Né à Vannes, dans le Morbihan, le 3 juin 1922, le
cinéaste Alain Resnais est mort samedi 1er mars à Paris « entouré de sa famille
». Il avait 91 ans.
Alain Resnais a réalisé en
1955 Nuit et Brouillard, premier documentaire de ce type réalisé sur les camps
nazis, dont le ton met en lumière l'effrayante banalité de ces lieux de mort.
Issu d'une commande à l'occasion du 10e anniversaire de la libération des camps
de concentration, ce film de 32 minutes, mêlant images d'archives en noir et
blanc et séquences en couleurs tournées sur place, reste une référence.
« Nuit et Brouillard », film
de toutes les polémiques…
On l'oublie parfois : d'une durée de trente-deux
minutes, Nuit et Brouillard, l'un des films les plus importants d'Alain
Resnais, était une commande du Comité d'histoire de la seconde guerre mondiale,
un organisme gouvernemental chargé de rassembler de la documentation sur la
période de l'Occupation.
Sorti en 1956, dix ans
après la libération des camps, produit par Anatole Dauman, Samy Halfon et
Philippe Lifchitz, il débute par l'impératif biblique
« souviens-toi ». Mêlant archives en noir et blanc et images en
couleur, le film fut supervisé par deux historiens de la déportation : Olga
Wormser-Migot et Henri Michel. Ecrit par l'écrivain Jean Cayrol, lui-même
ancien déporté, le texte est dit par Michel Bouquet – ce dernier, en hommage
aux victimes, refusa que son nom figure au générique.
LES NN, NACHT UND NEBEL
Quant à la musique,
composée par Hanns Eisler, elle amplifie l'émotion que l'on ressent en voyant
ce film dont le titre évoque le nom donné aux déportés par les nazis : les NN
(Nacht und Nebel).
Nuit et Brouillard est un
film sur l'univers concentrationnaire, en ce sens qu'il ne différencie pas
explicitement les camps de concentration des camps d'extermination. Et si l'on
y voit les chambres à gaz d'Auschwitz, la spécificité du génocide juif
n'apparaît pas (le mot juif n'est cité qu'une seule fois) : il faudra pour cela
attendre le film de Claude Lanzmann, Shoah, en 1985.
Le film s'achève sur un
travelling arrière des chambres à gaz, citant les 9 millions de morts qui
hantent le paysage : « Il y a nous, qui regardons sincèrement ces ruines comme
si le vieux monstre concentrationnaire était mort sous les décombres, qui
feignons de reprendre espoir devant cette image qui s'éloigne, comme si on
guérissait de la peste concentrationnaire, nous qui feignons de croire que tout
cela est d'un seul temps et d'un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder
autour de nous, et qui n'entendons pas qu'on crie sans fin. »
ALLUSION À LA COLLABORATION
A l'époque, c'est
l'allusion à la Collaboration qui fait réagir en France : une des images du
film montre un gendarme français dans le camp de Pithiviers, où transitent les
juifs avant leur déportation. A la demande de la commission de contrôle, Alain
Resnais devra censurer son film, en apposant un bandeau noir sur la
photographie incriminée – il y restera jusqu'en 1997. Resnais expliquera
également que le Service des armées lui avait refusé l'utilisation d'une
archive en raison du « caractère » de son film.
A l'annonce du choix de
Nuit et Brouillard pour représenter la France au Festival de Cannes, l'ambassade d'Allemagne de l'Ouest fit une
démarche, couronnée de succès, auprès du gouvernement de Guy Mollet pour faire
retirer le film de la sélection officielle. Outre les protestations nombreuses
– y compris en Allemagne même –, s'ensuivit une campagne de presse en faveur du
film. Jean Cayrol, le scénariste, s'exprima dans Le Monde du 11 avril 1956 : «
La France refuse ainsi d'être la France de la vérité, car la plus grande tuerie
de tous les temps, elle ne l'accepte que dans la clandestinité de la mémoire.
(…) Elle arrache brusquement de l'histoire les pages qui ne lui plaisent plus,
elle retire la parole aux témoins, elle se fait complice de l'horreur. »
Finalement, le film sera projeté à Cannes, mais hors compétition. Il sera en
revanche interdit en Suisse, au nom de la neutralité.
