- Résumé en français :
Un peu partout en Europe vont se multipliant les fêtes de pays ayant pour thème les anciens métiers de la forêt. L'auteur ayant été directement impliqué dans quelques unes de ces manifestations organisées dans le massif préalpin du Vercors, se propose, à partir d'une relecture critique du film des événements, d'essayer de mieux comprendre l'intrigue de ce nouveau « théâtre de verdure » mettant en scène la mémoire des charbonniers italiens de Bergame. On montrera que ce type de fête joue un rôle symbolique et politique en qualifiant un lieu : la clairière en forêt, devenue pour la circonstance une sorte d'Agora. La fête des charbonniers favorise ainsi la mise en récit d'une histoire des « gens du lieu » qu'ils soient d'ici ou d'ailleurs.
Un peu partout en Europe vont se multipliant les fêtes de pays ayant pour thème les anciens métiers de la forêt. L'auteur ayant été directement impliqué dans quelques unes de ces manifestations organisées dans le massif préalpin du Vercors, se propose, à partir d'une relecture critique du film des événements, d'essayer de mieux comprendre l'intrigue de ce nouveau « théâtre de verdure » mettant en scène la mémoire des charbonniers italiens de Bergame. On montrera que ce type de fête joue un rôle symbolique et politique en qualifiant un lieu : la clairière en forêt, devenue pour la circonstance une sorte d'Agora. La fête des charbonniers favorise ainsi la mise en récit d'une histoire des « gens du lieu » qu'ils soient d'ici ou d'ailleurs.
- Texte intégral :
- Raviver la flamme du souvenir
Derrière le taillis de
hêtres on entend comme un cognement lourd et régulier, des craquements et
crépitements, des paroles, onomatopées, quelques éclats de rire aussi qui les
accompagnent et puis il y a cette odeur âcre de fumée omniprésente. Quelle est
donc cette activité spectaculaire qui aiguise la curiosité du visiteur égaré
dans la sylve profonde ? Une charbonnière vomissant des gaz épais, autour de
laquelle s'agite une population bigarrée de femmes et d'hommes des bois.
- Depuis 1993, la Carbonera est allumée chaque automne sur les hauteurs boisées de Forellac en Espagne ; à Reverolle, canton de Vaud en Suisse romande on aime également cuire le charbon selon les procédés traditionnels, mais aussi à La Vieille Loye en forêt de Chaux dans le Jura et dans bien d'autres régions. Un peu partout en effet vont se multipliant les fêtes ayant l'univers de la forêt comme cadre et ses travailleurs itinérants comme héros. Leur multiplication témoignerait de l'engouement d'un public chaque année plus nombreux pour les manifestations à caractère patrimonial. Dans l'apparente sauvagerie des grands bois, des équipes de néo-charbonniers - la plupart du temps des bénévoles dirigés par d'anciens professionnels - prennent plaisir à édifier une charbonnière et font ainsi revivre, par la magie de leurs gestes, un peu de la vie des hommes de la forêt. Ces réalisations accompagnent parfois un programme de recherches en ethno-histoire (recueil d'histoires de vie, de techniques, d'outils) comme celles initiées par le mouvement Alpes de Lumière en Haute Provence, CORDAE/La Talvera dans le Tarn ou encore le Centro Studi Valle Imagna en Lombardie1. Les habitants et visiteurs du massif du Vercors n'échappent pas à cette passion pour le monde de la forêt. De nos jours, diverses fêtes secrètes (séances de « jeux de rôle » au grand air, rave parties) ou publiques, comme celle de « Madame la charbonnière » - qui mobilise six mois durant, les forces vives des villages riverains - y sont organisées. - L'auteur de ces lignes ayant été directement impliqué dans quelques-unes de ces manifestations se propose ici, à partir d'une relecture critique du film des événements, d'essayer de mieux comprendre l'intrigue de ce nouveau « théâtre de verdure ». La fête de la charbonnière, à mi-chemin entre tradition et invention, ne va pas sans susciter bien des questions concernant la mise en scène de la ruralité et des identités culturelle et sociale2, des travailleurs saisonniers de la forêt. Dans notre monde