« Pour qu'un message
publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit
disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible :
c'est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux
messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain
disponible. » Patrick Le Lay, Président Directeur Général de TF1
Il est devenu d'usage
d'admettre dans la plus pure tradition de la fatalité, que la civilisation est
ce qu'elle est et qu'il faut s'adapter ou périr. Il en va ainsi de tous les «
ismes » qui ont malmené la condition humaine à travers les siècles, notamment
le précédent, Par toute latitude. En son temps, Jean-François Léotard avait
fait l'inventaire de tous les récits de légitimité (communisme, stalinisme,
nazisme... libéralisme) et comme épouvantail islamisme imposés par les
puissants aux peuples. Parmi tous ces «ismes» le capitalisme triomphant après
la chute du communisme pensait pouvoir formater la planète pour mille ans.
Souvenons-nous dans le
droit fil de la « destinée manifeste » du XIXe siècle faisant dire à Dieu qu'il
privilégie le peuple américain, de « La fin de l'histoire » au XXe siècle de
Francis Fukuyama pour qui le modèle américain de néolibéralisme devait amener
la prospérité et la démocratie « aéroportée » et les lumières droits de l'homme
au reste du monde au besoin éclairée par le napalm...
On le sait, le Programme
américain pour un nouveau siècle (Pnac) théorisé par les néoconservateurs avait
justement, pour objectif de réaffirmer le leadership définitif de
l'hyperpuissance américaine . Pour cela il fallait inventer un Satan de
rechange. Ce sera l'Islam(isme) et à bien des égards, l'attaque des tours
jumelles, symbole du capitalisme triomphant, fut du pain bénit. Rien ne
s'opposera ni à l'intérieur ni à l'extérieur à la tentation d'Empire et à la
nouvelle religion le money-theïsme. Le capitalisme, le néolibéralisme et la
mondialisation ont besoin de mécanismes pour formater durablement le monde. Des
institutions seront mises en place pour gouverner le monde, à la place des
anciennes. D'abord, ce seront les deux grandes banques, celle qui « ajuste,
structurellement les économies vulnérables le FMI, et la Banque mondiale ». Ce
sera ensuite, le commerce confié à l'OMC.
Par ailleurs il y aura
forcément des récalcitrants qu'il faudra mettre au pas, soit par le soft power
de la Cour pénale internationale pour juger les faibles, soit par la force
brutale avec l'Otan. Enfin la surveillance et le formatage des esprits, seront
confiés à Internet, et à l'addiction volontaire aux nouveaux médias. Nous
allons justement traiter dans ce qui suit de la fabrique du consentement par
les médias et la publicité sur tous les supports au premier rang desquels la
télévision joue un rôle capital dans la « panurgisation » du monde.
Le marché et son
installation: Les consommateurs « sous influence »
Dans les pays dits
développés, le marché, dans l'euphorie des « trente glorieuses » en Europe a
permis le développement spectaculaire de la consommation débridée sous toutes
ses formes. A titre d'exemple, l'installation des grandes surfaces qui a laminé
définitivement les petits commerces s'est imposée au début des années 1960 et
en mutant chaque fois pour serrer au plus près le consommateur On apprend qu'en
France : « Le premier hyper est né le 15 juin 1963 en région parisienne sous la
bannière Carrefour. Dans les années 1970, les nouvelles technologies changent
les modalités d'achat avec l'apparition du code-barre, puis la naissance de la
carte à puces et des cartes bancaires. En 1976, Carrefour lance les « produits
libres ». En 2012, Carrefour teste un magasin virtuel à Lyon et à Paris. Il
permet au consommateur de commander ses produits via son smartphone depuis un
lieu de passage, une gare par exemple, et de se faire livrer à son domicile ou
au point « drive » de son choix.»[1]
La fabrique du
consentement
Dans cette lutte féroce
pour vendre à tout prix, les firmes multinationales ne manquent pas
d'imagination. Elles faisaient appel aux techniques antédiluviennes de la
réclame puis de la publicité classique. Elles s'attaquent maintenant au cerveau
et créent un besoin. Pierre Barthélemy rapporte l'expérience singulière - pour
nous, mais rentrée dans les moeurs ailleurs - de mainmise sur le cerveau.
