Nul ne peut plus nier ce
que les opposants à la tyrannie technologique dénoncent depuis des
années : les objets intelligents qui envahissent nos vies (ordinateurs, Internet,
téléphones mobiles et smartphones, GPS) donnent au pouvoir les moyens de la
surveillance généralisée.
En dévoilant des documents
secrets, un ex-agent américain révèle que la NSA (Agence nationale de sécurité)
espionne les internautes du monde entier, dans le cadre du programme clandestin
« Prism » mis en place par George Bush et poursuivi par Barak Obama.
Sont visés les utilisateurs d’Internet et des « réseaux sociaux »
(Google, Facebook, Apple, Youtube, Yahoo, Skype, DropBox, Microsoft, AOL) soit,
à l’ère numérique, à peu près tout le monde.
Les esprits forts diront qu’ils le savaient déjà. Les esprits forts savent toujours tout. Edward
Snowden, lui, prouve ce qu’il dit. Et les médias du monde entier ne peuvent
faire autrement que de publier ses déclarations, alors que les dénonciations
des esprits critiques restaient confinées et refoulées à quelques milieux
restreints.
Edward Snowden agit sans
le soutien d’aucune organisation, d’aucun parti, d’aucun collectif.
Heureusement – il n’aurait rien fait. Son geste relève de ce qu’Orwell nommait
la « décence ordinaire ». « Je ne peux, en mon âme et
conscience, laisser le gouvernement américain détruire la vie privée, la
liberté d’Internet et les libertés essentielles pour les gens tout autour du
monde au moyen de ce système énorme de surveillance qu’il est en train de bâtir
secrètement. » (1) À 29 ans, il sacrifie sa carrière et sa vie
personnelle, choisit la désertion, risque la prison pour trahison (comme le
soldat Manning, auteur des fuites vers Wikileaks) voire un
« accident ». Il affronte seul les services secrets de la première
puissance mondiale.
Edward Snowden : « Ma grande peur
concernant la conséquence de ces révélations pour l’Amérique, c’est que rien ne
changera. [Les gens] ne voudront
pas prendre les risques indispensables pour se battre pour changer les
choses... Et dans les mois à venir, les années à venir, cela ne va faire
qu’empirer. [La NSA] dira que... à cause de la crise, des dangers auxquels nous
devons faire face dans le monde, d’une nouvelle menace imprévisible elle a
besoin de plus de pouvoirs, et à ce moment-là personne ne pourra rien faire
pour s’y opposer. Et ce sera une tyrannie clé-en-main. »
Snowden a raison. En
France, le rétro-fascisme à front bas et crâne ras, qu’on reconnaît au premier
coup d’œil, obsède l’anti-fascisme rétro, patrimonial et pavlovien, tout ému de
combattre la bête immonde qu’on lui a tant racontée et qu’il croit connaître.
Il est vrai qu’ils partagent quelquefois les mêmes goûts en matière de look et
de dress code. Les skinheads, c’est quand même plus simple que les RFID et la
« planète intelligente » d’IBM. Dénoncer « les origines
françaises du fascisme » (Zeev Sternhell, Là-bas si j’y suis, France
Inter) et « le retour des années 1930 » (Le Nouvel Observateur et
cie), c’est plus facile que de s’attaquer au techno-totalitarisme. D’autant que
celui-ci est pourvoyeur d’emplois et de croissance économique, donc
« progressiste » et « de gauche ». Qu’importe que 64
millions de moutons soient pucés, tracés et profilés, si la filière
micro-électronique prospère, de STMicroelectronics à Gemplus et Thales. Pour Pierre Gattaz, nouveau président du
Medef, et le lobby de l’industrie électronique : « La sécurité est
très souvent vécue dans nos sociétés démocratiques comme une atteinte aux
libertés individuelles. Il faut donc faire accepter par la population les
technologies utilisées et parmi celles-ci la biométrie, la vidéosurveillance et
les contrôles. » (3)
Personne pour s’aviser que
nous ne sommes pas dans les années 1930. Qu’après des décennies d’accélération
technologique, à l’heure de la contention électronique, le
« fascisme » aussi s’est modernisé. Il n’a plus le visage du
Dictateur. Même plus celui de Big Brother. Mais celui des myriades
d’actionneurs, capteurs, nano-processeurs, datacenters, super-calculateurs,
Little Brothers, qui maillent, structurent, activent et pilotent la société de
contrainte.
