, au cours des décennies soixante-dix
et quatre-vingts, des tentatives de déstabilisation en R.F.A. ou en Italie, due
largement à la désolidarisation des couches sociales au nom desquelles était en
principe mené le combat. Mais toute lutte prolongée contre la violence fait
surgir le problème du renforcement des législations répressives (pouvoirs
spéciaux en Algérie 1956, loi française anti-casseurs 1972, aujourd’hui
abrogée) ; surtout elle alourdit le climat politique (les fameuses “années
de plomb” en Allemagne) et réactive les discours d’ordre ou les exigences
sécuritaires qui constituent des demandes de contrôle social accru. Cependant la violence n’est pas condamnée à
disparaître. Pour deux raisons au moins. Tout d’abord parce que les normes
démocratiques elles-mêmes inclinent à une tolérance accrue des modalités
d’expression contestataires, y compris lorsqu’elles empruntent la forme d’une
violence qui demeure soft. Il arrive de plus en plus souvent à l’Etat de
supporter un certain niveau de violence, pendant un certain temps ; qu’il
s’agisse de laisser ouverte la possibilité d’une négociation (le conflit
Comapêche en septembre 1991) ou simplement de donner à une frustration
collective une sorte d’expression purgative (le conflit des chauffeurs routiers
en juillet 1992). Autre facteur qui incline à sa persistance : le fait que
la forclusion générale du recours à la violence physique l’érige, en retour, en
figure emblématique de la transgression. Et cela d’abord dans les groupes
sociaux menacés économiquement et plus faiblement acculturés aux valeurs
dominantes. D’où les troubles des banlieues, ou encore l’évolution de certains
conflits sociaux dans l’agriculture et les industries économiquement
déclinantes. Mais la volonté de transgression touche aussi des individus dont
l’itinéraire biographique est dominé par le refus de toute intégration ;
ils constituent un vivier pour d’éventuelles organisations clandestines. Les
sociétés occidentales ont sans doute un long chemin à parcourir en compagnie de
radicaux en quête de “justes causes”. La violence politique est réputée
déstabilisatrice. En réalité, ce jugement spontané n’épuise pas tous les
aspects d’un phénomène plus complexe. Il est probable au contraire que les
démocraties pluralistes tirent quelque profit d’un certain niveau de violence
dans deux catégories de situations. C’est d’abord celle d’une menace, externe
ou interne, qui manifeste l’existence d’un ennemi irréductible ; il sera
possible de l’invoquer pour susciter un resserrement des allégeances aux
valeurs de l’Etat et de l’ordre démocratique - encore faut-il que celle-ci
demeure suffisamment marginale pour pouvoir être contenue sans mise en place de
mesures exceptionnelles durables dont l’effet serait au contraire de gangrener
la démocratie - . C’est aussi, dans une toute autre direction, la violence
chronique de (relativement) faible intensité qui, fréquemment, se déploie dans
les conflits sociaux. En dehors des canaux institutionnels mais en connexion
étroite avec eux, elle contribue objectivement à élargir l’expression politique
de groupes socioprofessionnels largement démunis de ressources strictement
politiques. Il n’est donc pas inexact de dire que, dans ce cas de figure, elle
permet paradoxalement d’enrichir la démocratie74.
Notes
3 G. Sorel,
qui déteste J. Jaurès, observe avec acrimonie que celui-ci, malgré son
humanisme, absout les massacres de septembre 1792 in Réflexions sur la
violence, (1908), Rééd, Seuil, 1990, p.105.
4 Voir la
banque de données créée à l’Institut Français de Polémologie sous la
responsabilité de Daniel Hermant.
5 T. Gurr, Why
Men Rebel, Princeton University Press, 1970 ; I. Feierabend, R. Feierabend
(Eds), Anger, Violence and Politics. Theories and Research, Englewood Cliffs,
Prentice Hall, 1972 ; D. Hibbs, Mass Political Violence. A cross-national
causal analysis, New York, Wiley, 1973 ; E. Muller "A Test of Partial
Theory of Political Violence", American Political Science Review, 1972,
III, p.928 et ss.
