Le benchmarking et l’aliénation managériale
Isabelle Bruno et Emmanuel Didier, chercheurs en sciences sociales, analysent la domination du benchmarking au sein même de la gestion de l’État dans un livre récent. Sans surprise, les sociologues adoptent un discours social-démocrate éculé. Avec le néolibéralisme, l’État adopte le fonctionnement d’une entreprise. Mais, loin d’en déduire une collusion toujours plus forte entre l’État et le capital, les sociologues préconisent un retour un bon vieux État social, malgré leur critique de la bureaucratie. Ils baignent dans les illusions réformistes de la gauche de gauche. L’État, loin d’être un outil d’émancipation, demeure le garant de l’ordre social et de la démocratie représentative. Les sociologues ne s’inscrivent donc pas dans une remise en cause radicale de l’Etat, mais seulement de ses évolutions les plus récentes.
Mais, les analyses des sociologues peuvent être réappropriées pour renouveler une critique radicale de l’État à l’ère du néolibéralisme. Ensuite, un conflit existe au sein des directions des administration tiraillée entre une conception du service public attaché au social et au supposé intérêt général avec les nouveaux bureaucrates férus de management.
Le benchmarking vise à motiver et à mobiliser les salariés pour embrigader jusqu’à leurs émotions et leur subjectivité. Cette technique de management illustre l’aliénation néolibérale.
Un gouvernement par les statistiques et l’évaluation
L’activité des agents publics ne cesse d’être évaluée, comparée, quantifiée. Cette logique quantitative s’impose aux salariés mais aussi aux utilisateurs des services publics. « Ces nouvelles quantités transforment la vie des fonctionnaires et par ricochet notre vie à tous, d’où l’impression justifiée de leur omniprésence grandissante, voir oppressante », décrivent Isabelle Bruno et Emmanuel Didier.
Cette technique de gouvernement s’appuie sur la statistique pour évaluer la performance des acteurs et des activités, imposer des objectifs chiffrés, délimiter le temps et l’espace pour atteindre ses objectifs.
La dimension quantitative, avec ses indicateurs chiffrés, prédomine sur la dimension qualitative. Par exemple, l’enseignement et la recherche ne s’attachent pas à la transmission du savoir mais se réduit à des classements statistiques. Le benchmarking impose une nouvelle forme d’aliénation puisque les sujets eux-mêmes doivent consentir à cette logique quantitative. L’autonomisation des agents se réduit avec la mise en statistique de la réalité.
Mais cette méthode transforme également la réalité. Si la police remplit ses objectifs chiffrés, les statistiques de la délinquance augmentent. Le benchmarking s’auto-alimente et permet une surenchère. Le palmarès et le classement imposent une compétition entre les administrations. Les usagers deviennent des simples clients à la recherche de services performants.
Le néolibéralisme ne se traduit pas par un retrait de l’État. En revanche, l’intervention étatique ne tente plus de modifier la répartition des richesses. Michel Foucault observe que l’État participe à créer un environnement et des conditions propice au développement du néolibéralisme. Le New Public Management (NPM) impose des dispositifs d’auto-contrôle et impulse une nouvelle rationalité bureaucratique. « L’efficience, la qualité, la performance tendent ainsi à se substituer à la grandeur nationale ou à la solidarité intergénérationnelle », observent Isabelle Bruno et Emmanuel Didier. La « réforme de l’État » impose une culture du résultat. Les manuels de management s’attachent à la fixation d’objectifs chiffrés, à la responsabilisation des salariés et à mesurer les performances de chacun.
Le New Public Management s’impose dans de nombreux pays. Les administrations deviennent compétitives, rentables, performantes pour mieux servir ses clients. Les agents doivent s’impliquer davantage et définir eux-mêmes leurs objectifs. « La responsabilité, l’initiative, la motivation, les résultats, la participation : autant de clichés repris ensuite à l’envi par les gouvernements successifs, notamment en France », résument Isabelle Bruno et Emmanuel Didier. La Révision générale des politiques publiques (RGPP), lancée en 2007, vise à imposer une « modernisation » de l’administration en France. L’État est géré comme une entreprise concurrentielle pour « faire mieux avec moins ».