Expérience qui montre que rien n'est définitivement acquis et qu'on peut être
trompé tout le temps. Nous le suivons : « Comment les grandes marques influent
sur nos cerveaux. Tellement brutale mais tellement vraie, la sortie de Patrick
Le Lay, alors P-DG de TF1, avait fait grand bruit : il n'imaginait sûrement
pas, c'est à quel point ce rapprochement entre cerveau et grandes enseignes
commerciales était pertinent et profond. Une étude remontant au début des
années 1980 a ainsi montré que des femmes souffrant de maux de tête se
sentaient plus soulagées en prenant le cachet d'aspirine d'un groupe
pharmaceutique très connu plutôt que celui d'une société moins célèbre, ce
alors que la formulation et la présentation du médicament étaient exactement
les mêmes. »[2]
Pierre Barthélémy cite une
étude singulière : « Dans un article publié il y a quelques semaines par PLoS
ONE, deux psychologues allemands se sont demandé si cet effet « grande marque »
pouvait être transposé dans l'univers de l'alimentation et influencer une
dégustation. Pour le déterminer, ils ont mis au point l'expérience suivante :
des volontaires, allongés dans un appareil à IRM (imagerie par résonance
magnétique) allaient goûter quatre sodas gazeux et les noter pendant qu'on
observerait les zones de leur cerveau excitées par cette dégustation. (...) Les
deux premières se passent de présentation. River Cola est la marque générique
d'une chaîne de supermarchés allemands tandis que le T-Cola avait été présenté
aux participants comme une boisson tout juste mise au point et pas encore sur
le marché. »[2] En fait, T-Cola n'était qu'une invention : l'idée consistait à
proposer une boisson totalement inconnue, d'une marque non identifiable. Les quatre
échantillons servis étaient en réalité rigoureusement identiques, un cocktail
de Coca, de Pepsi et de River Cola. Un tiers de chaque. Pour rendre le scénario
encore plus crédible, les expérimentateurs montraient avant le test quatre
récipients dont le contenu était soigneusement étiqueté. Les quinze
participants ont tous eu l'impression qu'il s'agissait de quatre sodas
différents (avant qu'on leur dévoile le pot aux roses). Les échantillons
estampillés Coca et Pepsi, les deux grandes marques, ont obtenu des notes
significativement meilleures à celles des deux autres, un résultat pas très
surprenant[2].
« Le plus intrigant
conclut Pierre Barthélémy, n'est, en effet, pas là. Il réside dans ce qui est
apparu à l'IRM. La dégustation de ce qui était présenté comme des marques peu
ou pas connues a donné lieu à plus d'activité dans le cortex orbito-frontal,
montrant que le sujet cherchait davantage à assigner une valeur au produit
qu'il était en train de goûter, à décider s'il le trouvait bon ou pas, ce qui
était moins le cas avec les pseudo-Coca et Pepsi. Comme si, dans le cas du
River Cola et du T-Cola, la marque n'était pas un indicateur suffisant pour
déterminer si la boisson plaisait ou ne plaisait pas. Pour les boissons
connues, cette zone se révélait moins active, sans doute parce que, pour les
avoir déjà goûtées auparavant ou en avoir vu les sujets savaient déjà plus ou
moins à quoi s'en tenir. (...) Croyez-le ou pas, mais elles suivent de près la
science du cerveau, au point qu'elles utilisent, elles aussi, l'IRM ou
l'électroencéphalogramme pour... tester les réactions de consommateurs à de
nouveaux produits ou comprendre comment ils prennent une décision d'achat. Cela
s'appelle le neuromarketing. »[2]
Le dogme de cette
religion, écrit Patrick Juignet, procède d'un axiome central : « Les vices
privés font la vertu publique » que l'on doit à Bernard Mandeville (1740). Cet
axiome déstructure les autres grandes fonctionnalités humaines : politique,
symbolique, sémiotique et psychique. Par rapport à cette situation, Dany-Robert
Dufour propose un droit de retrait des citoyens de la société devenue perverse
(...) car poussant à toujours plus de compétition, de performance, pour plus
d'argent afin de participer à l'idéal de la grande addiction consumériste. Il
dénonce aussi la naturalisation généralisée, la perte des repères et interdits
culturels, la réduction des individus à leur fonctionnement pulsionnel. »[3]
Les dégâts du néolibéralisme: Tout est conçu contre la morale
Justement, pour Dany
Robert Dufour l'échange marchand généralisé et libéralisé détruit ou dérégule
les autres « économies » : l'économie discursive (échange du sens, des idées),
l'économie sociale (donner, recevoir, rendre) et l'économie psychique (la
limitation pulsionnelle, l'altruisme). La télévision forge-t-elle des individus
ou des moutons ? s'interroge-t-il ?