7 "A
Structural Theory of Aggression" in I. Feierabend, R. Feierabend, T. Gurr
(Eds), Anger, Violence and Politics, op. cit. p.85.
12 Outre les
ouvrages cités dans la note 4, voir également J. W. Lapierre, "La violence
dans les conflits sociaux", in Centre d’Etudes de la civilisation
contemporaine, Desclée de Brouwer, 1968 ; E. Muller, Aggressive Political
participation, Princeton University Press, 1979 ; J. C. Chesnais, Histoire
de la violence en Occident de 1800 à nos jours, R. Laffont, 1981 ; C.
Tilly, La France conteste. De 1600 à nos jours, (Trad), Fayard, 1986. Cf.
également les enquêtes empiriques de E. Weede et M. Midlarski citées
précédemment.
13 A. Oberschall,
Social Conflict and Social movements, Englewood Cliffs, Prentice Hall,1973,
p.133 ; E. Zimmermann, Political Violence, Crises and Revolutions.
Theories and Research, Cambridge (Mass) Shenkman, 1983, p.9.
16 P.
Vidal-Naquet, La torture dans la République.1954-1962., Ed de Minuit,
1972 ; P. Taylor, Beating the Terrorists ? Interrogation in Omagh,
Gough and Castlereagh, Harmondsworth, Penguin, 1980.
17 A. Corbin,
"L’Histoire de la violence dans les campagnes françaises au XIXe siècle.
Esquisse d’un bilan", Ethnologie française, 1991, T.III, p.224 et ss.
21 D.
Monjardet, "Le maintien de l’ordre. Technique et idéologie professionnelle
des C.R.S", Déviance et Sociétés, 1988, n°2, p.101 et ss.
23 Hemingway
, dans “ le récit de Pablo”, montre bien comment, pendant la guerre d’Espagne,
faire executer des propriétaires terriens par les paysans, est un moyen
efficace de les identifier à un camp ; in Pour qui sonne le glas ?,
Trad., Rééd., Gallimard, 1965, p.118 et ss.
25 Une
correspondance de F. Chipaux signalait l’adhésion de nombreux bosniaques
musulmans au mouvement croate ultra : H.O.S. considéré par eux comme très
“professionnel” ; et cela en dépit de ses positions hostiles à la
communauté musulmane ; in Le Monde, 3 septembre1992. On peut aussi méditer
l’itinéraire politique d’un Lacombe Lucien à partir du film de Louis Malle.
26 Par
exemple sur l’emploi du mot “terroriste”, D. Hermant, D. Bigo, "La
relation terroriste : cadre sociologique pour une analyse
comparatiste", Etudes polémologiques, 1988 T. III, p.52 et ss.
27 "Vie
d’Alexandre", in Plutarque. Les vies des hommes illustres, Chap XXXI,
Trad., Gallimard, 1968. t II p.343.
28 “La
violence se manifeste lorsque le pouvoir est menacé...Parler d’un pouvoir non
violent est en fait une tautologie”. in Sur la violence, Trad., Rééd.,
Calmann-Lévy, 1972, p.157.
31 Rechercher
après coup qui a voulu la guerre, qui en est responsable, correspond à une
exigence politique et morale, mais aussi au besoin d’exorciser l’angoisse
d’être dominé par des processus sans sujet. Pourtant il n’est pas sûr qu’il
existe une réponse satisfaisante dans tous les cas de figure.
32 F. Engels.
Préface à Les luttes de classes en France, (1895), Rééd., Editions sociales,
1967, p.21 et ss ; G. Sorel, Reflexions sur la violence, op. cit. p.67.
33 Le
recrutement des C.R.S. s’opère d’ailleurs massivement dans les catégories
ouvriers et paysans. Sur ce point, D. Monjardet. "Le maintien de l’ordre.
Technique et idéologie professionnelle des C.R.S", art. précité.
