Dans le Larousse médical
de 1924, on peut lire : «Les voyages, en distrayant l’esprit et le détournant
de tout travail, sont excellents pour les individus ayant une grande
fatigue intellectuelle, confinant à la neurasthénie.» Dans cette optique, les
voyages sont vus comme un remède, un viatique. Mais est-ce toujours le cas ?
Ce n’est pas mon
expérience. Quelques mauvais souvenirs ont eu raison de ma bonne volonté. Tout
d’abord, entre le moment où je quitte le confort de ma maison et celui où je
m’habitue à mon lieu de villégiature, je me sens vulnérable, sur la défensive,
en danger. En exagérant à peine, je ressemble à ces crustacés sans coquille, à
une sorte de bernard-l’hermite en transit entre deux abris, exposé aux
agressions. Ensuite, le tourisme de masse (y en a-t-il un autre ?) m’indispose.
Le fait d’être traité comme du bétail dans les aéroports, l’inconfort rencontré
à l’étranger (je n’ai pas les moyens de voyager dans le luxe) m’ont guéri du
prétendu «remède» par le voyage. De ce point de vue, je me sens plus proche de
Baudelaire qui notait : «Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé
du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir en face du poêle, et
celui-là croit qu’il guérirait à côté de la fenêtre.» Bref, le voyageur est
travaillé par l’envie d’un changement salutaire qui n’est pas toujours au
rendez-vous.
Dans Le voyage était
presque parfait, l’anthropologue Jean-Didier Urbain s’est intéressé à ceux que
les voyages ont blessés, déçus, navrés. Il classe les voyageurs en trois types,
avec des mélanges et variantes. Il y a les «découvreurs», les «performeurs» et
les «vérificateurs».
A l’instar de Christophe
Colomb, les découvreurs cherchent une nouvelle route, ils sont en quête
d’inouï, d’inattendu, d’aventure.
Les performeurs, eux, ne
s’intéressent pas au Monde, mais carburent à l’exploit et aux défis. Ils
veulent réaliser une performance, faire le Tour du monde en quatre-vingts
jours, comme le héros de Jules Verne, Phileas Fogg.
Quant aux vérificateurs,
ils voyagent habités par une idée de ce qu’ils recherchent. Ils sont en
quête d’une confirmation. Ils veulent retrouver dans le monde extérieur l’objet
de leur attente. Ils vont vers du connu, un déjà-vu ou entrevu (ils iront en
Chine voir les pagodes qui les ont fait rêver dans Tintin). Robinson Crusoé
appartient à ce type de voyageur. Echoué sur une île, Robinson l’annexe à ses
normes, il rebâtit là-bas un ici, et son compagnon, Vendredi, n’est guère plus
qu’un double servile. Robinson ne s’accommode pas du différent, il recrée
l’ailleurs à l’image de chez lui. Il est certes débrouillard, mais réduit
l’autre au même, à l’image de ces touristes qui vivent à l’autre bout du monde
dans un «village vacances». Il est prisonnier d’une île, mais il est surtout captif
d’une île intérieure, imperméable au dehors, hermétique à l’autre, à ce
traumatisme potentiel.
Ainsi, ce qui distingue
les voyageurs est «la petite histoire» qui les motive. Cela dit, par-delà leurs
différences, ce qui les réunit est la nécessité d’être habité par un scénario
imaginaire. Les fantasmes sont variables, mais leur présence est nécessaire.
Colomb veut trouver, Robinson retrouver. Mais les deux agissent une rêverie. Et
la déception naît du décalage entre le projet et l’expérience, une demande
et une offre. Le sentiment d’échec découle du refus que la réalité trahisse
l’idéal. Le «découvreur» exige que son périple le surprenne. Dans son cas,
l’échec consistera à voyager dans une réalité trop familière. A l’opposé, le
vérificateur sera navré de ne pas reconnaître lors de son voyage l’idée qu’il
s’en faisait. Certains, qui voulaient vérifier, ont découvert, et ne s’en sont
jamais remis.
Pour atténuer la
déception, le vérificateur pourra recourir à une stratégie souvent utilisée,
celle de Don Quichotte : préférer son imagination à sa perception. Pour apaiser
la déception, le vérificateur niera la réalité et imposera son imaginaire : un
troupeau deviendra une armée, la paysanne une princesse, l’auberge un château.
Transposé dans les voyages actuels, cette stratégie se prolongera dans toutes
sortes de variantes : la foule insupportable deviendra la preuve que la
destination choisie est géniale (puisque tous y vont !) ; l’hôtel miteux, un
«lieu d’accueil avec une vue imprenable» ; la popote indigeste, un «mets
exotique». Bref, pour supporter la déception, le baume de l’automystification
est souvent un recours nécessaire.
Réfléchir au voyage est
intéressant car les considérations qui lui sont applicables sont généralisables
à l’existence elle-même. Dans le périple qui conduit du berceau à la tombe, le
bonheur dépend de l’écart entre ce que j’expérimente et mes espoirs secrets.
S’ils concordent, j’éprouverai une grande satisfaction, sinon, la déprime
guettera. L’individu pourra alors faire une psychanalyse : trouver un jeu
avec son fantasme, à la fois lui être fidèle et mieux goûter à ce qui le
déborde. Sinon, d’autres options se dessineront, comme cultiver un petit
délire, quelques donquichotteries…
ERIC VARTZBED Psychanalyste
Derniers ouvrages parus : «le Bouddhisme au risque
de la psychanalyse» et «Comment Woody Allen peut changer votre vie», Seuil,
2009 et 2011.
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