« L'individualisme écrit-il n'est pas la maladie de
notre époque, c'est l'égoïsme, ce self love, cher à Adam Smith, chanté par
toute la pensée libérale. (...)
Vivre en troupeau en affectant d'être libre ne témoigne de rien d'autre que
d'un rapport à soi catastrophiquement aliéné, dans la mesure où cela suppose
d'avoir érigé en règle de vie un rapport mensonger à soi-même. Et, de là, à
autrui. Ainsi ment-on effrontément aux autres, ceux qui vivent hors des
démocraties libérales, lorsqu'on leur dit qu'on vient - avec quelques gadgets
en guise de cadeaux, ou les armes à la main en cas de refus - leur apporter la
liberté individuelle alors qu'on vise avant tout à les faire entrer dans le grand
troupeau des consommateurs. Mais quelle est la nécessité de ce mensonge ? La
réponse est simple. Il faut que chacun se dirige librement vers les
marchandises que le bon système de production capitaliste fabrique pour lui. «
Librement » car, forcé, il résisterait. La contrainte permanente à consommer
doit être constamment accompagnée d'un discours de liberté, fausse liberté bien
sûr, entendue comme permettant de faire « tout ce qu'on veut ».[4]
« Notre société poursuit le philosophe est en train
d'inventer un nouveau type d'agrégat social mettant en jeu une étrange
combinaison d'égoïsme et de grégarité que j'épinglerai du nom d' « égo-grégaire
». Il témoigne du fait que les
individus vivent séparés les uns des autres, ce qui flatte leur égoïsme, tout
en étant reliés sous un mode virtuel pour être conduits vers des sources
d'abondance. Les industries culturelles jouent ici un grand rôle : la
télévision, Internet, une bonne partie du cinéma grand public, les réseaux de
la téléphonie portable saturés d'offres « personnelles »... La télévision est
avant tout un média domestique, et c'est dans une famille déjà en crise qu'elle
est venue s'installer. Certaines études nord-américaines l'appellent depuis
longtemps déjà le « troisième parent ». On pourrait se demander: après tout,
pourquoi pas cette virtualisation des rapports familiaux? (...) »[4]
Le philosophe conclut son
constat amer en citant Bernard Stiegler : « Bernard Stiegler, dans un vif petit
livre à propos de la télévision et de la misère symbolique, indique que «
(l'audiovisuel) engendre des comportements grégaires et non, contrairement à
une légende, des comportements individuels. Dire que nous vivons dans une
société individualiste est un mensonge patent, un leurre extraordinairement
faux (...). Nous vivons dans une
société-troupeau, comme le comprit et l'anticipa Nietzsche. La famille en
question serait donc en fait un « troupeau », qu'il ne s'agirait plus que de
conduire là où l'on veut qu'il aille s'abreuver et se nourrir, c'est-à-dire
vers des sources et des ressources clairement désignées.(...) A la liste des
gardiens du troupeau avancée par Kant - le mauvais prince, l'officier, le
percepteur, le prêtre, qui disent : « Ne pensez pas ! Obéissez ! Payez ! Croyez
! » -, il convient évidemment d'ajouter aujourd'hui le marchand, aidé du
publicitaire, ordonnant au troupeau de consommateurs : « Ne pensez pas !
Dépensez ! »[4]
Trouve-ton le formatage des esprits uniquement dans
la consommation des biens matériels et l'entertainement ? Non ! Les ravages touchent aussi le libre arbitre.