bi-pôlaire, partagé entre rural et urbain, la ville serait le territoire de la culture en mouvement, tandis que les campagnes constitueraient un univers homogène, isolé et statique3. Ces dernières sont en effet fréquemment considérées comme des espaces conservatoires de « valeurs refuges » garantes de l'Authenticité. Les fêtes qui s'y déroulent célèbrent donc nécessairement ce qui perdure, ce qui rassemble et révèlent ainsi un sentiment d'appartenance régionale ou locale4. Elles ne sont évidemment pas exemptes d'ambiguïtés dans le rapport qu'elles entretiennent avec un passé, parfois un peu idéalisé et déréalisé : d'anciennes activités devenues de nos jours objets de contemplation, sont en effet, de manière un peu candide, parées de toutes sortes de vertus. Une fois émises ces quelques réserves, nous allons montrer que ce type de fête qui se déroule aux confins du terroir villageois joue un rôle symbolique et politique en qualifiant un lieu : la clairière en forêt, devenue pour la circonstance une sorte d'Agora.
- Depuis 1993, la Carbonera est allumée chaque automne sur les hauteurs boisées de Forellac en Espagne ; à Reverolle, canton de Vaud en Suisse romande on aime également cuire le charbon selon les procédés traditionnels, mais aussi à La Vieille Loye en forêt de Chaux dans le Jura et dans bien d'autres régions. Un peu partout en effet vont se multipliant les fêtes ayant l'univers de la forêt comme cadre et ses travailleurs itinérants comme héros. Leur multiplication témoignerait de l'engouement d'un public chaque année plus nombreux pour les manifestations à caractère patrimonial. Dans l'apparente sauvagerie des grands bois, des équipes de néo-charbonniers - la plupart du temps des bénévoles dirigés par d'anciens professionnels - prennent plaisir à édifier une charbonnière et font ainsi revivre, par la magie de leurs gestes, un peu de la vie des hommes de la forêt. Ces réalisations accompagnent parfois un programme de recherches en ethno-histoire (recueil d'histoires de vie, de techniques, d'outils) comme celles initiées par le mouvement Alpes de Lumière en Haute Provence, CORDAE/La Talvera dans le Tarn ou encore le Centro Studi Valle Imagna en Lombardie1. Les habitants et visiteurs du massif du Vercors n'échappent pas à cette passion pour le monde de la forêt. De nos jours, diverses fêtes secrètes (séances de « jeux de rôle » au grand air, rave parties) ou publiques, comme celle de « Madame la charbonnière » - qui mobilise six mois durant, les forces vives des villages riverains - y sont organisées. - L'auteur de ces lignes ayant été directement impliqué dans quelques-unes de ces manifestations se propose ici, à partir d'une relecture critique du film des événements, d'essayer de mieux comprendre l'intrigue de ce nouveau « théâtre de verdure ». La fête de la charbonnière, à mi-chemin entre tradition et invention, ne va pas sans susciter bien des questions concernant la mise en scène de la ruralité et des identités culturelle et sociale2, des travailleurs saisonniers de la forêt. Dans notre monde bi-pôlaire, partagé entre rural et urbain, la ville serait le territoire de la culture en mouvement, tandis que les campagnes constitueraient un univers homogène, isolé et statique3. Ces dernières sont en effet fréquemment considérées comme des espaces conservatoires de « valeurs refuges » garantes de l'Authenticité. Les fêtes qui s'y déroulent célèbrent donc nécessairement ce qui perdure, ce qui rassemble et révèlent ainsi un sentiment d'appartenance régionale ou locale4. Elles ne sont évidemment pas exemptes d'ambiguïtés dans le rapport qu'elles entretiennent avec un passé, parfois un peu idéalisé et déréalisé : d'anciennes activités devenues de nos jours objets de contemplation, sont en effet, de manière un peu candide, parées de toutes sortes de vertus. Une fois émises ces quelques réserves, nous allons montrer que ce type de fête qui se déroule aux confins du terroir villageois joue un rôle symbolique et politique en qualifiant un lieu : la clairière en forêt, devenue pour la circonstance une sorte d'Agora.