Les documents publiés par Snowden confirment ce que
nous avons décrit de la police des populations à l’ère technologique. (4) La presse fait mine de découvrir l’espionnage
par Internet. Quitte, comme le site du Monde, à le faire sous une bannière
publicitaire pour IBM et « la planète intelligente ». C’est-à-dire,
le projet de puçage électronique de chaque chose et chaque être sur Terre, via
des puces communicantes. Le projet, bien avancé, d’un Internet des objets,
élargit le réseau à chaque objet et être vivant pucé, qui nous interconnecte
(nous incarcère) en permanence avec notre environnement (notre cage). Un filet
électronique dont il sera impossible de s’extraire. Si les révélations de
Snowden vous émeuvent, « la planète intelligente » d’IBM vous
glacera. (5)
Pendant que les attardés
lèvent le poing, farouches et déterminés contre le spectre « des heures
les plus sombres de notre Histoire », le pouvoir resserre le filet
électronique. Avec l’approbation béate de la majorité « parce que la
technologie, tout dépend de ce qu’on en fait. »
« Ainsi donc, notre
génération du lien social et du réseau virtuel, notre génération qui a fait
tomber des dictatures par la force de baïonnettes informatiques, notre
génération devra, donc, comme les autres, payer le prix du sang et apprendre,
comme les autres, que l’engagement est un risque, une créance prise sur la vie,
une créance que les plus courageux et les plus innocents paient et remboursent
de leur mort. » (6) Il y a dans ces lignes des condisciples de Clément
Méric tout l’aveuglement de l’époque sur elle-même.
Passons sur cette
« génération », qui confond « lien social » et laisse électronique
– après tout, elle n’a rien connu d’autre et ses mentors la maintiennent dans
sa niaiserie.
Facebook n’a pas plus
balayé Ben Ali et Kadhafi, (7) que les abrutis de Troisième Voie et des
Jeunesses Nationalistes Révolutionnaires ne menacent la démocratie. « Une
mouvance qui compterait 1000 adhérents et 4000 sympathisants selon son chef.
Mais 500 selon les autorités. » (8) « Les JNR, totalement dévouées à
sa personne (NdA : de Serge Ayoub, leur chef), mais qui ont très peu à voir
avec un quelconque militantisme politique ». (9) « Il est impossible
de décrire Troisième Voie comme un groupe de combat ou séditieux »
(Jean-Yves Camus, spécialiste de l’extrême-droite). (10) « Ce sont des
jeunes extrêmement précarisés issus de familles très populaires avec des
parents bénéficiant des aides sociales. Ils ont un faible niveau de diplôme (…)
En fait, ils appartiennent au sous-prolétariat des zones rurales et
péri-urbaines. Ils ont grandi dans des familles où, le plus souvent, un seul
des parents travaille. Quand ils n’ont pas été élevés au sein de familles
monoparentales avec leur mère dans une grande précarité » (Stéphane
François, historien). (11)
Ils sont, en somme, le
pendant rural des délinquants de banlieue. De ceux qui, en septembre 2012,
massacrèrent Kevin et Sofiane à la Villeneuve d’Echirolles, parce qu’ils
étaient d’un quartier différent. Même profil socio-économique. Ni plus avisés,
ni moins violents, non moins déstructurés par la déferlante des écrans et la
dissolution du tissu social. Des exclus des métropoles high-tech et de la
compétition internationale, comme eux trahis par la gauche. Pas plus que pour
les délinquants, leur condition n’excuse leurs gestes. Pas plus que les
délinquants, ils n’incarnent le « renouveau fasciste ».
Mais ils sont plus spectaculaires et moins virtuels
que le techno-totalitarisme et,
partant, plus faciles à désigner. « La grande nouveauté est que, grâce à
Internet, certains informaticiens ont les moyens d’imposer leur vision du monde
au reste de la population. Au lieu d’écrire des essais philosophiques dans
l’espoir d’influencer les générations futures, ils réalisent leur projet de
société. Le fait d’être d’accord ou non avec eux est sans objet, car ils ont
déjà rapproché le monde de leur idéal » (Christopher Soghoian, militant
américain de la protection de la vie privée). (12) La tyrannie technologique
est plus pervasive et redoutable que 500 brutes alcoolisées. Elle exige de ses
opposants plus que du pathos et des postures. Combattre le
techno-totalitarisme, c’est-à-dire l’attaque la plus performante contre notre
liberté et contre la possibilité de choisir ce qui nous arrive, impose l’effort
de comprendre la nature de cette attaque, et ses spécificités. Nous ne sommes
pas dans les années 1930 ; il nous faut penser notre époque pour affronter
notre ennemi actuel, et non les avatars du passé.
Entiers et naïfs, nous pensons que le secret est de
tout dire. Et donc, quel que soit
le mépris dans lequel les tiennent les beaux esprits, nous ne pouvons
qu’approuver et soutenir ceux qui par leurs actes individuels livrent au public
les preuves de sa servitude et tentent d’éveiller sa conscience. On verra ce
que le public et ceux qui parlent en son nom font de ces révélations. Si peu
d’illusions qu’on se fasse sur une société qui a accepté avec enthousiasme
depuis des années une telle déchéance, il est sûr qu’on n’a aucune issue à
attendre d’un « encadrement législatif » de type CNIL mondialisée,
pas plus que d’une surenchère technologique pour crypter ses communications électroniques
et fabriquer soi-même ses logiciels « libres », ni d’une énième
bouillie citoyenniste pour assurer la veille de notre désastre.