La LOLF (Loi organique relative aux lois de finance) est votée dès 2001 et appliquée depuis 2006. La LOLF attribue des budgets par mission, et non plus par ministère. Cette loi doit « orienter la gestion de l’État vers la performance au moyen de nouvelles procédures de quantification de l’activité publique », définissent Isabelle Bruno et Emmanuel Didier. Les agents publics sont désormais contrôlés. La LOLF impose l’évaluation de la performance de chacun et favorise la concurrence entre les agents. « En généralisant la quantification de l’activité administrative tout en l’orientant dans le sens de la performance, elle a étendu et systématisé les réseaux de benchmarking au cœur de l’appareil étatique », analysent Isabelle Bruno et Emmanuel Didier.
Mais, si le benchmarking s’est imposé aux agents, les hauts fonctionnaires ne doivent pas s’y soumettre. Les ministres et les commissaires de police les plus gradés, par exemple, ne sont pas évalués. Pourtant, le benchmarking impose un régime de discours et un répertoire de comportements.
La propagation du nouveau management
La généalogie du benchmarking permet d’observer cette entreprise collective, avec ses enjeux et ses rapports de force.
Le contrôle de la qualité n’est pas nouveau. Dans l’usine taylorienne, les contremaîtres surveillent le travail des ouvriers. L’amélioration de la qualité doit réduire les coûts de l’entreprise. Dans le Japon de l’après guerre, une nouvelle génération de cadre promeut le management de la qualité pour s’imposer à la direction des entreprises. Les « cercles de qualité » permettent de responsabiliser et d’impliquer les employés. A partir des années 1980, l’économie des États-Unis subit la concurrence du Japon. Les entreprises américaines adoptent alors les méthodes des concurrents avec le management japonais. A partir de 1986, les États-Unis imposent cette technique de management dans les services publics et l’armée.
La qualité renvoie à l’absence d’imperfection et surtout à la satisfaction des clients. Le contrôle de la qualité n’est plus dévolu aux seuls contremaîtres mais doit devenir la préoccupation de tous les salariés. La figure du patron ou du contremaître disparaît. Le pouvoir est dépersonnalisé à travers la médiation des nombres et des objectifs chiffrés. Le benchmarking exerce ainsi une « discipline indéfinie », selon l’expression de Michel Foucault.
L’entreprise Xerox, qui vend des photocopies, impose le benchmarking à tous les niveaux du processus de production. La technique du benchmarking se diffuse ensuite largement, jusqu’à l’administration de l’État.
Le benchmarking s’apparente à un pouvoir qui n’utilise pas directement la contrainte ou l’obligation légale. « Le benchmarking, ça produit des benchmarks, c’est-à-dire des cibles, des objectifs à atteindre qui ne sont pas fixés dans l’absolu, en fonction des diktats d’un patron exigeant, mais relativement à ce qui se fait de mieux dans le monde », observent Isabelle Bruno et Emmanuel Didier. L’émulation, l’incitation et la compétitivité doivent alors permettre de gouverner les conduites. Les bureaucraties ne s’appuient plus uniquement sur des règlements et sur la hiérarchie mais aussi sur des normes et des comportements. Ce « management de la qualité » s’impose d’abord dans les entreprises avant d’être adopté par les services de l’État.
Le reeingeneering vise à réinventer le gouvernement des entreprises et de l’État. Les salariés doivent désormais davantage s’impliquer. « Ils sont censés profiter d’un sentiment d’accomplissement au travail sans précédent », observent même Isabelle Bruno et Emmanuel Didier. Ensuite ce management permet de limiter les coûts de surveillance puisque les salariés doivent devenir responsables et se contrôler eux-mêmes. La rémunération varie désormais en fonction de la performance chiffrée. « Contre le couple poussiéreux de la règle et de l’obéissance, le reeingineering s’appuie sur l’innovation et la responsabilisation, lesquelles passent par un système d’évaluation des performances et par une diminution importante du nombre d’échelons dans l’organisation », résument Isabelle Bruno et Emmanuel Didier.
Le reeingineering se rapproche du benchmarking mais insiste plus sur l’inventivité des équipes que sur les objectifs chiffrés. Dès 1994, l’OCDE incite les États à adopter les techniques de benchmarking. A partir des années 2000, c’est l’Union Européenne qui propage ses pratiques aux administrations publiques des États.
Le management ne s’appuie pas sur l’autorité hiérarchique mais davantage sur les affects personnels. « Au lieu de nous soumettre à des ordres ou à des règles, le benchmarking parvient ainsi à orienter notre engagement dans l’action, à gouverner ce que l’on a tendance à croire de plus personnel : nos initiatives », analysent Isabelle Bruno et Emmanuel Didier.
