Le Cercle des économistes
a invité cent étudiants de 18 à 28 ans à participer aux 13es Rencontres
économiques d'Aix-en-Provence qui se sont déroulées du 5 au 7 juillet. Ils ont
été sélectionnés parmi les centaines d'étudiants de toute formation, de tout
niveau, de toute région, qui ont participé à l'initiative "Inventez 2020,
la parole aux étudiants", lancée par le Cercle. Il leur était proposé de
rédiger un texte de réflexion prospective de 15 000 signes maximum sur leur
vision du monde en 2020. Voici celui de
Hugo de Gentile, étudiant à l'EM Lyon.
"Dans quel monde
voudrions-nous vivre en 2020 ? De but en blanc, et tous en choeur, nous dirions
: un monde plus compréhensible, moins verrouillé, plus souriant. Oui, plus
souriant. Nous sommes unanimes : le commandant de bord a perdu de vue la
finalité de notre voyage. La croissance ? Non, justement, le bonheur. Et le
commandant de bord, qui est-il ? Qui tient les rênes ? A dire vrai, nous n'en
savons rien. Mais formuler notre malaise, c'est déjà trouver des réponses. Je
souhaite avant toute chose décrire notre perception du monde actuel et nos
insatisfactions. Neuf propositions de réponses viendront en seconde partie de
texte.
Au fil du temps, nous
avons cherché un moyen de maximiser le bonheur individuel et collectif. Nous en
sommes arrivés à un système de production, de consommation, et d'échanges perçu
comme le moins pire de tous : le capitalisme. Financier, qui plus est.
Pourtant, si la recherche
du bonheur nous a conduits à préférer ce système économique, en aucun cas sa
conséquence directe (la recherche de la croissance) n'embrasse en totalité sa
cause première (la recherche du bonheur). Rationnellement, donc, ce serait une
erreur de confondre les deux : il n'y a pas de réciprocité dans cette relation
de causalité. Pourtant, l'amélioration de nos conditions de vie est longtemps
allée de pair avec la croissance économique, si bien que nous avons fait
l'amalgame. Mais nous entrons dans une phase de renversement, due notamment au
rééquilibrage progressif des rapports de force géoéconomiques, à l'intérieur de
laquelle se battre pour des dixièmes de point de croissance peut engendrer une
perte significative de bien-être social. Nous ne sommes peut-être pas si Homo
economicus que cela.*
POUR UNE MAXIMISATION DU BONHEUR SOCIAL
Aujourd'hui, nous devons
d'un côté estimer les efforts fournis par rapport au gain de bien-être (peut-on
faire mieux ? Peut-on être plus productif, plus compétitif ?) et de l'autre,
sortir de cet amalgame afin de revenir à des réflexions plus basiques pour
fonder un nouveau modèle ou, plus sagement, ajuster le modèle actuel.
Parce que l'économie
contraint, de nos jours, la politique et régit une part importante de nos
relations sociales, vous, économistes, êtes dotés d'immenses pouvoirs. Vous
êtes les théoriciens et analystes d'un modèle quasi omnipotent.
Voltaire disait : "Un
grand pouvoir implique de grandes responsabilités." Cela fait sens sans
trop de difficultés. Continuer d'agir uniquement en scientifiques serait donc
une grave erreur morale car les pouvoirs qui vous sont conférés sont ceux de
"bonheuristes" (je m'autorise le néologisme). Vous vous devez donc
d'être à la fois scientifiques et philosophes.
Les populations, et les
nouvelles générations en particulier, n'attendent donc plus uniquement des
économistes l'analyse des tenants et aboutissants de l'économie afin d'en
comprendre les soubresauts et d'en initier les ajustements. Nous attendons
aussi de vous la conception des modèles économiques à venir, dont la finalité
doit être la maximisation du bonheur social. C'est un rôle qui, je pense, n'est
pas pleinement assumé à ce jour, y compris au sein du Cercle des économistes.