- Le spectacle de l'homme en noir
Les charbonniers symbolisent
depuis la plus haute Antiquité, les relations ambivalentes que les hommes
entretiennent avec la nature. Est sauvage ce qui procède de la Silva - cette
vaste forêt matricielle que notre élan civilisateur a progressivement grignoté
- : espace inculte à défricher, les bêtes et les plantes qui s'y trouvent, les
individus à l'écart des lois de la cité. Les charbonniers concentrent sur leur
personne un mélange d'éléments fortement connotés dans l'imaginaire, tels que
le feu, le noir et le sauvage5.
Ces êtres au visage noirci - qui veillent leur charbonnière la nuit tandis que
l'honnête homme se repose - représentent toujours un peu les forces des
ténèbres. En même temps et paradoxalement, on en fait des gardiens du chant du
monde proches des puissances chtoniennes, fiers et indépendants. On aime en
effet se les représenter en apôtres de la liberté défiant les normes sociales.
A l'instar de Georges Sand dans Les maîtres sonneurs, nombre de lettrés ont été
et demeurent encore de nos jours inspirés par cette figure de la migrance,
homme sans feu ni lieu « qui n'aime pas travailler deux ans de suite au même pays
». A la fin du XIXe siècle les travailleurs saisonniers de la forêt font
spectacle pour les touristes qui vont les voir à l'ouvrage et immortalisent,
grâce à la photographie, ces personnages pittoresques : « Nous allons ensuite
visiter une charbonnière exploitée chaque été par quatre Italiens ; en face de
leur cabane fume depuis neuf ou dix jours un cône très méthodiquement arrondi6...
». De nos jours, le goût manifeste du public pour « l'exotisme de proximité »,
ne contribue-t-il pas à faire renaître une représentation du charbonnier
empreinte de mythe et de légende ? On l'imagine en effet en maître de la danse
nocturne évoluant dans un décor terrifiant : fumée dense, odeur âcre,
craquement des braises. Le citoyen de la « société globalisée » en quête
d'authenticité se prend à rêver d'ensauvagement au côté d'un de ces maîtres de
la forêt. Gardons-nous cependant d'empoétiser cette vie du charbonnier, car
derrière la vision idyllique de la liberté de l'homme des bois se cache une
réalité toute autre, celle d'un métier harassant ne rapportant pas
nécessairement de quoi gagner correctement sa vie à celui qui l'exerce. Il
conviendrait donc d'éviter « ces considérations qui prétendent transcender les
acteurs d'activités révolues : amplification et déformation de gestes,
connotations ésotériques, idéalisation de modes de vie harmonieux7
».
- Au-delà des images
d'Epinal le maître charbonnier est d'abord et avant tout un technicien
dépositaire d'un savoir reconnu qui le rend indispensable à l'exploitation
raisonnée et sécurisée de la forêt, un spécialiste de la transformation du bois
en un combustible de qualité. Cinq années sont en effet nécessaires pour former
un bon charbonnier apte à dresser et cuire sa meule. Quant à l'abattage à la
hache des arbres et leur transport dans les fortes pentes des versants alpins,
c'est un exercice délicat qui réclame certes de l'endurance mais surtout une
extrême précision dans les gestes8.
Aucune de ces tâches ne s'improvise, c'est pourquoi, dans le dernier quart du
XIXe siècle, dans un contexte de crise de la filière-bois, les exploitants
forestiers français ont fait appel à de forts contingents spécialistes issus
des hautes vallées bergamasques9
en Lombardie, puis du Veneto des montagnes après la Première Guerre mondiale.
