"Jardin, agroécologie et
éthique du soin".
Un lieu à taille humaine propice au bonheur
d’exister
- L’espace du jardin est
associé au bonheur et à l’harmonie pouvant exister dans un monde à taille
humaine, dont les limites sont discernables. Sa cosmovision répond au besoin
essentiel de l’homme de pouvoir se situer dans le monde et de connaître son
espace de vie, de participer à la vie qui s’y déploie en jardinant et
cultivant. Le jardin est par excellence l’espace limité qui permet à l’homme de
ressentir l’écosystème qui l’entoure et d’éprouver son action, visible et
concrète, sur le monde. Dans presque toutes les langues, les étymons du mot
signifiant « jardin » sont liés à l’idée de clôture ou de
frontière ; ainsi, le mot paradis vient du grec paradeisos qui
désigne un « jardin » ou un « verger », et qui dérive du
persan paridaiza, qui signifiait « verger entouré d’ un mur le protégeant des
vents chauds » (J.Delumeau).
- Lieu de repos, dont
l’unité et les proportions à sa mesure apaisent l’humain qui l’occupe, le
jardin est propice au bonheur humain éprouvé quand « tout est à sa
place ». Il n’est pas étonnant que le jardin ait été associé à travers les
cultures à l’amour de la nature et au plaisir d’en prendre soin, au bonheur d’exister
et à la culture de soi- physiquement, moralement et intellectuellement- et de
la société humaine, le jardin étant terreau de civilisation.
Culture du sol, culture du soi
- Le jardin forme un
univers paisible et clos propice à la contemplation et à la réflexion. Cela n’a
pas échappé aux écoles philosophiques de la Grèce antique, comme l’Académie de
Platon , située sur un domaine à la marge d’Athènes et construit de portiques
et de jardins ; Platon écrivit d’ailleurs qu’un philosophe doit se réfugier
derrière un mur pour penser. Avant lui, Socrate avait souvent affirmé que l’âme
humaine doit être jardinée et cultivée comme le sol.
- Quant à Epicure, il se
mit d’abord à cultiver son jardin à Athènes, espace qui devint en 306 av J.C la
3e école grecque permanente de philosophie, après l’Académie de Platon et le
lycée fondé par Socrate ; on l’appelait à l’époque « le
Jardin ». La culture de soi, élément essentiel de l’épicurisme, est
étroitement comparée à la culture du jardin qui demande un effort constant pour
maintenir l’ordre et la vie contre les forces du désordre et de la mort.
- Epicure fonda son jardin
pour ouvrir un espace de sensibilité et de pensée propice au bonheur que la
société de son époque ne lui permettait plus de trouver ; il voulait son jardin
propice à l’épanouissement des vertus humaines écrasées dehors, notamment les
qualités de patience, de reconnaissance et d’espoir. Dans son ouvrage Jardins.
Réflexions sur la condition humaine (2007), Robert Harrison évoque le sens de
cette création pour Epicure :
- « Jusqu’à quel
point demeure-t-on l’obligé du monde même quand on en a été chassé, ou quand on
s’en est retiré ? » demande Hannah Arendt. Epicure, lui, se demandait
jusqu’à quel point on demeure l’obligé de notre humanité même quand le monde
qui s’étend entre les hommes l’a trahie ou défigurée. Au bout du compte,
Epicure se sentait l’obligé de l’humain, non d’un monde devenu infernal. Son
jardin ne prétendait pas sauver le monde de son propre enfer. Il nourrissait
une ambition bien plus modeste et finalement bien plus efficace : dégager
une place pour l’humain au milieu de l’enfer, en lui donnant un sol où
pousser. » (p 104).
Une place retrouvée par l’éthique
du soin
- Les termes
« mesuré », « modéré », et « mesure » (de musique
ou de surface) ont la même racine indo-européenne que medicus (médecin) ou
meditari (s’exercer, méditer), et se rattachent à un même sens primitif qui
signifiait « prendre soin de » (medeor). Ces rapprochements
étymologiques induisent l’idée selon laquelle l’individu modéré, qui a le sens
de la mesure dans un milieu donné, prend soin de lui-même et des autres, de ce
milieu. Inversement, la démesure entraîne la négligeance, l’irrespect, voire la
destruction.
- Mircea Eliade souligne
la responsabilité de l’homme des sociétés non industrielles ancré dans sa
cosmovision, qui « assume courageusement d’énormes
responsabilités : par exemple, celle de collaborer à la création du
Cosmos, de créer son propre monde, d’assurer la vie des plantes et des animaux,
etc. Mais il s’agit d’une autre sorte de responsabilité que celles qui nous
semblent à nous les seules authentiques et valables. Il s’agit d’une
responsabilité sur le plan cosmique, à la différence des responsabilités
d’ordre moral, social ou historique, seules connues des civilisations modernes.
Dans la perspective de l’existence profane, l’homme ne se reconnaît de
responsabilité qu’envers soi-même et envers la société » (p 83, Le sacré
et le profane).