En effet, quel est le but
des Rencontres économiques d'Aix-en-Provence ? Historiquement, la réponse est
"stimuler le débat économique". On pourrait ainsi penser que la
finalité est scientifique, que ces Rencontres ne sont qu'un grand
remue-méninges autour d'un sujet cloisonné : l'économie.
Ce serait faux. La
question posée ici aux 18-28 ans est "Dans quel monde aimeriez-vous vivre
?" En d'autres termes, vous nous demandez de décrire l'espoir que nous
avons d'être heureux dans la société de demain. Le sujet sous-jacent de ces
Rencontres économiques est donc bien ce projet de recherche du bonheur
collectif. Et pourtant, il n'est fait mention ni du bonheur, ni du
"bien-être social", ni de la qualité de vie dans les 23 sessions des
Rencontres. Alors que tous les regards sont tournés vers vous sur ces sujets.
Au risque de paraître
primaires, nous, les "djeuns", voulons sourire ! Nous voulons être
heureux ! Nous voulons une économie du bonheur et non pas seulement une
économie de la croissance ! Nous voulons un modèle durable afin de se sentir en
sécurité.
DES PRIORITÉS ACTUELLEMENT MAL HIÉRARCHISÉES.
Rechercher la croissance ?
Si et seulement si cela a un impact positif sur notre qualité de vie : nous ne
voulons pas perdre de vue ce qui nous rend réellement heureux, ou au contraire
ce qui nous rend malheureux. Le fait que notre bonheur se mesure mal n'est pas
une excuse selon nous.
Cette idée qu'une
confusion est faite par notre société entre croissance et bonheur est
férocement ancrée dans l'inconscient de la jeunesse française. Nous ne
comprenons pas la finalité du travail que l'on nous propose. De notre point de
vue, tout cela est irrationnel : le travail pour la croissance, la croissance à
l'infini, la compétitivité tête baissée. Non, croissance et bonheur ne sont
définitivement pas synonymes.
Bref, nous, génération Y :
– sommes heureux d'avoir
accès aux nouvelles technologies ;
– sommes heureux d'avoir
un smartphone, une console de jeux, un ordinateur portable, de quoi manger, une
éducation quasi gratuite et sommes conscients d'être une génération
pourrie-gâtée, bien loin du mythe de l'orange de nos parents ou grands-parents
;
– ne comprenons pas qu'il
faille prendre des somnifères et mettre des boules Quies pour dormir, boire des
bols de café pour rester éveillé, faire deux heures de transport par jour si ce
n'est plus pour pouvoir travailler, être stressé en permanence, prendre des
antidépresseurs et frôler chaque jour la crise de nerfs afin d'avoir accès à
ces douceurs technologiques.
En d'autres termes, nous
pensons que les priorités sont actuellement mal hiérarchisées.
Nous avons conscience
d'avoir atteint le sommet de la pyramide de Maslow . Mais les éléments des
échelons inférieurs tombant en ruine (logement, santé, sécurité, etc.), la
situation nous paraît parfois absurde. Nous sommes décontenancés lorsque nous
rencontrons des jeunes de pays en développement souriant comme jamais nous
n'avons souri. Nous nous disons que les choses ne sont peut-être pas faites
dans le bon ordre ici. Ou peut-être la satisfaction matérielle ne
compense-t-elle pas ce sentiment d'une liberté bafouée, cette impression que
nous avons de marcher sur des chemins tout tracés qui nous apportent beaucoup
d'insatisfaction au bout du compte.
UNE GÉNÉRATION CONSCIENTE DU MONDE QUI L'ENTOURE
Nous sommes fatigués de
tourner en rond au dernier étage de cette pyramide. Nous y sommes enfermés,
bloqués. Au moindre dérapage, nous nous imaginons dégringoler tous les échelons
en même temps. Emploi, argent, voiture, logement, famille parfois. L'exclusion
guette. Nous nous sentons donc condamnés à vivre à toute vitesse, contre notre
gré. Nous sentons le vent du boulet et comprenons que dans notre société, il
n'y a pas de demi-mesure, il faut courir de toutes ses forces.