Les Italiens du nord ont en effet joué un rôle essentiel dans l'exploitation
des forêts des Alpes occidentales de 1860 à 1960. Dans le Vercors on se
souvient de la présence discrète de ces bûcherons, câblistes et charbonniers
habitants saisonniers de la forêt, à lœuvre sur les coupes de bois durant la
belle saison10.
Partir à la recherche des
« nomades de la forêt11
», c'est donc explorer l'histoire d'une société rurale en mouvement ; angle
d'approche qui remet en question le paradigme français de la sédentarité.
- Une charbonnière comme autrefois
Dresser une meule
charbonnière est une entreprise au long cours, nécessitant de croiser diverses
compétences : celles des charbonniers professionnels, qui font part de leur
expérience aux plus jeunes, et celles des techniciens de l'ONF, des débardeurs
et des affouagistes qui savent manier la tronçonneuse et la serpette. Sur le lieu
d'abattage et sur l'aire à charbonner - autour de laquelle on empile en arc de
cercle les pièces de fayard - l'effort se partage dans un joyeux brouhaha. Le
correspondant de la presse locale est évidemment de la partie. C'est lui qui
donne à l'événement sa véritable lisibilité et surtout l'inscrit officiellement
dans l'espace public du canton, lorsqu'il rend hommage à tous ceux qui font «
revivre ces grands moments de rencontres, d'échanges et de transmission de
savoir... ». Dans son papier il invite en effet les badauds à « venir sur le
site pendant toute la durée de la construction et de la cuisson pour découvrir
cet art ancestral12
». De nombreux curieux se pressent alors autour du chantier : groupes
scolaires, ramasseurs de chanterelles, mais également d'anciens charbonniers un
peu dubitatifs qui font un commentaire critique ou donnent un conseil pratique.
Une fois la charbonnière édifiée, recouverte de son manteau végétal et d'une
épaisse couche de terre tamisée, il est temps de procéder à l'allumage.
- L'allumage de la
charbonnière est un des temps forts de la fête. Au moment où le doyen introduit
la première pelletée de braise dans la cheminée, il règne un silence absolu sur
le site. Dans l'assistance on retient sa respiration, puis une fois l'acte de
mise à feu accompli, c'est un tonnerre d'applaudissements et des cris de joie
qui jaillissent de la foule : « Charbonnier, fais fumer ! ». Pendant les deux
semaines que dure ensuite la cuisson de la meule, sa surveillance se poursuit
jour et nuit. Une équipe est présente en permanence sur le site, veillant à ce
que la combustion s'effectue correctement. Le soir venu, chacun de prendre son
tour de garde devant la charbonnière qui se consume lentement derrière son
écran de fumée. Certains se livrent à d'incessants palabres, d'autres sirotent
un verre de vin, fument une cigarette en silence ou méditent à l'écart. Le
ronronnement du moteur a cédé la place à d'autres sonorités, le souffle du vent
dans les arbres ou le crépitement du foyer. Les plus acharnés au travail
élisent domicile sur le chantier, dans l'intimité de la baraque en rondins
dépicéa. Cette cabane constitue une retraite sûre où il est permis de vivre un
temps de rupture, oublier les tensions de la vie moderne, et se frotter ainsi à
la culture clanique des hors-la-loi. En témoigne cette photographie accrochée
au mur - immortalisant des néo-charbonniers à l'action - qui porte la légende
suivante : « Faut nourrir la charbonnière ! Appel tribal ! ». Quelle joie de se
lever avec ses compagnons de jeu à quatre heures du matin, pour alimenter la
charbonnière avec du petit bois, creuser une rigole ou colmater une brèche. La
place charbonnière est un formidable creuset qui voit se mêler plus ou moins
harmonieusement rituels pseudo-chamanistiques de type new age, postures de «
coureurs des bois » québécois et aspirations à la dissidence politique
empruntées à l'imaginaire des maquisards du Vercors.
