Gonzalo Guerrero, le conquistador renégat
La conquête du continent
américain par l’Espagne fut affaire de bouchers, la cause est entendue. Des
Caraïbes au Pérou en passant par le Mexique, le Nouveau Monde a été le théâtre
d’une longue série de massacres, « justifiés » par la supposée
absence d’âme des populations indigènes. Il est pourtant un conquistador qui
traita d’égal à égal avec les Indiens. Voici l’histoire de Gonzalo Guerrero,
« El Renegado ».
1511. Un navire de la Couronne espagnole chargé d’esclaves et d’or fait naufrage au
large de la Jamaïque. Peu de survivants, une vingtaine à tout casser, lesquels
se réfugient sur un canot de fortune voguant au gré des courants. Pendant deux
semaines, l’esquif dérive sous un soleil de plomb et les marins tombent comme
des mouches. Quand il finit par toucher terre, ils ne sont plus qu’une dizaine.
Leur point de chute ? Le nord-ouest du Yucatán, en plein territoire maya.
À peine débarqués, les
survivants sont capturés par des indigènes. Des dix naufragés, seuls deux
échappent à la première fournée anthropophage – le père franciscain Geronimo de
Aguilar et le soldat Gonzalo Guerrero. De leur cage, ils voient leurs
compagnons être exécutés puis dégustés rituellement. Ambiance. Eux sont
destinés à de prochaines festivités sacrificielles – on les gave à cet effet.
Mais Geronimo et Gonzalo parviennent à s’échapper. Après quelques jours de
marche dans la jungle, leurs chemins se séparent. Geronimo est vite capturé par
une tribu rivale, celle du chef Aquincuz – dont il devient l’esclave. Quant à
Gonzalo, il s’enfonce plus profondément en territoire maya.
Photo1 : Représentation du conquistador Hernan
Cortés (Codex Azcatitlan, copié peu après la conquête sur un document indigène)
1519. Hernan Cortés et son armada – quatre cents hommes pour onze navires – quittent
Cuba et voguent vers le Mexique. Au mouillage sur l’île de Cozumel, en face de
la péninsule du Yucatán, le futur conquérant du Mexique interroge la population
locale par le biais de son interprète – un indigène capturé deux ans
auparavant. C’est ainsi qu’il apprend l’existence de ces deux Espagnols aux
mains des Mayas. Il envoie une expédition à leur recherche. Geronimo, vite
localisé, est racheté au chef Aquincuz. L’expédition le charge alors de
retrouver son ancien compagnon d’infortune.
Quand Geronimo déniche
Gonzalo, ce dernier avoue être peu pressé de retrouver ses anciens
compatriotes. Pour tout dire, il n’a aucune envie de partir. C’est qu’il a fait
du chemin en huit ans : d’abord vendu à Nachan Caan, un cacique de la
région, il a ensuite été affranchi et a épousé Zazil-Ha, la fille de son
maître, avec qui il a eu trois enfants. Il s’est même fait tatouer et s’est
coupé les cheveux à la façon des guerriers mayas. Une intégration expresse, qui
culmine quand il est nommé conseiller militaire de la cité de Chaktemal. Sa
position sociale assurée, il ne compte aucunement quitter les Mayas,
explique-t-il à Geronimo : « Frère Aguilar, je suis
marié ; j’ai trois fils, et on me tient ici pour cacique et capitaine en
temps de guerre. Allez avec Dieu ; pour moi, j’ai la figure tatouée et les
oreilles percées. Que diraient de moi ces Espagnols s’ils me voyaient ainsi
accommodé ? Et puis, voyez ces trois miens petits enfants : qu’ils
sont jolis ! »1
Photo2 : Aguilar & Cortes
Abandonnant Gonzalo à son
sort, le père Aguilar rejoint alors Cozumel, où l’attend Cortés. Convoyé par
des Indiens, il prend pied sur l’île au moment où les Espagnols allaient lever
l’ancre, en quête de nouveaux territoires à conquérir. Cortés croit d’abord
être en présence d’un comité d’accueil maya, tant les années de captivité ont
modifié l’aspect du Franciscain : « Naturellement brun et tondu en
façon d’indien esclave, il portait un aviron sur l’épaule et avait une vieille
cutara [sorte de sandale] chaussée et l’autre à la ceinture, une vieille cape
fort piètre et une braguette pire encore dont il couvrait ses parties
honteuses. »2 Il faut que Geronimo s’exprime en castillan pour que Cortés
comprenne qu’il est l’un des deux captifs recherchés. Par la suite, le prêtre
se montrera un précieux auxiliaire dans la conquête du Mexique, notamment comme
traducteur.
