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dimanche 14 juillet 2013

La croissance de quoi ?



Nous ne voulons pas qu'une économie de la croissance
Le Cercle des économistes a invité cent étudiants de 18 à 28 ans à participer aux 13es Rencontres économiques d'Aix-en-Provence qui se sont déroulées du 5 au 7 juillet. Ils ont été sélectionnés parmi les centaines d'étudiants de toute formation, de tout niveau, de toute région, qui ont participé à l'initiative "Inventez 2020, la parole aux étudiants", lancée par le Cercle. Il leur était proposé de rédiger un texte de réflexion prospective de 15 000 signes maximum sur leur vision du monde en 2020. Voici celui de Hugo de Gentile, étudiant à l'EM Lyon.
"Dans quel monde voudrions-nous vivre en 2020 ? De but en blanc, et tous en choeur, nous dirions : un monde plus compréhensible, moins verrouillé, plus souriant. Oui, plus souriant. Nous sommes unanimes : le commandant de bord a perdu de vue la finalité de notre voyage. La croissance ? Non, justement, le bonheur. Et le commandant de bord, qui est-il ? Qui tient les rênes ? A dire vrai, nous n'en savons rien. Mais formuler notre malaise, c'est déjà trouver des réponses. Je souhaite avant toute chose décrire notre perception du monde actuel et nos insatisfactions. Neuf propositions de réponses viendront en seconde partie de texte.
Au fil du temps, nous avons cherché un moyen de maximiser le bonheur individuel et collectif. Nous en sommes arrivés à un système de production, de consommation, et d'échanges perçu comme le moins pire de tous : le capitalisme. Financier, qui plus est.
Pourtant, si la recherche du bonheur nous a conduits à préférer ce système économique, en aucun cas sa conséquence directe (la recherche de la croissance) n'embrasse en totalité sa cause première (la recherche du bonheur). Rationnellement, donc, ce serait une erreur de confondre les deux : il n'y a pas de réciprocité dans cette relation de causalité. Pourtant, l'amélioration de nos conditions de vie est longtemps allée de pair avec la croissance économique, si bien que nous avons fait l'amalgame. Mais nous entrons dans une phase de renversement, due notamment au rééquilibrage progressif des rapports de force géoéconomiques, à l'intérieur de laquelle se battre pour des dixièmes de point de croissance peut engendrer une perte significative de bien-être social. Nous ne sommes peut-être pas si Homo economicus que cela.*
POUR UNE MAXIMISATION DU BONHEUR SOCIAL
Aujourd'hui, nous devons d'un côté estimer les efforts fournis par rapport au gain de bien-être (peut-on faire mieux ? Peut-on être plus productif, plus compétitif ?) et de l'autre, sortir de cet amalgame afin de revenir à des réflexions plus basiques pour fonder un nouveau modèle ou, plus sagement, ajuster le modèle actuel.
Parce que l'économie contraint, de nos jours, la politique et régit une part importante de nos relations sociales, vous, économistes, êtes dotés d'immenses pouvoirs. Vous êtes les théoriciens et analystes d'un modèle quasi omnipotent.
Voltaire disait : "Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités." Cela fait sens sans trop de difficultés. Continuer d'agir uniquement en scientifiques serait donc une grave erreur morale car les pouvoirs qui vous sont conférés sont ceux de "bonheuristes" (je m'autorise le néologisme). Vous vous devez donc d'être à la fois scientifiques et philosophes.
Les populations, et les nouvelles générations en particulier, n'attendent donc plus uniquement des économistes l'analyse des tenants et aboutissants de l'économie afin d'en comprendre les soubresauts et d'en initier les ajustements. Nous attendons aussi de vous la conception des modèles économiques à venir, dont la finalité doit être la maximisation du bonheur social. C'est un rôle qui, je pense, n'est pas pleinement assumé à ce jour, y compris au sein du Cercle des économistes.
En effet, quel est le but des Rencontres économiques d'Aix-en-Provence ? Historiquement, la réponse est "stimuler le débat économique". On pourrait ainsi penser que la finalité est scientifique, que ces Rencontres ne sont qu'un grand remue-méninges autour d'un sujet cloisonné : l'économie.
Ce serait faux. La question posée ici aux 18-28 ans est "Dans quel monde aimeriez-vous vivre ?" En d'autres termes, vous nous demandez de décrire l'espoir que nous avons d'être heureux dans la société de demain. Le sujet sous-jacent de ces Rencontres économiques est donc bien ce projet de recherche du bonheur collectif. Et pourtant, il n'est fait mention ni du bonheur, ni du "bien-être social", ni de la qualité de vie dans les 23 sessions des Rencontres. Alors que tous les regards sont tournés vers vous sur ces sujets.
Au risque de paraître primaires, nous, les "djeuns", voulons sourire ! Nous voulons être heureux ! Nous voulons une économie du bonheur et non pas seulement une économie de la croissance ! Nous voulons un modèle durable afin de se sentir en sécurité.
DES PRIORITÉS ACTUELLEMENT MAL HIÉRARCHISÉES.
Rechercher la croissance ? Si et seulement si cela a un impact positif sur notre qualité de vie : nous ne voulons pas perdre de vue ce qui nous rend réellement heureux, ou au contraire ce qui nous rend malheureux. Le fait que notre bonheur se mesure mal n'est pas une excuse selon nous.
Cette idée qu'une confusion est faite par notre société entre croissance et bonheur est férocement ancrée dans l'inconscient de la jeunesse française. Nous ne comprenons pas la finalité du travail que l'on nous propose. De notre point de vue, tout cela est irrationnel : le travail pour la croissance, la croissance à l'infini, la compétitivité tête baissée. Non, croissance et bonheur ne sont définitivement pas synonymes.