Le jour du défournage
arrive enfin. La charbonnière est désormais toute ratatinée et ne diffuse plus
qu'un mince filet de fumée. Le point d'orgue de la fête est désormais atteint.
Sur l'heure du midi, sous la responsabilité des Anciens, on éventre la meule et
l'on procède à la mise en sac du précieux combustible devant une foule médusée.
Dans l'après midi des plasticiens initient le public à « l'art dans la nature
», tandis que les éducateurs à l'environnement expliquent l'écosystème
forestier. L'association du patrimoine n'est pas en reste, qui propose une
petite exposition avec maquettes, outils et photos sépia. Qui dit fête, dit
également repas à l'italienne (saucisse et polenta) puis veillée animée par des
conteurs re-visitant les « récits de croyance » du patrimoine narratif alpin, à
laquelle succède le bal et sa buvette qui électrisent la foule jusqu'au petit
matin. Une population bigarrée installe alors son campement sur le site.
- Certes cette manifestation s'appuie sur un thème identitaire local, mais ses protagonistes se gardent bien de célébrer la mythologie du terroir. A travers cette oeuvre collective éphémère, n'assiste-t-on pas plutôt à l'émergence d'un nouvel espace public13 ? La charbonnière semble en effet devenir, pour quelque temps, la place du village en pleine nature, c'est-à-dire le lieu où bat le pouls de la cité. Elle ménage des rencontres insolites entre générations, rapproche les représentants de classes sociales ou d'horizons géographiques différents. Au plus fort du chantier, un ouvrier tunnelier nord-africain de la Seine-Saint-Denis travaillant sur un chantier voisin, manie durant son temps de repos la pelle, de concert avec un sympathisant local du Front National. Le Conseiller général déambule sur le chantier sans tambour ni trompette et se fait prendre à partie par les parents d'élèves au sujet de la fermeture d'une classe dans l'école du village. Chacun, de ceux qui prennent part à l'action ou à la discussion, de se rendre compte qu'on n'est pas simplement gouverné par ses affects, ni par ses affinités électives : on se croise, on entre en négociation entre chasseurs, gardes forestiers, conseillers municipaux et militants écologistes ; entre éleveurs, « rmistes » et randonneurs hollandais, c'est-à-dire entre « déjà-là », « nouveaux arrivants », « partis-revenus » et « hôtes de passage14 ». Tous ces contacts, même s'ils sont éphémères favorisent nécessairement l'innovation sociale. La fête de la charbonnière qui se construit sur un temps long est donc un formidable outil intégrateur, ce qui n'exclue cependant pas des conflits de légitimité d'ancrage dans le lieu, entre par exemple les représentants officiels du comité des fêtes et les néo-charbonniers (majoritairement issus des professions du plein-air : moniteurs de spéléologie, accompagnateurs en montagne) lesquels ne s'inscrivent pas dans les traditionnels lieux de pouvoir15.