36 P.
Champagne, "La manifestation comme action symbolique" in P. Favre
(Dir). La manifestation, Presses de la F.N.S.P, 1990, p.339 et ss. Egalement,
M. Offerlé, ibid, p.117.
37 Pour
Etzioni, les manifestations sont un élément important du système politique
démocratique. Cette thèse qui a sa justesse, est néammoins l’objet d’une
critique argumentée de P. Favre in La manifestation, op. cit. p.61 et ss ;
également, P. Favre, "Nature et statut de la violence dans les
manifestations contemporaines", Cahiers de la Sécurité Intérieure, 1990, p.149
et ss.
38 Voir sur
ce point I. Sommier, "C.G.T. Du service d’ordre au service
d’accueil", Genèses, 1993, n° 12 (à paraitre).
39 D. Apter,
Pour l’Etat contre l’Etat, Economica, 1988, p.234. Sur la notion de moment
disjonctif empruntée à Habermas, loc. cit. p.236.
41
M. Wieviorka, D. Wolton, Terrorisme à la une : medias, terrorisme et
démocratie, Gallimard, 1987.
42 M
.Wieviorka, Sociétés et terrorismes, Fayard, 1988 ; R. Catanzaro (Ed),
Terrorism and the Red Brigades in Italy, Londres, Pinter publishers,
1991 ; R. Dufour, "Les ressorts psychologiques de l’efficacité
publicitaire du terrorisme", Etudes polémologiques, 1986, n°1, p.36.
45 A.
Mitscherlich, Le Deuil impossible, Trad., Payot, 1972 ; D. Bar On,
L’héritage infernal. Des filles et fils de nazis racontent, Trad., Eshel, 1991.
Voir également le personnage de Porfirio dans le “roman” de D. Fernandez.
Porfirio et Constance, Grasset, 1991, p.255 et ss.
46 Parlant
des troubles de 1848 à Paris, Engels emploie les termes suivants : “Le
mouvement était là, instinctif, spontané, impossible à étouffer”. Préface
précitée p.18.
47 Sur ce
point, P. Braud, Le jardin des délices démocratiques, Presses de la F.N.S.P,
1991, p.112 et ss.
48 La définition
exacte de Gurr est : “Discrepancy between men’s value expectations and
their value capabilities , i.e. a discrepancy between the goods and conditions
of life they believe as their due, and the goods and conditions they think they
can in fact get and keep.” in Why Men Rebel, Princeton University Press, 1971,
p.319.
49 Ce point de
vue classique est critiqué, sur la base de matériaux empiriques non
compatibles, par E. Weede, "Some New Evidence on Correlates of Political
Violence : Income Inequality, Regime Repressiveness and Economic
Development" in European Sociological Review, 1987,III, p.97 et ss. Dans
l’ouvrage dirigé par T. Gurr (Handbook of Political Conflict. Theory and
Research, New York, Free Press, 1980) on trouvera à la fois une présentation
synthétique de ces théories (H. Eckstein p.144 et ss) et une critique (E. Muller
p.97 et ss).
50 R. Leveau,
"Reflexions sur le non passage au terrorisme dans l’immigration
clandestine en France" in Etudes Polémologiques, 1989, I, p.141 ;
Voir également les travaux de S. Body-Gendrot (à paraitre).
53
M. Pigenet, "La manifestation Ridgway du 28 mai 1952" in P.
Favre (Dir), La manifestation, op. cit. p.261 et ss.
54 Essais sur
la violence, Meridiens-Klincksieck, 1984. Cf. également les textes
situationnistes de mai 1968 cités in A. Schnapp, P. Vidal-Naquet, Journal de la
Commune étudiante, Seuil, 1968.
63 “La grève
générale syndicaliste offre les plus grandes analogies avec le premier système
de guerre (considéré par lui comme admirable)...Le prolétariat a le sentiment
très net de la gloire qui doit s’attacher à son rôle historique et de
l’héroïsme de son attitude militante ; il aspire à l’épreuve décisive dans
laquelle il donnera toute la mesure de sa valeur”, Réflexions sur la violence,
op. cit. p.164.
64 P.
Anderson, Le marxisme occidental, Trad., Maspero, 1977. voir également L.
Kolakowski, Histoire du marxisme, Trad., Fayard, 1987, t.II, p.562-563.