- Dans Parole de terre,
Pierre Rabhi évoque l’« anneau sacré » qui lie l’homme et la
terre, à travers le travail de l’homme cultivateur, éleveur et jardinier qui
nourrit la terre, les plantes et les animaux, qui est lui-même nourri en
retour…Cycle vertueux que l’agriculture intensive rompu. Il parle de
l’humus, la matière noire fertile qui est « la vraie nourriture de la
terre » : « chacun de nous peut la réaliser. Il faut accorder à
cette œuvre beaucoup de soins, c’est l’acte majeur par lequel l’être humain
retrouve sa place d’intendant soucieux de garder à l’anneau sacré toute sa
vitalité » (p 183).
- Robert Harrison rappelle
un bel extrait d’une poésie d’Ezra Pound (« Cantos ») :
« Aurai-je perdu mon centre à combattre le monde ? » qui
souligne le besoin impérieux de l’humain moderne de se resituer dans le monde,
de retrouver ancrage sensible, horizon et limites, ce qu’offre l’espace du
jardin ; à travers le fait de le cultiver, réapprendre à prendre soin,
faculté humaine en voie de disparition qui est pourtant au centre de notre
humanité :
- « Il suffit, en des
temps semblables, de s’atteler à créer ou préserver au cœur du désert des
jardins de toutes sortes (…) On reconnaît bien là la vigilance et les craintes
d’un jardinier qui sait ce qu’il en coûte de faire pousser les choses, à quels
aléas on s’expose en plantant un jardin au milieu du désert, c’est-à-dire en
faisant de la place à l’humain au milieu de l’enfer. C’est pourquoi aujourd’hui
plus encore, « il faut cultiver notre jardin », car l’alternative
posée par Pound dans le tout dernier fragment de ses Cantos, « être des
hommes, pas des vandales » est plus que jamais d’actualité » (p 207).
Gratitude et modération dans ce
qu’on prélève sur la vie
- La plupart des sociétés
non industrielles ont cultivé les valeurs de gratitude et de modération
vis-à-vis de la nature et de ses ressources. De nombreuses fêtes, rituels et
actions de grâce venaient marquer le respect de ces valeurs, situées au cœur
d’une cosmovision où l’homme comprend intuitivement les liens et les équilibres
qui constituent le processus global de la vie, dont dépend sa vie particulière.
Mainte peuples de pêcheurs dépendants étroitement de l’écosystème de la rivière
ou du bord de mer qu’ils habitent, font de belle célébrations avant les jours
de grande pêche pour demander à l’esprit des poissons leur permission.
- Dans Parole de terre, le
vieux sage africain Tyemoro peut enfin transmettre ce qu’il sait au narrateur
(venu dans son village faire des recherches ethnologiques) devenu
« homme-canal » parce qu’il a perdu sa volonté de s’accaparer le
savoir pour lui-même ; il lui dit : « Sachez que la création ne nous
appartient pas, mais nous sommes ses enfants. Gardez-vous de toute arrogance,
car la terre, les arbres et toutes les autres créatures sont également enfants
de la création. Vivez avec légèreté sans jamais outrager l’eau, le souffle ou
la lumière. Et si vous prélevez de la vie pour votre vie, ayez de la gratitude.
Lorsque vous immolez un animal, sachez que c’est la vie qui se donne à la vie
et que rien ne soit dilapidé de ce don. Sachez établir la mesure de toute
chose » (p 134)
- Dans son livre Vers la
sobriété heureuse, Pierre Rabhi évoque la sagesse ancestrale des peuples
traditionnels, à l’exemple des Sioux qui, malgré l’abondance, restent
modérés : « Rien des animaux sacrifiés ne doit être dilapidé, tout gaspillage
étant prohibé par la morale sacrée, en tant qu’offense à la nature et aux
principes qui l’animent. Et la gratitude à l’égard de la prodigalité de la
terre allait de soi. Cette sobriété dans l’abondance est une leçon de
noblesse. » (p 72).
- Et rappelle ces
magnifiques paroles d’un Indien Cree : « Seulement après que le
dernier arbre aura été coupé, que la dernière rivière aura été empoisonnée, que
le dernier poisson aura été capturé, alors seulement vous découvrirez que
l’argent ne se mange pas ».
- Pour m’écrire: alicemedigue@yahoo.fr
Je m’appelle Alice Médigue, j’ai 29 ans, et depuis quelques années déjà, je butine entre
mon implication au sein d’alternatives citoyennes, des temps de lectures/écriture
et de création artistique, et ces moments indispensables de reconnexion au
Vivant à travers la marche et le jardinage. Ce butinage entre tête, coeur et
mains, m’équilibre et l’écriture est, plus qu’un métier, le fil qui me
rassemble.
Les analyses que je diffuse sur ce blog visent à
déconstruire la mécanique du système socio-économique irrationnel qui prédomine actuellement, pour
rendre visible les impensés et les tabous sur lesquels il fonde son apparente
toute-puissance; elles visent aussi à visibiliser les alternatives (théoriques
et pratiques) qui émergent pour soutenir la transition indispensable vers un
nouveau modèle de société.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire