Dans votre ouvrage Les femmes au temps de la
guerre de 14, publié en 1986, réédité en 2013, vous affirmez que la première
guerre mondiale n'a pas émancipé les femmes. Cette question continue d'être
débattue par les historiens. Les Françaises ont obtenu moins de droits
politiques que les Britanniques ou les Américaines, par exemple. La réponse
serait très différente d'un pays à l'autre ?
Françoise Thébaud : Oui, mais la réponse doit être nuancée.
L'émancipation, c'est d'abord une question de droits. Y a-t-il eu de nouveaux
droits pour les femmes à l'issue de la guerre ? Pour la France, la réponse
est non. Aucune des revendications formulées par le mouvement des femmes n'est
satisfaite dans les années 1920. Il n'y a ni droit de vote ni amélioration du
statut civil de la femme mariée. Le Parlement promulgue une loi répressive en
matière de contrôle des naissances. Cette loi demande aux Françaises de devenir
des mères et de repeupler le pays. Ce qu'elles ne font pas.
La société française était-elle plus conservatrice
que la société anglaise ?
Il est compliqué de
répondre précisément à cette question. La société française de l'avant-guerre
est confrontée à un défi démographique. Sa population croît moins rapidement
qu'en Allemagne. Avant 1914, les associations pro-natalistes militantes sont
encore peu entendues par les pouvoirs publics. La natalité devient une question
politique pendant la Grande Guerre. L'hécatombe de la guerre (1,4 million de
morts) et le déficit des naissances poussent les pouvoirs publics à mettre en
place une politique nataliste au lendemain de la guerre. Cette politique est à
la fois répressive, — elle interdit le contrôle des naissances — et incitative
— elle incite à faire des enfants à travers des allocations et la mise à
l'honneur des mères de famille. La question de la natalité est beaucoup moins
forte dans d'autres pays européens.
Qu'en est-il de la question de l'émancipation des
femmes en Allemagne ?
Les Allemandes, comme les
Britanniques, obtiennent le droit de vote à l'issue de la première guerre
mondiale. La France se crispe sur cette question. Toutefois, on peut
nuancer : de nombreux députés souhaitent que les Françaises obtiennent le
droit de vote. La chambre des députés votent à plusieurs reprises des droits
politiques pour les femmes. Le Sénat, la plus conservatrice des deux chambres,
s'y oppose. Celui-ci est dominé par le grand parti de la Troisième République,
le Parti radical, qui se méfie du droit de vote des femmes. Celui-ci pense
qu'elles voteront « curé », — qu'elles suivront l'avis de leur
confesseur — et que la France sera plus conservatrice. La situation ne change
pas en raison du système politique français.
Vous avez commencé à travailler sur la question
dans les années 1980. Quelles sont les sources que vous avez utilisées ?
Quand l'intérêt pour
l'histoire des femmes s'est manifesté dans les années 1970, de nombreux
historiens pensaient qu'il y avait très peu de sources sur ce sujet. Les
historiennes et les quelques historiens qui se sont lancés dans ce champ de
recherche en ont trouvé beaucoup. Tout d'abord, les sources classiques de
l'historien : la presse, les archives policières, les archives
administratives. Nous sommes également partis à la recherche des écrits et des
paroles des femmes qui avaient vécu la guerre. Nous avons trouvé des journaux,
des mémoires, des autobiographies, des correspondances. Ces recherches ont
promu une histoire à la hauteur des individus, un changement d'échelle. On ne
s'intéresse plus seulement à l'histoire des Etats belligérants, mais aussi à
celles des individus, des familles. Il y a désormais une mise en avant des
« archives à soi » pour écrire une histoire sensible de la guerre.
Vous aviez interrogé de nombreuses femmes qui
avaient connu la guerre. Quel fut l'apport de ces témoignages ?
A l'époque, dans les
années 1970-1980, on pouvait encore interroger des personnes âgées qui avaient
vécu la guerre, des femmes qui avaient été des munitionettes [qui remplacèrent
les hommes dans les usines pour fabriquer des armes, des munitions], qui
avaient fait tel ou tel métier. On pouvait les faire parler de leur expérience
de guerre et les interroger sur les effets de la guerre sur leur trajectoire
individuelle. Ces témoignages ont permis de mieux appréhender la question de
l'émancipation des femmes. Certaines trajectoires individuelles ont fortement
évolué à cause de la guerre, parfois dans un sens émancipateur. Mais
globalement, la société est plutôt crispée sur une volonté de retour à un
rapport traditionnel entre hommes et femmes.