L'autre pendant dangereux de la publicité est la propagande dont on connaît les
ravages. « La propagande est aux démocraties ce que la violence est aux
dictatures ». Dans leur ouvrage : La fabrique du consentement, Noam Chomsky et Edward
Herman nous donnent une analyse très éclairante du fonctionnement des médias
aux Etats-Unis, mais parfaitement transposable en France. Les pouvoirs qui
possèdent les médias, les financent par le biais de la publicité, définissent
l'information a priori puis produisent tant les contre-feux que les experts sur
mesure nous semblent être au coeur de la production de l'idéologie dominante.
»[5]
Que faut-il faire face à cette course vers l'abîme
?
Est-ce que la croissance
débridée est synonyme de confort ? De bien-être ? Penser une décroissance de ce
qui n'est pas essentiel est ce, « revenir à la bougie » encore que cela soit
poétique ! Pour Vincent Liegley, il faut « aller vers des sociétés
matériellement frugales, écologiquement soutenables. L'enjeu est de revenir à
une société beaucoup plus simple, à un autre type de confort matériel, sans
remettre en question les avancées de la société actuelle. Sortir de la
méga-machine, de la technostructure, comme y invitait Ivan Illich, autre
penseur de la décroissance. Retrouver
aussi ce qui a été détruit : convivialité, solidarité, le « buen vivir », ce
concept de la « vie bonne » développé en Amérique latine. (...) Nous sommes
face à l'effondrement d'une civilisation. Mais aujourd'hui, l'ensemble de la
planète est embarqué sur ce Titanic. (...) Ce sera un choc extrêmement violent.
Nous essayons de comprendre cette crise anthropologique et de construire
d'autres civilisations en rupture avec celle-ci. Avec une contradiction : il
faut aller vite, tout en faisant quelque chose qui demande du temps. Un
changement de nos habitudes, une décolonisation de notre imaginaire, une
transformation de nos institutions qui sont toxico-dépendantes de la
croissance... Le but de la décroissance, est d'ouvrir des possibles de pensée.
Nous tentons de penser l'utopie, ce vers quoi on veut tendre - sans peut-être
jamais l'atteindre. Définir un projet de transition qui part de la société
actuelle, tout en étant complètement en rupture avec celle-ci. L'important est
de savoir où l'on va et d'assumer ces contradictions pour transformer la
société en profondeur. »[6]
D'où viendrait le salut en absence de décroissance
« mot maudit » par la doxa
occidentale qui fait du marché son veau d'or ? Nous appelons une fois de plus
le philosphe Dany Robert Dufour qui dans ses nombreux écrits, a analysé les
comportements humain en face de cette machine du diable qu'est le
néo-libéralisme. Il écrit : « Pour sortir de la crise de civilisation, il
convient de reprendre, propose-t-il, un élan humaniste. Comment faire advenir
un individu qui, serait enfin « sympathique » c'est-à-dire libre et ouvert à
l'autre. « Il nous semble qu'un des enjeux civilisationnels actuel soit
précisément d'échapper à ce dilemme. (...) Je prédirais plutôt la survie du
capitalisme au prix de la mort de notre civilisation et sa transformation en
une vaste administration techno-marchande inhumaine, fonctionnant au service de
l'oligarchie mondiale. »[7]
Pour Edgard Morin autre philosphe , il ne s'agit
pas de concevoir un « modèle de société », voire de chercher quelque oxygène
dans l'idée d'utopie. Il nous faut élaborer une Voie, qui ne pourra se former
que de la confluence de multiples voies réformatrices, et qui amènerait la
décomposition de la course folle et suicidaire qui nous conduit aux abîmes. La voie nouvelle conduirait à une métamorphose de
l'humanité: l'accession à une société-monde de type absolument nouveau. Elle
permettrait d'associer la progressivité du réformisme et la radicalité de la
révolution. »[7]
Notes
1- Du chariot à la caisse
automatique, un demi-siècle d'hypermarchés Le Monde 14.06.2013
3- http://www.philosciences.com/Societe/DanyRob.html,Philosciences,
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Auteur
Chems Eddine Chitour : Professeur émérite Ecole Polytechnique
Alger Ancien Professeur associé à Toulouse Consultant
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