- Certes cette manifestation s'appuie sur un thème identitaire local, mais ses protagonistes se gardent bien de célébrer la mythologie du terroir. A travers cette oeuvre collective éphémère, n'assiste-t-on pas plutôt à l'émergence d'un nouvel espace public13 ? La charbonnière semble en effet devenir, pour quelque temps, la place du village en pleine nature, c'est-à-dire le lieu où bat le pouls de la cité. Elle ménage des rencontres insolites entre générations, rapproche les représentants de classes sociales ou d'horizons géographiques différents. Au plus fort du chantier, un ouvrier tunnelier nord-africain de la Seine-Saint-Denis travaillant sur un chantier voisin, manie durant son temps de repos la pelle, de concert avec un sympathisant local du Front National. Le Conseiller général déambule sur le chantier sans tambour ni trompette et se fait prendre à partie par les parents d'élèves au sujet de la fermeture d'une classe dans l'école du village. Chacun, de ceux qui prennent part à l'action ou à la discussion, de se rendre compte qu'on n'est pas simplement gouverné par ses affects, ni par ses affinités électives : on se croise, on entre en négociation entre chasseurs, gardes forestiers, conseillers municipaux et militants écologistes ; entre éleveurs, « rmistes » et randonneurs hollandais, c'est-à-dire entre « déjà-là », « nouveaux arrivants », « partis-revenus » et « hôtes de passage14 ». Tous ces contacts, même s'ils sont éphémères favorisent nécessairement l'innovation sociale. La fête de la charbonnière qui se construit sur un temps long est donc un formidable outil intégrateur, ce qui n'exclue cependant pas des conflits de légitimité d'ancrage dans le lieu, entre par exemple les représentants officiels du comité des fêtes et les néo-charbonniers (majoritairement issus des professions du plein-air : moniteurs de spéléologie, accompagnateurs en montagne) lesquels ne s'inscrivent pas dans les traditionnels lieux de pouvoir15.
- Tout finit cependant par
s'arranger et, emportés dans le tourbillon de la fête, ces différents
protagonistes parviennent finalement à construire un véritable espace commun.
Cette fête qui fédère plus de 400 personnes est auto-régulée (il n'est fait
appel à aucun service d'ordre et les gendarmes se contentent d'opérer une
visite de routine à proximité des lieux de stationnement des automobiles) mais
également totalement auto-financée, au moyen d'un pot commun. On compte
seulement sur la vente des sacs de charbon pour se rembourser des frais
occasionnés par une telle opération. On ne trouve donc sur le site aucune
banderole marquée du logo de la banque du monde rural, du supermarché de
secteur ou de l'administration territoriale. En outre, afin de garder la
maîtrise de « leur fête », les responsables de la charbonnière ont fait le
choix de ne l'inscrire dans aucun calendrier d'animation touristique et surtout
de ne pas la programmer à nouveau l'année suivante. Ils préfèrent se laisser le
temps d'avoir à nouveau envie de faire la fête, afin de garder à cet événement
son caractère exceptionnel. Cette posture leur permet de ne pas sombrer dans la
routine, ni dans les dérives mercantiles qui conduiraient les protagonistes de
l'opération à n'offrir à une clientèle ciblée - un public extérieur à la
société locale - qu' un spectacle de pur divertissement16.
Notons au passage que les
responsables des grandes institutions territoriales qui ont vocation à régenter
l'espace public ont bien pris la mesure des enjeux sous jacents à une telle
manifestation17.
La fête contribue en effet à la construction permanente des territoires. Ainsi
que l'a montré Gui Di Méo18,
elle les qualifie et leur confère une certaine lisibilité, pour l'extérieur
certes, mais pour eux-mêmes également : « voici ce que nous sommes, ou ce que
nous voulons être ».
- Mémoire et histoire des charbonniers italiens
Le temps de la fête
promeut de nouvelles catégories d'acteurs sur la scène locale, héros d'un jour
qui en la circonstance ne sont pas les dépositaires du pouvoir
institutionnalisé. Le charbonnier bergamasque ou vénète connaît en effet son
heure de gloire, ce qui a pour vertu de le réhabiliter en qualité d'authentique
acteur de l'Histoire. On dévoile ainsi une partie du corps social oubliée dans
les méandres de la mémoire collective, comme le signifient ces propos d'un des
promoteurs de la fête qui ambitionne à cette occasion de « rendre un petit
hommage à tous ces gens venus de fort loin qui, par leur travail et leur
sacrifice, appartiennent à notre histoire collective ». La fête des
charbonniers favorise ainsi la mise en récit d'une histoire des « gens du lieu
» qu'ils soient d'ici ou d'ailleurs19.