Bref, nous, génération Y :
– sommes heureux d'avoir accès aux nouvelles technologies ;
– sommes heureux d'avoir un smartphone, une console de jeux, un ordinateur portable, de quoi manger, une éducation quasi gratuite et sommes conscients d'être une génération pourrie-gâtée, bien loin du mythe de l'orange de nos parents ou grands-parents ;
– ne comprenons pas qu'il faille prendre des somnifères et mettre des boules Quies pour dormir, boire des bols de café pour rester éveillé, faire deux heures de transport par jour si ce n'est plus pour pouvoir travailler, être stressé en permanence, prendre des antidépresseurs et frôler chaque jour la crise de nerfs afin d'avoir accès à ces douceurs technologiques.
En d'autres termes, nous pensons que les priorités sont actuellement mal hiérarchisées.
Nous avons conscience d'avoir atteint le sommet de la pyramide de Maslow . Mais les éléments des échelons inférieurs tombant en ruine (logement, santé, sécurité, etc.), la situation nous paraît parfois absurde. Nous sommes décontenancés lorsque nous rencontrons des jeunes de pays en développement souriant comme jamais nous n'avons souri. Nous nous disons que les choses ne sont peut-être pas faites dans le bon ordre ici. Ou peut-être la satisfaction matérielle ne compense-t-elle pas ce sentiment d'une liberté bafouée, cette impression que nous avons de marcher sur des chemins tout tracés qui nous apportent beaucoup d'insatisfaction au bout du compte.
UNE GÉNÉRATION CONSCIENTE DU MONDE QUI L'ENTOURE
Nous sommes fatigués de tourner en rond au dernier étage de cette pyramide. Nous y sommes enfermés, bloqués. Au moindre dérapage, nous nous imaginons dégringoler tous les échelons en même temps. Emploi, argent, voiture, logement, famille parfois. L'exclusion guette. Nous nous sentons donc condamnés à vivre à toute vitesse, contre notre gré. Nous sentons le vent du boulet et comprenons que dans notre société, il n'y a pas de demi-mesure, il faut courir de toutes ses forces.
Nous rêvons d'échapper à tout cela car nous nous sentons tout sauf libres. Au Bangladesh, au Gabon, nous ne trouvons peut-être pas le confort auquel nous étions habitués, mais travailler dans des ONG et voir ces sourires réchauffent si bien le coeur que nous abandonnons volontiers tous ces biens matériels. Au Brésil, en Australie, le travail se fait de façon si souriante, si détendue et l'environnement est si agréable que même des semaines de cinquante heures ne viendraient pas à bout de notre bonne humeur. Aux Etats-Unis, nous sommes satisfaits de l'argent que nous gagnons et nous savons que le marché de l'emploi connaît un roulement important. Bien sûr, ces perceptions sont idéalisées et chacune de ces destinations offre son lot de désavantages, mais c'est le sentiment que nous en avons. C'est ce qui permet, par contraste, de mettre en lumière les choses que nous souhaiterions voir évoluer d'ici à 2020.
L'une des caractéristiques les plus importantes de notre génération est notre connexion au monde. Cela a un impact substantiel sur nos attentes. Sans parler d'intelligence, jamais une génération n'aura été aussi consciente du monde qui l'entoure. C'est aussi ce qui engendre une certaine incompréhension : être conscient, c'est aussi savoir qu'on ne sait pas.
Nous sommes témoins de la diversité du monde, et nous comparons les modes de vie grâce à des contenus de qualité : photos, vidéos, articles, témoignages... C'est en se comparant à certains pays en voie de développement que nous prenons conscience de notre chance. De notre superficialité parfois.
Une partie grandissante de la jeunesse s'intéresse ainsi au monde associatif, humanitaire, à l'entrepreneuriat social. Il ne s'agit pas de cas isolés, mais bien d'une tendance : beaucoup de jeunes veulent donner du sens à leur vie professionnelle. A ce titre, l'économie sociale et solidaire est attirante. Le Prix Nobel de la paix Muhammad Yunus est devenu un mentor, une icône pour un grand nombre d'entre nous. Son concept de "social business", censé nous conduire "vers un nouveau capitalisme", séduit (pas de perte, zéro dividende). Résoudre des problèmes sociaux tout en ayant un résultat financier modérément bénéficiaire nous semble conciliable. La dépendance de la plupart des associations et ONG aux dons nous est insupportable : nous affectionnons les modèles stables, durables.
DES INSTRUMENTS FINANCIERS INTELLIGENTS
Première proposition : créer un statut légal d'entreprise conforme à la définition que donne M. Yunus du "social business" de type I : "Une entreprise rentable, ne distribuant pas de dividende et dont le but est social, éthique ou environnemental." Cela a été fait aux Etats-Unis.
Deuxième proposition : créer une Bourse de "social business" en France, gérée publiquement, afin de donner la visibilité nécessaire à ces entreprises, et leur faciliter l'accès aux fonds.
Troisième proposition : lancer, en complément des deux propositions précédentes, des "social impact bonds", des instruments financiers d'une intelligence remarquable, qui ne présentent que des avantages pour l'Etat : le privé se penche sur les problèmes sociaux, éthiques, environnementaux, et il est récompensé financièrement en cas de succès.
Ce faisant, les entreprises du "social business" devraient en théorie supplanter à long terme les entreprises classiques car, bien que se développant plus lentement, elles réinvestissent la totalité des sommes perçues soit dans l'amélioration de la qualité du produit ou du service, soit dans la baisse des prix proposés aux clients. Les actionnaires, quant à eux, veillent à ce que l'entreprise soit correctement gérée."
Hugo de Gentile, étudiant à l'EM Lyon

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