"Il faut mettre fin à la course à la
productivité"
Entretien avec Jean Gadrey*, économiste, professeur
émérite à l'université de Lille I
Production d'énergie primaire par source selon le scénario négaWatt
Production d'énergie primaire par source selon le scénario négaWatt
Le dogme de la croissance
et la logique économique pure nous ont conduits dans une impasse. Jean Gadrey
plaide pour une transition écologique et sociale.
- Parce que la croissance ne tient plus sa promesse
de progrès et qu'elle détruit la planète, vous estimez que nos sociétés doivent
aujourd'hui lui tourner le dos. Cela signifie-t-il revenir à l'état plus ou
moins stationnaire qu'a connu l'humanité avant les révolutions
industrielles ?
L'idée qu'il faille se
débarrasser du culte de la croissance n'a rien à voir, pour moi, avec celle
d'un retour à l'état stationnaire, selon lequel nous serions condamnés à
reproduire sans cesse le même état de choses. Tout simplement parce que nous
avons besoin de plus d'innovations, et pas seulement technologiques, dans de
nombreux domaines pour accomplir la transition écologique et sociale que
j'appelle de mes voeux.
Concrètement, cela
signifie remplacer en quelques dizaines d'années l'énergie nucléaire ou celle
des centrales à charbon par des énergies renouvelables, effectuer la
réhabilitation thermique de millions de logements anciens ou encore réorienter
radicalement l'agriculture vers une production de proximité, agro-écologique,
biologique, permettant de manger sain. Il s'agit de prendre un grand virage
pour que le toujours mieux remplace le toujours plus. Ça n'est pas stationnaire
du tout !
Bien sûr, cette société de
prospérité sans croissance impliquerait de réduire les activités et les modes
de vie insoutenables sur le plan écologique : il y aurait moins de
déplacements automobiles, moins de transport aérien, par exemple. Mais cela
serait compensé par des économies sur notre facture d'énergie, un air plus pur
en ville, une nature capable de se régénérer, etc. La perspective de bien vivre
dans une société solidaire est-elle moins enthousiasmante pour la plupart des
gens que celle qui leur a été offerte ces dernières décennies d'accumuler
toujours davantage de biens matériels ? Posons-leur la question.
- La croissance n'est-elle pas cependant
indispensable pour résorber le chômage ?
Je ne le crois pas. La
promesse des Trente Glorieuses selon laquelle la société se libérerait
progressivement du travail par le biais de gains de productivité fantastiques
et réguliers s'est heurtée à un mur. Nous pensions que nous serions capables de
produire toujours plus avec toujours moins de travail humain, sans voir que
cela impliquait une dynamique insoutenable dans la consommation d'énergie et de
matières premières, la pollution et les émissions de gaz à effet de serre. Ce
qui risque de manquer aujourd'hui, ce sont les ressources naturelles, alors que
le travail humain, lui, est surabondant, puisque nous avons cinq millions de
chômeurs en France. Il faut donc, selon moi, mettre fin à la course à la
productivité. D'autant qu'elle se traduit bien souvent par une perte de
qualité, comme on l'observe par exemple dans les services publics de la santé
ou de l'éducation.
A contrario, la transition
écologique peut être créatrice d'emplois. Si l'on remplaçait l'agriculture
intensive, industrielle et chimique qui domine actuellement par une agriculture
biologique de proximité, il faudrait 30 % à 40 % d'emplois
supplémentaires. Même constat dans l'énergie : le scénario de
l'association négaWatt, qui vise à éviter 65 % de la demande primaire
d'énergie en France en 2050, grâce à la sobriété et à l'efficacité énergétique,
table sur la création de 700 000 emplois dans les deux décennies à venir. Bien
sûr, cela impliquerait de payer plus cher les produits alimentaires et
l'énergie, ce qui demanderait une attention particulière aux inégalités, pour
que tous puissent y avoir accès.
- Là encore, la croissance n'est-elle pas
incontournable pour financer aussi bien la transition écologique qu'un haut
niveau de protection sociale ?
Je conteste cet argument.
D'abord, la croissance, en elle-même, n'est pas une condition suffisante pour
permettre de préserver ces biens communs ou ces acquis sociaux : nous
avons connu de belles périodes de croissance, accompagnées de régressions
sociales et d'une montée de la pauvreté. Ensuite, la solidarité peut remplacer
la croissance, en termes de financement. Il y a quelques années, j'avais
calculé qu'il aurait fallu débourser 20 milliards d'euros par an pour que
personne en France ne soit en dessous du seuil de pauvreté de l'époque, soit
1 % du produit intérieur brut (PIB), la richesse économique nationale.