Notons au passage que le travail de collecte de la mémoire des ouvriers
forestiers d'origine italienne, initié lors de la fête, est restitué à la
population dans le cadre de l'opération « Traces » - forum consacré aux
mémoires de l'immigration en Rhône-Alpes. Cet événement permet d'approfondir la
réflexion, de prendre en considération l'existence concrète des personnes en
migration et de l'envisager comme dimension constituante de la société locale
et non comme s'il s'agissait d'éléments isolés dans ses marges. Certaines de
ces « mémoires migrantes » ainsi mises à contribution révèlent les
articulations complexes qui unissent parcours individuel, projet familial ou
villageois et politiques étatiques. L'attention est centrée sur le contexte du
départ, le voyage, les déplacements d'un chantier à l'autre dans la forêt, le
travail, les allers-retours au pays, puis l'installation dans les villages
d'accueil. C'est précisément dans une de ces communes, Autrans, où se trouvent
rassemblés bien des membres de la « diaspora bergamasque » que se déroule une
soirée festive dédiée aux Italiens du Vercors. Pour la circonstance des
chercheurs franco-italiens sont invités à présenter les résultats de leurs
travaux sur l'histoire de cette immigration. Le public nombreux peut également
écouter une lecture de Bergame de l'écrivain Robert Piccamiglio, récit dans
lequel le narrateur ramène le corps de son père défunt à la terre natale. Leurs
interventions successives font jaillir les souvenirs. Les langues se délient et
la soirée se termine en un joyeux désordre, mêlant bavardages et chansons a
capella.
- Pendant le couvre-feu, on couve le feu
La fête de la charbonnière
- qui est aussi comme on vient de le voir celle des charbonniers italiens -
espace temps particulier voué à la rupture avec le quotidien, à la rencontre et
à la connivence, signifie « un vouloir être ensemble ». Ainsi que le rappelle
Jean Duvignaud, de la fête jaillit toujours « une imprévisible invention » et
l'innovation sociale à l'état pur20.
En ces temps troublés où d'habiles manipulateurs d'opinion exploitent les peurs
ordinaires de nos concitoyens et décrètent le couvre feu, les charbonniers du
Vercors demeurent en état de veille critique lorsqu'ils couvent le feu dans
l'intimité de la nuit.
Philippe Hanus, Parc Naturel Régional du Vercors
- Notes de bas de page
1
Musset Danielle, De mémoire de charbonniers, Les Alpes de lumière, 119, Mane,
1996 ; Loddo Daniel, Mucci Aimé, Il canto della carbonara, Charbonniers
italiens du département du Tarn, Cordes, CORDAE/La Talvera, 1999 ; Mucci Aimé,
Les forçats de la forêt. L'épopée des charbonnniers, Toulouse, Editions
Universitaires du Sud, 2002 ; Carminatti Antonio (dir.), Carbonai e boscaioli.
L'emigrazione bergamasca sulle alpi occidentali dal diciannovesimo al ventesimo
secolo, Bergamo, Centro Studi Valle Imagna, 2005.
2
« L'identité d'un groupe n'est rien d'autre qu'un inventaire signalétique d'un
certain nombre de particularités définies à partir de catégories géographiques,
ethniques, professionnelles, statutaires, familiales ou relationnelles ».
Fontaine Laurence, « Présentations de soi et portrait de groupe : les identités
sociales des marchands et colporteurs », Cahiers de la Méditerranée, 66, p.
3
Albera Dionigi, « Migrance marges et métiers », Le monde alpin et rhodanien,
1-3/2000, pp. 7-21.
4
Pour les habitants de Corrençon (village du nord du Vercors), « la forêt
représente leur richesse passée et leur appartenance à la communauté... (elle)
est un des éléments fondateurs de l'identité locale ». Sgard Anne, « Paysage du
Vercors : entre mémoire et identité », Revue de Géographie Alpine, hors série,
Grenoble, 1998. Cf. « Identité culturelle et appartenance régionale », Terrain,
5, octobre 1985.
5
Musset Danielle, « Charbonniers, le métier du diable ? » , in « Migrance marges
et métiers », Le monde alpin et rhodanien, 1-3/2000, pp. 143-150.