Gonzalo n’a, lui, aucune
intention de faciliter la tâche de ses compatriotes. Au contraire : il
prend les armes aux côtés des Mayas. Selon Díaz del Castillo et Fernández de
Oviedo3,
Guerrero va jusqu’à mener des attaques contre les conquistadores. Mieux :
il aurait appris aux Indiens à construire des fortins et leur aurait montré les
faiblesses des armées espagnoles. Pendant quinze ans, c’est une solide épine
dans le pied des colonisateurs.
C’est lors d’une
« opération de pacification » au Honduras, conduite par Pedro de
Alvarado, le plus féroce lieutenant de Cortés, que la Geste de Gonzalo Guerrero
aurait pris fin. Dans une lettre à la Couronne rédigée en 1536, le gouverneur
Andrés de Cereceda annonce son trépas : « Un homme a été tué par un
tir d’arquebuse. Il s’agit de cet homme qui a vécu parmi les indiens de la
province du Yucatán pendant vingt ans ou plus […]. Cet Espagnol qui a été tué
allait nu, son corps étant peint et portant des vêtements à la manière des
indiens. »
À l’époque du Mexique espagnol, Guerrero représente le mal absolu, l’antithèse du
bon chrétien. Alors que la conquête de l’Amérique est « justifiée »
par la christianisation des populations locales et par la victoire sur
l’idolâtrie, son choix de se « faire Indien » fait tache. Le soldat
ensauvagé est d’abord un renégat, qui a embrassé jusqu’aux attributs physiques
de ses hôtes : il va à demi nu dans la jungle et arbore des boucles
d’oreilles. Son corps est entièrement tatoué alors que cette pratique est
formellement interdite par l’église4.
Un repoussoir parfait. D’autant qu’il sert également d’excuse aux avanies
militaires subies au Yucatán : le passage d’un Espagnol à l’ennemi et le
transfert des techniques militaires aux Indiens viennent à point nommé
justifier la difficulté et la longueur de l’entreprise coloniale espagnole en
pays maya.
- C’est dans la période
post-révolutionnaire mexicaine que la postérité du « traître à la
Couronne » change du tout au tout. Il est soudain dépeint sous les traits
du héros anti-impérialiste par excellence, père du premier métis mexicain. On
édifie des statues représentant l’Espagnol armé d’un casse-tête maya et portant
son fils. À partir des années 1980, Guerrero devient même le héros de plusieurs
romans mexicains, dont le plus célèbre est sans doute le best-seller Gonzalo
Guerrero : Novela historica, signé Eugenio Aguirre.
L’itinéraire de Guerrero
n’est pas un cas isolé. La conquête du Nouveau Monde est émaillée d’histoires
d’Européens « indianisés » aux confins des empires. Outre Guerrero,
il y eut Pedro Bohórquez, un Espagnol devenu au XVIIe siècle l’Inca (empereur)
des Indiens Calchaqui en Argentine. On retrouve d’ailleurs ce phénomène de
transfuges dans les zones de colonisation non-hispaniques, à l’image de ces
coureurs des bois qui, à force de commercer avec les Indiens, finissent parfois
par en adopter le mode de vie. Citons enfin le cas d’Eunice Kanenstenhawi
Williams au début du XVIIIe siècle : enlevée encore enfant par les
Mohawks, elle refuse de retourner chez les siens une fois adulte.
La Conquista est toujours
présentée comme une lame de fond, un déferlement inéluctable qui voit le monde
indien perdre militairement, puis culturellement face aux envahisseurs
espagnols. Les récits d’ensauvagement, s’ils restent rares, permettent d’aller
à l’encontre de cette histoire des vainqueurs. Ils tracent, en filigrane, le
portrait d’une rencontre ratée, l’image de ce qui aurait pu être si - pour
reprendre l’expression d’un Indien Nahuatl évoquant vers 1550 les cohortes
sanglantes de Cortés - les conquistadores n’avaient pas « convoité
l’or comme des porcs affamés »5.
Grégoire Vilanova
1 Bernal Díaz del Castillo, Véridique histoire de la
conquête de la Nouvelle-Espagne, traduction par J.-M. de Heredia, Paris,
1879.
2 Ibid.
3 Gonzalo Fernández de Oviedo y Valdés, Historia general y
natural de las Indias, Livre XXXII, Madrid, 1851.
4 « Vous ne ferez point d’incisions dans votre chair
pour un mort, et vous n’imprimerez point de figures sur vous », Lévitique
19:28.
5 Cité par Eduardo Galeano dans Les Veines ouvertes de
l’Amérique latine, 1970.
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