Nous rêvons d'échapper à
tout cela car nous nous sentons tout sauf libres. Au Bangladesh, au Gabon, nous
ne trouvons peut-être pas le confort auquel nous étions habitués, mais
travailler dans des ONG et voir ces sourires réchauffent si bien le coeur que
nous abandonnons volontiers tous ces biens matériels. Au Brésil, en Australie,
le travail se fait de façon si souriante, si détendue et l'environnement est si
agréable que même des semaines de cinquante heures ne viendraient pas à bout de
notre bonne humeur. Aux Etats-Unis, nous sommes satisfaits de l'argent que nous
gagnons et nous savons que le marché de l'emploi connaît un roulement
important. Bien sûr, ces perceptions sont idéalisées et chacune de ces
destinations offre son lot de désavantages, mais c'est le sentiment que nous en
avons. C'est ce qui permet, par contraste, de mettre en lumière les choses que
nous souhaiterions voir évoluer d'ici à 2020.
L'une des caractéristiques
les plus importantes de notre génération est notre connexion au monde. Cela a
un impact substantiel sur nos attentes. Sans parler d'intelligence, jamais une
génération n'aura été aussi consciente du monde qui l'entoure. C'est aussi ce
qui engendre une certaine incompréhension : être conscient, c'est aussi savoir
qu'on ne sait pas.
Nous sommes témoins de la
diversité du monde, et nous comparons les modes de vie grâce à des contenus de
qualité : photos, vidéos, articles, témoignages... C'est en se comparant à
certains pays en voie de développement que nous prenons conscience de notre
chance. De notre superficialité parfois.
Une partie grandissante de
la jeunesse s'intéresse ainsi au monde associatif, humanitaire, à
l'entrepreneuriat social. Il ne s'agit pas de cas isolés, mais bien d'une
tendance : beaucoup de jeunes veulent donner du sens à leur vie
professionnelle. A ce titre, l'économie sociale et solidaire est attirante. Le
Prix Nobel de la paix Muhammad Yunus est devenu un mentor, une icône pour un
grand nombre d'entre nous. Son concept de "social business", censé
nous conduire "vers un nouveau capitalisme", séduit (pas de perte,
zéro dividende). Résoudre des problèmes sociaux tout en ayant un résultat
financier modérément bénéficiaire nous semble conciliable. La dépendance de la
plupart des associations et ONG aux dons nous est insupportable : nous
affectionnons les modèles stables, durables.
DES INSTRUMENTS FINANCIERS INTELLIGENTS
Première proposition :
créer un statut légal d'entreprise conforme à la définition que donne M. Yunus
du "social business" de type I : "Une entreprise rentable, ne
distribuant pas de dividende et dont le but est social, éthique ou environnemental."
Cela a été fait aux Etats-Unis.
Deuxième proposition :
créer une Bourse de "social business" en France, gérée publiquement,
afin de donner la visibilité nécessaire à ces entreprises, et leur faciliter
l'accès aux fonds.
Troisième proposition :
lancer, en complément des deux propositions précédentes, des "social
impact bonds", des instruments financiers d'une intelligence remarquable,
qui ne présentent que des avantages pour l'Etat : le privé se penche sur les
problèmes sociaux, éthiques, environnementaux, et il est récompensé
financièrement en cas de succès.
Ce faisant, les
entreprises du "social business" devraient en théorie supplanter à
long terme les entreprises classiques car, bien que se développant plus
lentement, elles réinvestissent la totalité des sommes perçues soit dans
l'amélioration de la qualité du produit ou du service, soit dans la baisse des
prix proposés aux clients. Les actionnaires, quant à eux, veillent à ce que
l'entreprise soit correctement gérée."
Hugo de Gentile, étudiant à l'EM Lyon
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