6
Delmas Jean, « Dans les Alpes autour de Villard de Lans », Les Alpes
Illustrées, 29 juin 1893. Pour l'observateur la tenue de fête compte autant que
le geste dans le travail « vaguement endimanchés, pantalon de velours, veste de
drap ou de cuir, les hommes se rendent à l'église ou font leurs achats dans les
villages voisins. L'après-midi les retrouve rassemblés au café pour
d'interminables beuveries de vin et d'inquiétantes parties de mora qui se
terminent rarement sans dispute ». Desrois Abel, Les étrangers dans l'Ain,
Thèse de doctorat en lettre, Université de Paris, Belgarde, 1939, p. 138.
7
Acovitsioti-Hameau Ada, Hameau Philippe, « Conversion artisanale et volonté
identitaire. L'exemple des charbonniers de Moyenne Provence », Technique et
Culture, 28, 1996, p. 108.
8
Abry Nicolas, « De la rise à la ruse... Les bûcherons bergamasques et leurs
représentations dans les Alpes du Nord », in « Migrance, marges et métiers »,
Le monde alpin et rhodanien, 1-3/2000, pp. 119-132.
9
Notamment pour les usines de pâte à papier. Cf. Abry Nicolas, Hanus Philippe, «
Bûcherons transalpins et papetiers, une exploitation forestière à grande
échelle », Papetiers des Alpes. Six siècles d'histoire, Grenoble, Musée
Dauphinois, 2005, pp. 122-123.
10
Hanus Philippe, Je suis né charbonnier dans le Vercors. Petite histoire des
hommes dans la forêt, Parc Naturel Régional du Vercors, 2000.
11
Jahan Sébastien, Le peuple de la forêt. Nomadisme ouvrier et identités dans la
France du Centre-Ouest aux Temps Modernes, Rennes, Presses Universitaires de
Rennes, 2002, p. 161.
12
Drôme Info Hebdo, 16 septembre 2005.
13
Palisse Marianne, Les Bauges entre projets institutionnels et dynamiques
locales : patrimoines, territoires et nouveaux lieux du politique, Thèse de
doctorat en anthropologie, Université Lumière- Lyon II, 2006.
14
Tetu Marie Thérèse, « Les passagers de l'Ancolie. La vie d'un bar à
Saint-Martin en Vercors », Regards croisés sur l'agriculture en Vercors. Hier,
aujourd'hui, demain, Parc Naturel Régional du Vercors, 2003, pp. 254-261.
15
Debroux Josette, « Les nouveaux venus du canton de Châtillon-en-Diois.
Rencontre entre un territoire et des individus », Regards Croisés sur
l'agriculture en Vercors, Parc Naturel Régional du Vercors, 2003, pp. 240-253 ;
Sencébé Yannick, « Etre ici, être d'ici. Formes d'appartenances dans le Diois
(Drôme) », Ethnologie française, 34-2004, 1, pp. 23-29.
16
Dans le milieu rural français, on assiste depuis plusieurs décennies à la
transformation des manifestations festives communautaires en un spectacle de
pur divertissement, destiné essentiellement à un public extérieur. Cf.
Champagne Patrick, « La fête au village », Actes de la Recherche en Sciences
Sociales, 17-18, 1977, pp. 73-84.
17
Par exemple dans le document d'orientation de la future charte du Parc Naturel
Régional du Vercors, la charbonnière sert d'illustration au chapitre intitulé «
faire participer les acteurs, les partenaires et les habitants, impulser les
démarches participatives ».
18
« Le sens géographique des fêtes », Annales de Géographie, 622, 2001, pp.
624-646.
19
Bensa Alban, Une histoire à soi, Mission du Patrimoine ethnologique, Cahier 18,
Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, Paris, 2001, p. 6.
20
Fêtes et civilisations, Arles, Actes Sud, 1991.
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