Simultanément, j'avais observé que le montant des dividendes versés par les
entreprises aux actionnaires n'avait pas cessé de croître depuis la fin des
Trente Glorieuses pour atteindre des niveaux sans précédent depuis les années
2000, de 9 % à 10 % de la valeur ajoutée, soit environ 100 milliards
d'euros aujourd'hui. Cinq fois plus donc que ce qu'il faudrait pour éradiquer
la pauvreté, à son niveau d'il y a deux ou trois ans.
On peut appliquer le même
raisonnement aux niches fiscales ou aux paradis fiscaux. J'estime qu'en France,
on pourrait au total réaffecter au minimum 5 % à 6 % du PIB à la
protection sociale, à l'éradication de la pauvreté et à des investissements
dans la transition écologique et sociale, uniquement en mettant fin à un
certain nombre de privilèges et d'inégalités qui sont devenus indécents.
- Cette société post-croissance que vous appelez de
vos voeux est-elle compatible avec le capitalisme ?
J'ai de sérieux doutes sur
la possibilité d'opérer un grand virage écologique et social dans le cadre du
capitalisme, qui plus est celui que nous connaissons aujourd'hui. Il est
court-termiste par essence : la valeur pour l'actionnaire n'a rien à voir
avec le souci des générations futures. Dans le même temps, si l'on doit attendre
la fin du capitalisme pour entreprendre les conversions nécessaires de nos
activités et de nos modes de vie, le grand soir risque fort de ressembler à une
grande nuit de l'humanité. Amap, finance solidaire, monnaies locales,
coopératives d'éoliennes, etc., aujourd'hui déjà, des centaines d'expériences
alternatives qui vont dans le bon sens fleurissent un peu partout à l'échelle
locale en France et en Europe.
Mais leur développement
est freiné par la toute-puissance des multinationales et de la finance
mondialisée sur l'économie. Cette multiplication de petites révolutions
tranquilles n'aboutira pas sans grandes politiques permettant leur
généralisation. Pour reprendre l'exemple de l'agriculture, le développement
d'une agriculture biologique de proximité suppose des encouragements fiscaux,
des efforts de formation ou encore la récupération du foncier périurbain pour
organiser des ceintures maraîchères autour des agglomérations.
- Pensez-vous que la crise actuelle puisse
favoriser le changement ?
Etre objecteur de
croissance ne signifie absolument pas penser qu'une bonne récession serait une
solution. Je crois au contraire qu'il nous faut combattre les risques de
récession prolongée dans lesquels l'Europe est plongée. C'est un drame humain
pour ceux que cela touche et cela redonne un nouveau souffle aux idées extrêmes
ou xénophobes. Et l'on ne quitte pas, en un an ou deux, une trajectoire
productiviste qui s'est construite durant des décennies. La transition prendra
du temps.
En même temps, la crise
peut contribuer à faire prendre conscience qu'on ne peut plus continuer comme
ça. Que cette crise qui s'est présentée à nous comme une crise financière avant
de devenir une crise économique et de la dette publique est aussi une crise
écologique, liée à la raréfaction et au renchérissement d'un certain nombre de
ressources de la croissance (pétrole, matières premières, produits agricoles…).
C'est enfin une crise
morale et démocratique, au sens d'une crise des représentations d'un monde
souhaitable. Les dirigeants politiques ont intégré l'économie financiarisée
comme une contrainte incontournable, à un tel point que leurs marges de
manoeuvre finissent par être réduites à peu de chose. Or, le projet d'une
transition écologique et sociale, ou d'une société post-croissance, n'a aucun
sens si l'on reste dans la logique économique pure. C'est un projet de type
politique. C'est de l'économie politique et sociale. Ou de l'écologie
politique.
Entretien avec Jean Gadrey, économiste, professeur
émérite à l'université de Lille I
Propos recueillis par Marc Chevallier et Jacques Goldstein
Alternatives Economiques Hors-série n° 097 - avril 2013
Propos recueillis par Marc Chevallier et Jacques Goldstein
Alternatives Economiques Hors-série n° 097 - avril 2013
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