La gestion de l’Etat entreprise
Le benchmarking s’observe dans de nombreuses administrations publiques.
Au sein de la police, le benchmarking se heurte à la logique juridique de l’État. Mais la police de proximité, dont les résultats sont jugés peu efficaces, permet d’introduire la politique du chiffre. C’est en 1994, à New York, que ses méthodes émergent dans la police. Le soucis d’efficacité, focalisé sur les statistiques de la délinquance, incite à réprimer plus durement les petits délits. Les agents de police doivent prendre des initiatives, selon la logique managériale, et peuvent s’écarter de la loi. La violence policière devient alors plus brutale.
En France, ses méthodes sont introduites en 2001 par Lionel Jospin qui incite le préfet de Paris à se rendre à New York. Ensuite, Nicolas Sarkozy n’hésite pas à mettre en concurrence les directeurs de la sécurité publique pour les motiver. La sanction positive s’accompagne alors de la peur de l’humiliation.
Les objectifs chiffrés et les primes, deux outils du management d’entreprise, sont développés dans la police. Ses méthodes s’accompagnent de réformes juridiques qui renforcent le pouvoir de la police en matière de sécurité publique. « Les agents soumis au benchmarking vivent une situation d’évaluation constante, une course à la performance entre collèges, mais aussi une variation permanente des priorités, des objectifs qui leur sont assignés, ainsi que des principes censés valoriser leurs actions », observent Isabelle Bruno et Emmanuel Didier. Les policiers sont soumis à une instabilité permanente.
Les agents de police subissent une forte pression psychologique et une multiplication des objectifs. La politique du chiffre débouche vers une augmentation des amendes et à des abus d’autorité. Face à ce constat, des formes de résistance émergent de la part des agents eux-mêmes. Les policiers tentent alors de modifier les chiffres et peuvent même détruire des plaintes. Les syndicats des agents de police dénoncent la politique du chiffre. Mais la révolte contre l’ordre social ne proviendra probablement pas de la police.
Le benchmarking prétend également évaluer la qualité des soins et l’organisation des hôpitaux. Les premières expériences dans ce domaine proviennent également des États-Unis. Ses réformes de l’hôpital accentuent les inégalités sociales dans l’accès à la santé. En France, les opérations médicales sont évaluées depuis 1980. En 1995, le magazine Sciences et Avenir publie le premier palmarès des hôpitaux. Si les autorités publiques, les directions des hôpitaux et les députés s’opposent à ses classements, les ministres de la santé valorisent la transparence et la culture de la performance. Des audits évaluent les établissements pour les inciter à adopter de nouvelles techniques d’organisation orientées vers la performance et la réduction des coûts. L’attente aux urgences devient le principal problème évalué. Mais ce temps d’attente n’est pas attribué aux manques de moyens financiers, mais à l’insuffisante qualité des personnels. Ce management de la qualité se focalise sur le chronomètre pour diminuer le temps d‘attente et soigner plus rapidement. « Paradoxalement, ses démarches dites de « qualité », en ce qu’elles réduisent la qualité en quantité, se rendent aveugles à la dimension qualitative des soins », observent Isabelle Bruno et Emmanuel Didier. Ensuite, les patients sont sélectionnés. Le public doit convaincre le personnel qu’il mérite d’être soigné en urgence. Cette pratique renforce les inégalités d’accès aux soins.
En 2009, un mouvement éclate contre la casse de l’hôpital public. Mais les revendications restent très corporatistes. Les syndicats dénoncent un manque de moyens mais ne remettent pas directement en cause la gestion managériale des hôpitaux.
Dans l’enseignement supérieur et la recherche, la mise en compétition des établissements provient également des États-Unis. En 1999, l’Union Européenne impose aux universités de devenir compétitives et performantes. Des classements des universités valorisent le développement du "capital humain" au profit de "l’ innovation". Des réformes doivent bâtir une véritable "économie de la connaissance" fondée sur des critères précis : « communication, flexibilité, esprit d’entreprise ». En 2007, la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) est votée. La recherche se soumet également à la logique du benchmarking. Les laboratoires sont évalué et mis en compétition pour attirer des capitaux. Les établissement de l’enseignement supérieur et de la recherche doivent également s’évaluer. Les universités doivent devenir attractives, compétitives et performantes.