ABSENCE DE RÉFÉRENCE À LA SHOAH
Concernant l'absence de
référence à la Shoah, Alain Resnais connaissait les réticences de Claude
Lanzmann. Avec élégance, il s'en était expliqué dans Alain Resnais, Liaisons
secrètes, accords vagabonds, de Suzanne Liandrat-Guigues et Jean-Louis Leutrat
(Ed. Cahiers du cinéma, 2006) : « Il a raison. Mais je ne pense pas que Claude
Lanzmann dise que cela a été volontaire. Nuit et Brouillard a été fait en 1955,
c'est ce qu'il faut tout le temps redire. En le regardant, il faut essayer de
s'imaginer ce qu'étaient la mentalité et les connaissances à cette époque. Et
puis, il y avait cette idée qu'il fallait réconcilier tous les Français. »
« A l'époque, ajoutait
Resnais, la notion de Shoah n'existait pas. Pour le commentaire, Olga Wormser
et Henri Michel se sont interrogés sur le nombre de morts ; celui retenu à
l'époque est un chiffre global de 9 millions. Est-ce qu'il fallait détailler le
nombre de Tziganes, d'homosexuels, de politiques ? Nous ne connaissions pas les
chiffres. Six millions de Juifs sur 9 millions, nous ne le savions pas. »
LE FILM LE PLUS MONTRÉ AUX COLLÉGIENS
Encore aujourd'hui, Nuit
et Brouillard est le film qui est le plus souvent montré aux collégiens
lorsqu'il s'agit d'enseigner les horreurs nazies. Affaire de durée sans doute –
Shoah dure plus de neuf heures et dix minutes – mais pas seulement.
Interrogé au lendemain de
la mort d'Alain Resnais, Claude Lanzmann estime que « les responsables de
l'éducation nationale, mais aussi ceux des institutions juives, n'aiment pas la
précision, l'exactitude. Au fond, le monde entier se serait bien satisfait de Nuit
et Brouillard. Comme s'il n'y avait pas besoin d'en savoir plus. Le reste, tout
ce que j'ai appris en faisant Shoah, aurait relevé de travaux obscurs
d'historiens. Pour les non-spécialistes, Nuit et Brouillard disait tout. Le
nazisme se résumait à cela ».
Alain Resnais était bien
conscient de l'importance fondamentale de Shoah pour la connaissance
historiographique. « Sans Lanzmann, disait-il, la notion de Shoah n'aurait pas
été perçue de la même manière. » Alain Resnais ajoutait : « Maintenant, on dit
que Nuit et Brouillard est trop édulcoré, mais en 1955, il était trop violent.
En tout cas, à sa sortie, avec tous les problèmes qu'il y a eus, je n'ai jamais
vu un déporté dire : “Quand même, il faudrait plus parler de ceci ou de cela.”
».
Franck Nouchi
Nota : Né à Vannes, dans le Morbihan, le 3 juin 1922, le
cinéaste Alain Resnais est mort samedi 1er mars à Paris « entouré de sa famille
», a annoncé son producteur Jean-Louis Livi. Il avait 91 ans.
Sa longévité, son
élégance, sa discrétion, son impeccable tignasse blanche arborée depuis si
longtemps qu'on avait fini par oublier qu'il fût jamais jeune, tout cela
faisait d'Alain Resnais une sorte de statue du commandeur du cinéma d'auteur
français, aussi folâtre et expérimentateur fût-il en réalité. Car jeune, il l'a
été indubitablement un jour, et sans doute devait-il sa science de la
conservation au fait de l'être resté plus longtemps que tout autre.
Là-dessus flotte toujours
un mystère. Le sentiment d'une jeunesse volée parce que fils unique, et
asthmatique, de pharmacien catholique dans une ville de province ?
L'imprégnation durable de l'éblouissement surréaliste et de sa glorification de
l'enfance ? L'amour invétéré de la bande dessinée, du serial, du roman
populaire ? Le fait d'avoir eu vingt ans sous l'Occupation ? Jeune donc,
forever, et rapidement scandaleux, surprenant, comme on dit : moderne. Plus
prompt à le devenir en tous cas, même si c'était d'un cheveu, que les Jeunes
Turcs de la Nouvelle Vague, qui le toisent admiratifs depuis l'autre rive de la
Seine.
C'est bien la même
génération : tous ont connu la seconde guerre mondiale, tous en sont sortis
avec le désir de renouveler le cinéma, sinon le monde. Dans le match qui ne fut
jamais réellement disputé entre rive gauche (Resnais, Chris Marker, Agnès Varda...)
et rive droite (la bande des Cahiers du cinéma : Jean-Luc Godard, François
Truffaut, Jacques Rivette, Claude Chabrol, Eric Rohmer...) de la révolution
cinématographique en marche, les premiers penchent de fait à gauche, et les
seconds à droite, mais même cela ne tarde pas à bouger.
RESNAIS ET LA SCIENCE DU MONTAGE
Ce qui est plus assuré,
c'est que les premiers sont des champions, reconnus pour tels, du montage. Qui
dit montage dit coupe, taille, façonnage de la réalité, cinéma d'intervention,
d'idées, de concept. Et c'est bien d'un art virtuose du montage, subtil et
percutant, que procèdent les premiers coups d'éclat d'Alain Resnais à travers
ses courts-métrages documentaires. Il y met à profit les cours de l'Idhec,
école de cinéma créée par le gouvernement de Vichy où, à 21 ans, on le compte
en 1943 parmi les élèves de la section montage. L'Histoire est friande de ces
télescopages. Car la science du montage de Resnais, en même temps que dans la
matière filmique, coupe et raccorde dans l'Histoire, autrement dit y prend un
parti.