65 Il en va
d’ailleurs également des “violences symboliques” auxquelles nous accoutument
certaines pratiques de la société de communication : acharnement
médiatique au mépris des droits des intéressés ou des conséquences subies par
leurs proches ; production de stéréotypes dévalorisants. Par ailleurs la
contribution ci-après de C. Haroche attire l’attention sur la violence des
codes de bonnes manières et leur fonction éventuellement politique.
66 On opèrera
ici une analogie avec le raisonnement de Pascal sur la justice : “Ne
pouvant faire qu’il soit force d’obéir à la justice, on a fait qu’il soit juste
d’obéir à la force ; ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la
force, afin que la justice et la force fussent ensemble, et que la paix fût,
qui est le souverain bien”. "Pensées" (238) in Oeuvres complètes,
Gallimard, 1964, p.1152.
67 K. Lorenz,
Essais sur le comportement animal, Trad., Seuil, 1970, p.137 et ss ; voir
également P. Karli, L’homme agressif, Odile Jacob, 1987.
71
M. Dubourdieu, B. Tarrin, "Evaluation des politiques de
formation : l’exemple de la police nationale", Les Cahiers de l’IHESI
,1990 n°2 p.117 et ss. Egalement la contribution ci-après de P. Bruneteaux.
72 A la
différence du livre de Merleau-Ponty (Humanisme et Terreur, 1948) beaucoup de
textes ultérieurs (sartriens ou situationnistes) ont une signification surtout
déclamatoire au sens où se creuse l’écart entre ce qui se joue avec les mots et
ce qui se vit concrètement sur le terrain des luttes politiques, du moins après
la guerre d’Algérie.
73 Sur ce
point, la communication ci-après d’A. Mercier. Il est arrivé que des
journalistes se voient accusés de rapporter trop complaisamment les
déclarations et activités de groupes clandestins combattus par l’Etat. Outre le
cas corse étudié par X. Crettiez, voir les exemples cités in P. Schlesinger.
Media, State and Nation, Londres, Sage, 1991, p.18, ainsi que l’ouvrage de D.
Paletz et A. Schmid. Terrorism and the Media, Londres, Sage, 1992.
Adde : D. Hermant, D. Bigo. "La
relation terroriste" in Etudes polémologiques, 1988 III p.71.
74 Dans un
sens assez voisin, l’auteur de The Theory of Stable Democracy, H. Eckstein,
écrivait : "Le risque de conflits à bas niveau de violence est un
prix que les démocraties doivent s’attendre à payer en contrepartie de la
liberté préservée vis-à-vis de l’Etat et d’autres autorités sociales...” in H.
Eckstein, T. Gurr. Patterns of Authority. A structural basis for
political inquiry, New York, Wiley and Sons, 1975, p.452.
Pour citer cet article : Référence papier
Cultures & Conflits n°9-10 (1993) pp. 13-42
Référence électronique Philippe Braud, « La
violence politique : repères et problèmes », Cultures & Conflits [En
ligne], 09-10 | printemps-été 1993, mis en ligne le 16 janvier 2002,
consulté le 02 mai 2014. URL : http://conflits.revues.org/406
Auteur
Philippe Braud
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Bonsoir l'équipe.
RépondreSupprimerUne précision importante s'il vous plaît sur une réponse apportée par Claude Veyret dans cet article. Vous écrivez "Quand Philippe Lloret a contacté Philippe Leeuwenberg en septembre 2013, il lui a été répondu que « cela était trop tôt »".
Phrase ambiguë et fausse.
C'est Philippe Leeuwenberg qui a contacté le représentant EELV (moi-même) au printemps 2013. Le groupe EELV Die a répondu qu'il était trop tôt pour se rencontrer, car nous voulions échanger sur la base de de programme et de projet, et que nous n'étions pas encore "mûrs" sur un projet en cours d'élaboration. Nous avions donc proposé de reporter cette rencontre à l'automne. Ce qui avait été traduit par "EELV a refusé de nous rencontrer" (CommDiois N°55).
A l'automne, ni l'un ni l'autre n'a décroché son téléphone.
Merci de rectifier.
Bien cordialement
Philippe Lloret