Les universitaires commencent à bouger en 2004 avec le mouvement Sauvons la recherche. En 2007, ce sont les étudiants qui agissent à travers des grèves et des blocages. En 2009, les chercheurs commencent à se mobiliser.
Lutter contre l’aliénation managériale
Cette logique du benchmarking colonise tous les domaines. L’école, la culture ou encore le service public de l’emploi se soumettent à cette gestion managériale. « Les activités de quantification et d’évaluation sont bien entendu propres à chaque secteur, mais elles partagent un même esprit managérial de contrôle », résument Isabelle Bruno et Emmanuel Didier.
Le benchmarking impose une nouvelle manière de gouverner, avec des outils de quantification et de management. Pourtant, il se présente comme une technique neutre, simple et efficace. « Le benchmarking est avant tout une technique de pouvoir. Il redistribue les hiérarchies, réordonne les valeurs, gouverne les désirs et enrôle les volontés », analysent Isabelle Bruno et Emmanuel Didier. Cette technique doit également dépolitiser les enjeux pour obtenir l’assentiment des dominés. L’élite managériale se distingue de la masse qui se soumet aux dispositifs d’évaluation et de classement. Surtout, la gestion managériale, avec la mise en compétition, favorise l’isolement pour briser les solidarités. L’action collective devient plus difficile.
Mais des formes de résistances émergent. Dans une banque de la Caisse d’épargne, le syndicat SUD / Solidaires a attaqué la gestion managériale. Il dénonce « une atteinte à la dignité, un sentiment d’instabilité, une culpabilisation permanente, un sentiment de honte » dans son communiqué. Des troubles physiques et mentaux sont également constatés chez les salariés. Le syndicat SUD / Solidaires oppose le droit du travail au benchmarking pour gagner son procès.
Cette analyse du benchmarking permet de décrire les nouvelles formes d’aliénation au travail. Les deux chercheurs, proches de la gauche de gauche, sont plus pertinents lorsqu’il s’agit de la description, du constat, de l’analyse. Sur le plan politique, les petites résistances isolées semblent faibles. Les différents secteurs en lutte doivent converger et ses coordonner pour construire un rapport de force global. Les syndicats, en dehors de SUD / Solidaires, semblent totalement déconnectés des réalités des entreprises. Ils ânonnent leur discours de bureaucrates limité à la défense des salaires et des services publics. Mais l’État, loin d’être un rempart au marché et au capitalisme, impulse des pratiques managériales. Les administrations sont gérées comme des entreprises et l’État construit un cadre pour mieux diffuser les normes de compétitivité, d’efficacité, de performance. Face à se constat, les pratiques et les discours politiques doivent se réinventer. Le refus d’obéir et la conflictualité politique, présents dans l’histoire des luttes, doivent se réactiver. Ensuite, la critique radicale de la vie quotidienne permet d’attaquer des conditions de travail rythmées par la routine et l’ennui. Les avant-gardes artistiques proposent de ré-enchanter la vie. La créativité et le plaisir peuvent permettre d’attaquer les nouvelles formes d’aliénation. Ses pistes de réflexion doivent permettre de construire un mouvement de rupture pour se réapproprier notre vie et nos désirs.
Source : Isabelle Bruno, Emmanuel Didier, Benchmarking. L’État sous pression statistique, Zones - La Découverte, 2013
Pour aller plus loin
- L’introduction de "Benchmarking" (d’Isabelle Bruno et Emmanuel Didier), publiée sur le site de la revue Contretemps le 09 avril 2013
- Le Mouv’ le 8-9, Emission du 28 mai 2013, Benoît Bouscarel, « Benchmarker, c’est quoi ? »
Emission La Suite dans les idées sur France culture par Sylvain Bourmeau, « L’Etat sous pression statistique » , 25 mai 2013
- Colloque « Benchmarking : histoire et usages d’un dispositif de gouvernement par les nombres », présenté sur le site de la Maison des sciences de l’homme et de la société Lille Nord de France
- Juliette Cerf, « Ecole, entreprise, administration : l’évaluation tourne-t-elle à la tyrannie ? », Télérama n°3295, mis en ligne le 9 mars 2013
- Isabelle Bruno et Emmanuel Didier, « L’évaluation arme de destruction », publié dans Le Monde diplomatique en mai 2013
- Recension du livre par Igor Martinache, publié dans Alternatives Economiques n° 324, mai 2013
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