Et ce parti est pour le
moins incisif. Guernica (1950), montage-choc autour du lamento antifasciste de
Pablo Picasso. Les statues meurent aussi (1953), censuré jusqu'en 1964, charge
insolente contre le colonialisme culturel avec les mots ciselés de Chris
Marker, sous le regard anguleux, démultiplié et ténébreux de sculptures
africaines. Le Chant du styrène (1958), ode ambiguë à la matière plastique de
chez Pechiney, rythmée par des explosions de couleurs en Scope, et enlevée sur des
alexandrins pince-sans-rire signés Raymond Queneau (« O temps, suspend ton
bol… »).
« NUIT ET BROUILLARD »
Cette veine du montage
souverain aura culminé dès 1956 avec Nuit et Brouillard. A l'origine, il s'agit
d'un film de commande du Comité d'histoire de la seconde guerre mondiale, qui
propose un montage d'archives d'une trentaine de minutes destiné à célébrer le
dixième anniversaire de la libération des camps nazis. A l'arrivée, Nuit et
Brouillard est un film terrassant qui s'inscrit en lettres de feu dans la
double histoire du cinéma et de la mémoire de la barbarie nazie.
Le noir et blanc des
atrocités d'hier ne cesse d'y inquiéter la couleur d'un paysage d'aujourd'hui,
apaisé. Sur cet effet de montage saisissant, qui fait de la barbarie une
présence désormais installée dans la chair du monde, le texte de Jean Cayrol
revient en contrepoint : « Même un paysage tranquille, même une prairie
avec des vols de corbeaux, des moissons et des feux d'herbe, même une route où
passent des voitures, des paysans, des couples, même un village de vacances,
avec une foire et un clocher, peuvent conduire tout simplement à un camp de
concentration. »
On doit ce chef-d'œuvre à
Resnais, qui le réalise, évidemment, mais encore à Anatole Dauman, qui le
produit, à Cayrol, ancien déporté qui en écrit le commentaire, à Chris Marker,
qui le retouche en sous-main, à Michel Bouquet, qui le fait entendre et ne veut
pas que son nom apparaisse au générique en hommage à la mémoire des déportés, à
Hanns Eisler, collaborateur de Brecht, qui en compose la musique.
Ce film qui prend
rendez-vous avec la postérité est aussi de son époque. En l'état de la
recherche historique et de la construction mémorielle au mitan des années 1950,
la conscience de la spécificité du génocide juif ne s'y impose pas (il faudra
attendre pour cela le Shoah de Claude Lanzmann en 1985).
LA SILHOUETTE DU GENDARME FRANÇAIS
La question revient donc
par la bande, pour nourrir un scandale. Une des images du film montre en effet
une photographie du camp d'internement de Pithiviers, où l'Etat français parque
les Juifs dans l'attente de leur déportation par les nazis. Sur cette image, au
premier plan, la silhouette d'un gendarme français dans un poste de guet. La
commission de contrôle exige aussitôt la suppression du plan. Echaudé par
l'expérience des Statues meurent aussi, Resnais, soutenu par son producteur,
réclame d'abord une demande écrite, puis maintient la photographie en barrant
d'un bandeau noir la silhouette de la honte, rendant ainsi visible
l'occultation de la collaboration. Le film sera vu ainsi jusqu'en 1997.
Ce n'est pas le seul
déshonneur infligé par l'Etat français à ce chef-d'œuvre. Comme le veut la
tradition à l'époque, la commission de sélection des films français au Festival
de Cannes soumet ses choix au secrétaire d'Etat à l'industrie et au commerce.
Nuit et Brouillard fait alors partie de la compétition. Mais le titulaire de la
fonction, qui se nomme pour la petite histoire Maurice Lemaire, met son veto
sur ce seul film. Les associations de déportés, qui le soutiennent en revanche,
créent un tel scandale que le gouvernement accepte le compromis d'une présence
du film à Cannes, mais hors compétition.