Certaines d'entre elles étaient intimidées à l'idée
de raconter. Pourquoi ?
C'est vrai, on ne leur
avait jamais vraiment demandé de raconter cette guerre. Dans les années 1970-1980,
on ne parlait pas beaucoup de la première guerre mondiale, ces années furent
dominées par le retour de la mémoire sur les années noires de la seconde guerre
mondiale. Il faut souligner que la France a peu pratiqué l'histoire orale.
C'est dommage. En Grande-Bretagne, les historiens l'ont pratiquée à une large
échelle. Certaines institutions, dont le Musée de la guerre de Londres, ont
publié de nombreux recueils de témoignages. En France, il y a un manque.
Faire parler ces femmes n'a-t-il pas été difficile
?
Ces témoignages se
comptent sur les doigts d'une main. Il était déjà tard. Ces femmes étaient déjà
très âgées, fatiguées. Comme il n'y avait pas une tradition de l'histoire
orale, les gens n'étaient pas toujours réceptifs.
Qu'en est-il de vos grand-mères ? Vous ont-elles
raconté leur guerre ?
Mes grand-parents
maternels habitaient l'Aisne. Ma grand-mère s'est retrouvée en zone occupée par
les Allemands. Cet épisode a également été oublié pendant longtemps. Quand on
parlait d'occupation, on parlait de la seconde guerre mondiale. Or, entre 1914
et 1918, dix départements du nord et de l'est de la France furent entièrement
ou partiellement occupés. Cette occupation a également été difficile et
cruelle. Ma grand-mère soulignait que pour elle la première guerre mondiale
avait été plus difficile que la seconde. Ce que ne disent pas beaucoup de
familles françaises. La seconde guerre mondiale, c'est l'occupation, la
Résistance, la répression, la faim. Dans l'imaginaire collectif, et à juste
titre, la seconde guerre mondiale est plus cruelle pour les civils. Pas pour ma
grand-mère, qui fit partie des femmes déportées par les Allemands.
Les formes d'émancipation des rôles traditionnels
sont souvent très restreintes socialement et quantitativement. Les femmes issues
de la classe ouvrières n'ont pas découvert le travail en 1914. Seules les
bourgeoises sont concernées. Les témoignages que vous recueillez à l'époque
vous permettent-ils d'infirmer cette thèse ?
L'étude des parcours
individuels montre que les effets de la guerre ne sont pas les mêmes pour
toutes les femmes. On constate de grandes différences en fonction de leurs âges
et de leurs classes sociales. Les femmes qui ont le plus bénéficié — entre
guillemets, car la guerre est toujours une épreuve — sont les jeunes filles des
milieux moyens et aisés. Autres bénéficiaires, celles qui n'ont pas grandi sous
une tutelle parentale et paternelle et celles qui ont travaillé dans le secteur
tertiaire. Un des effets de la guerre sur le travail des femmes sera la professionnalisation
du métier d'infirmière. On crée un diplôme d'infirmière au lendemain de la
première guerre mondiale. Ainsi de plus en plus de jeunes femmes et de jeunes
filles, surtout issues des milieux bourgeois, trouvent du travail dans le
secteur tertiaire. Travailler devient acceptable et légitime. Le décret Bérard
(1924) crée l'équivalence entre les baccalauréats masculin et féminin.
Dorénavant, les jeunes femmes peuvent suivre des études à l'université et donc
faire des métiers qualifiés : avocate, journaliste, professeure. Pour
certaines jeunes filles, ce sont des évolutions importantes. En même temps,
cette image de l'émancipation s'appuie sur la figure de la
« garçonne », qui est en réalité une mode vestimentaire et
capillaire. Cette mode se démocratise dans les années 1920 à Paris et en
province dans les milieux ruraux. Globalement, on assiste à une certaine
libération du corps des femmes. Elles peuvent bouger et danser plus facilement.
On a aussi en tête l'image de la tenniswoman Suzanne Lenglen avec sa magnifique
posture et sa belle robe. Les femmes peuvent faire du sport. Mais cette figure
de la garçonne angoisse beaucoup la société. C'est très clair dans les écrits
de l'époque. Finalement, on s'interroge sur l'identité des genres :
qu'est-ce qu'un homme ? Qu'est-ce qu'une femme ?
Le thème de l'émasculation, réelle et figurée,
hante la littérature de guerre et d'avant-guerre. La mobilisation des femmes
révèle leurs capacités, les soldats font part de leurs peurs et de leurs
souffrances. Ces expériences n'ont-elles pas accéléré la décomposition du genre
?