Il n’est pas sûr qu’il y
ait d’issue, ni que celle-ci dépende de nous. S’il y en a une, on ne peut la
trouver à partir d’élucubrations nostalgiques et complaisantes, mais seulement
à partir d’une conscience vraie de notre situation. Comme disait le fondateur
d’IBM : - Think.
mardi 18 juin 2013, par Pièces et main d’œuvre
NOTES :
- (1) Le Monde, 11/06/2013
- (2) Le Monde, 12/06/2013
- (3) Livre bleu du GIXEL (Groupement des industries de l’interconnexion, des composants et des sous-ensembles électroniques) sur le développement de la filière électronique, 2004. Voir aussi RFID : la police totale, le film, par Subterfuge et Pièces et main d’œuvre (http://www.piecesetmaindoeuvre.com/...)
- (4) cf Terreur et possession, enquête sur la police des populations à l’ère technologique, Pièces et main d’œuvre (L’Echappée, 2008)
- (5) cf « IBM et la société de contrainte », in L’Industrie de la contrainte, Pièces et main d’œuvre (L’Echappée, 2011)
- (6) Libération 10/06/2013
- (7) cf L’emprise numérique, C. Biagini (éditions l’Echappée, 2013)
- (8) Libération 14/06/2013
- (9) Le Monde, 11/06/2013
- (10) Libération, 14/06/2013
- (11) Id.
- (12) Le Monde, 17/11/2012
- (1) Le Monde, 11/06/2013
- (2) Le Monde, 12/06/2013
- (3) Livre bleu du GIXEL (Groupement des industries de l’interconnexion, des composants et des sous-ensembles électroniques) sur le développement de la filière électronique, 2004. Voir aussi RFID : la police totale, le film, par Subterfuge et Pièces et main d’œuvre (http://www.piecesetmaindoeuvre.com/...)
- (4) cf Terreur et possession, enquête sur la police des populations à l’ère technologique, Pièces et main d’œuvre (L’Echappée, 2008)
- (5) cf « IBM et la société de contrainte », in L’Industrie de la contrainte, Pièces et main d’œuvre (L’Echappée, 2011)
- (6) Libération 10/06/2013
- (7) cf L’emprise numérique, C. Biagini (éditions l’Echappée, 2013)
- (8) Libération 14/06/2013
- (9) Le Monde, 11/06/2013
- (10) Libération, 14/06/2013
- (11) Id.
- (12) Le Monde, 17/11/2012
Etats-Unis : le lanceur d’alerte sur
« l’espionnage des donnés individuelles », Snowden échappe à la peine
de mort (sic)
Le ministre américain de la Justice a indiqué, sans
rire, que son pays ne requerrait pas la
peine capitale contre l'ex-consultant de la NSA bloqué à Moscou.
Les États-Unis "ne
requerront pas la peine de mort" contre Edward Snowden, l'ex-consultant de
la NSA bloqué dans un aéroport de Moscou, a affirmé le ministre américain de la
Justice Éric Holder dans une lettre. "Les chefs d'accusation qui lui sont
reprochés ne prévoient pas cette possibilité et les États-Unis ne requerront
pas la peine de mort, même si Edward Snowden devait être inculpé de chefs
d'accusation supplémentaires passibles de la peine de mort", assure Éric
Holder dans cette lettre envoyée mardi à son homologue russe Alexandre
Konovalov.
Le ministère russe de la
Justice avait indiqué jeudi avoir reçu ce courrier détaillant "quelques
aspects de la position américaine à propos du statut d'Edward Snowden". De
fait, Éric Holder y explique que les craintes soulevées par le jeune homme pour
justifier sa demande d'asile à la Russie, selon lesquelles il serait torturé et
risquerait la peine de mort s'il retournait aux États-Unis, sont "sans
fondement". Le gouvernement se dit toutefois prêt à fournir des
"assurances" à Moscou pour le cas où Snowden retournerait sur le sol
américain.
"Snowden ne sera pas torturé" (ministre)
"Edward Snowden ne
sera pas torturé. La torture est illégale aux États-Unis", rappelle ainsi
Éric Holder. Il comparaîtra devant une cour civile, bénéficiant de tous les
droits habituels de la défense. Le ministre note également que Snowden "peut
voyager" et quitter la Russie. "Malgré la révocation de son passeport
le 22 juin 2013, Edward Snowden reste citoyen américain. Il est éligible à un
passeport à validité limitée pour un retour direct aux États-Unis", écrit
Éric Holder, précisant que son pays est prêt à délivrer
"immédiatement" ce document.
"Nous pensons que ces
assurances éliminent les raisons pour lesquelles Edward Snowden juge qu'il
devrait être traité comme un réfugié ou bénéficier de l'asile, temporaire ou
autre", conclut le ministre américain. Edward Snowden, ancien employé d'un
sous-traitant de l'Agence de sécurité nationale (NSA) à l'origine de
révélations fracassantes sur le programme de surveillance des communications
par le gouvernement américain, est bloqué depuis le 23 juin dans la zone de
transit de l'aéroport de Moscou-Cheremetievo et a demandé un asile provisoire à
la Russie. Washington réclame son extradition vers les États-Unis, où il a été
inculpé pour espionnage.
MCD
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