L'expression est peut-être
un peu trop forte. La mobilisation des femmes s'explique par la guerre
totale : l'avant a besoin de l'arrière à la fois pour faire vivre le pays
et pour approvisionner la machine de guerre. Cette mobilisation arrive après
une période de mise au chômage. Les politiques et l'état-major pensent que la
guerre sera courte. Le patron mobilisé ferme son entreprise. Le début de la
guerre est une période difficile pour de nombreuses femmes qui travaillaient
avant 1914. Les salaires de l'homme et de la femme ne sont pas compensés par
l'allocation de femmes de mobilisés. Certaines familles populaires vivent dans
la misère. Quand on s'aperçoit que la guerre va durer, on met sur pied une
véritable économie de guerre. On fait alors appel aux femmes. Les comparaisons
européennes sont instructives. Les Françaises étaient plus actives que leurs
voisines européennes en 1914. En Grande-Bretagne, par exemple, les femmes
s'arrêtaient de travailler après le mariage. Ainsi la croissance de la
main-d'œuvre féminine dans le commerce et l'industrie ne sera que de 20 %
en France, alors qu'elle sera de 50 % au Royaume-Uni.
Le travail féminin était déjà en croissance avant
1914. Dès la guerre finie, elles retournent à leurs tâches antérieures...
Pas toutes. Certes, la
collectivité veut revenir à la situation antérieure. Cette volonté est présente
dans les discours politiques et sur les affiches. Les hommes doivent retourner au
travail, les femmes retrouver leurs tâches. Mais en même temps ce retour à la
normale n'est pas possible : environ 1,4 million d'hommes sont morts. Il y
a des changements malgré les tentatives de retour à la situation antérieure.
Selon vous, ces changements furent «
provisoires et superficiels ». De nouvelles approches sur le temps long
développées ces dernières années se concentrent sur l'étude de l'évolution du
rapport entre les sexes entre 1914 et 1945. Celles-ci tendent à réévaluer le
degré d'émancipation des femmes à l'issue de la première guerre mondiale. Elles
insistent sur des changements qui préparent des tournants futurs. Qu'en
pensez-vous ?
Vous parlez du livre de
Sian Reynolds [France between the Wars. Gender and Politics] qui décrit les
lents processus de transformation à l'œuvre dans l'entre-deux-guerres. Cet
ouvrage s'interroge sur l'évolution des identités de genre, sur la place des
femmes dans les mobilisations militaires. Il y a effectivement une grande
différence entre la première et la seconde guerre mondiale. La première refuse
la formation de corps auxiliaires féminins dans l'armée. Combattre dans l'armée
est considéré comme une activité masculine. Pendant la seconde guerre mondiale,
on autorise la formation de ces corps. Il y a une nette évolution. Est-ce le
résultat de la première guerre mondiale ? C'est plus difficile à dire. Cet
ouvrage souligne à juste titre — tous les historiens sont d'accord là-dessus —
que la première, comme la seconde, bouscule les identités de genre. Elle met la
virilité à l'épreuve : les hommes sont blessés, affaiblis, ils ont peur.
Elle permet à cette femme de se découvrir une « personnalité ». La
réponse qu'apporte cet ouvrage à la question de l'émancipation des femmes est
très nuancée.
De nombreuses correspondances entre les soldats et leurs
femmes sont redécouvertes à l'occasion du centenaire, notamment à travers des
événements comme « La Grande Collecte ». Peut-on espérer découvrir de
nouvelles choses à ce sujet ?
« La Grande
Collecte » est une initiative très importante. Elle va dans le sens d'une
écriture sensible du conflit, d'une histoire de la guerre à l'échelle des
familles, du couple. Les dernières thèses sur la première guerre mondiale qui
traitent du retour des poilus après le conflit et des relations de couple
pendant la guerre suivent également ce mouvement. Tous ces apports permettent
de préciser des points déjà amorcés auparavant. C'est comme ça que l'histoire
avance. Il n'y a pas vraiment de remise en cause des thèses antérieures, plutôt
des nuances, des ajouts et surtout un nouveau regard. Pour le centenaire, ce
regard sur la guerre au niveau des individus et des familles peut parler à nos
concitoyens. L'autre intérêt de ce centenaire, c'est l'étude des aspects
transnationaux. Il est nécessaire qu'on aborde la guerre d'un point de vue
global, qu'on s'intéresse aux effets de la guerre sur les autres société.
Antoine Flandrin
Les femmes au temps de la
guerre de 14, de Françoise Thébaud, Petite Bibliothèque Payot,
« Histoire », 478p, 10,65 euros.
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