Qu'importe, Nuit et
Brouillard, montré à des générations de lycéens français, et bien au-delà de la
France d'ailleurs, fera l'effet à beaucoup de ses spectateurs d'un choc
fondateur. Ainsi du critique Serge Daney, qui l'écrit magnifiquement dans un
texte devenu lui aussi célèbre (« Le travelling de Kapo » paru dans la revue
Trafic en 1992) : « Resnais fut pour moi un passeur de plus. S'il
révolutionnait comme on disait alors le “langage cinématographique”, c'est
qu'il se contentait de prendre son sujet au sérieux et qu'il avait eu
l'intuition, presque la chance, de reconnaître ce sujet au milieu de tous les
autres : rien de moins que l'espèce humaine telle qu'elle était sortie des
camps nazis et du trauma atomique : abîmée et défigurée. »
« HIROSHIMA MON AMOUR »
Quant au malheureux Alain
Resnais, il n'en a pas fini avec la malédiction cannoise, qui le poursuivra peu
ou prou toute sa vie. Son premier long-métrage, Hiroshima mon amour (1959),
rien de moins, y est ainsi mis hors compétition par les arbitres des élégances
de l'époque, à rebours du jeune François Truffaut qui y concourt avec Les
Quatre Cents Coups, après avoir copieusement insulté l'institution l'année
précédente. Allez comprendre. Il faut croire que les raisons en sont
diplomatiques. Cannes est aussi à cette époque une machine destinée à maintenir
la guerre froide. Il s'agit aujourd'hui de n'y pas choquer les Etats-Unis,
comme hier l'Allemagne (Nuit et Brouillard), comme demain l'Espagne (La guerre
est finie).
Le plus politique des
cinéastes français avec Godard – du moins à cette époque – en fait logiquement
les frais. Hiroshima mon amour, sur un scénario et des dialogues de Marguerite
Duras, raconte l'histoire d'une actrice qui vient tourner dans la ville un film
pour la paix, et y rencontre un architecte japonais avec lequel elle a une
liaison. Il lui parle de la tragédie collective causée par la bombe
d'Hiroshima, elle lui répond par l'infamie publique de Nevers, tondue parce
qu'elle aima un soldat allemand. Emmanuelle Riva et Eiji Okada interprètent ce
film inoubliable, dont l'apport à l'art cinématographique est impressionnant :
diffusion du passé dans le présent, discontinuité narrative, bande sonore
obsédante, transvasement réciproque du réel et de l'imaginaire, flux de
conscience.
RESNAIS ET LA GUERRE D'ALGÉRIE
Deux ans plus tard, après
avoir entre-temps signé le manifeste des 121 (qui réclamait le droit à
l'insoumission pour la guerre d'Algérie), Resnais double la mise avec L'Année
dernière à Marienbad (1961), film écrit avec le chantre du nouveau roman Alain
Robbe-Grillet. Le fond politique est cette fois mis de côté, en faveur d'une
étrange séance d'incubation filmée entre un studio parisien et un jardin
bavarois. Un homme tente d'y convaincre une femme (la débutante Delphine
Seyrig) qui ne le croit pas qu'ils se sont aimés sur ces lieux, l'année
précédente. Motif obsessionnel, qui se joue dans un palace baroque devenu
projection labyrinthique d'un univers mental situé comme hors du temps. Mais de
même que le film, curieusement, n'est pas tourné à Marienbad, le nom allemand
de cette ville d'eau tchèque est-il alors caduc. Plus propice à Resnais que
Cannes, la Mostra de Venise décerne le Lion d'or à cette œuvre mystérieuse et
provocatrice.
Ceux qui reprochaient
(déjà) à Resnais de s'être coupé de son époque en sont pour leurs frais : en
1963, Muriel ou le Temps d'un retour aborde, notamment, les zones brûlantes de
la torture en Algérie. On y retrouve Delphine Seyrig en veuve recroquevillée
sur elle-même, faisant profession d'antiquaire à domicile à Boulogne-sur-Mer.
Un huis clos trouble la met en présence de son beau-fils qui revient de la sale
guerre d'Algérie durablement traumatisé, d'un vieil amour de jeunesse fuyant et
affabulateur et d'une jeune actrice que celui-ci veut faire passer pour sa
nièce.
Valse amère des souvenirs,
mensonges, remords, malentendus, incompréhensions : de l'Occupation à la guerre
coloniale, tout un passé qui ne passe pas taraude cette petite bourgeoisie
tétanisée qui habite une ville elle-même en proie aux stigmates du passé. Un
film immense, d'une cruauté inexorable. En 1966, Resnais poursuit sa traversée
de l'histoire contemporaine avec La guerre est finie.
Scénarisé par Jorge
Semprun qui, deux ans auparavant, s'est fait exclure du Parti communiste
espagnol clandestin et s'inspire de son expérience personnelle, le film est
interprété par Yves Montand. Les deux hommes seront trois ans plus tard au
service du célébrissime Z de Costa-Gavras. Montand interprète un rôle ici plus
complexe, non pas tant de pure victime que de militant communiste assailli par
un ennemi plus grand encore que le fascisme : le doute. Le film saisit aussi
bien, durant trois jours déterminants de son existence, la prise de conscience
de Diego, agent clandestin pris entre deux pays, mais aussi bien deux femmes
(la marmoréenne suédoise Ingrid Thulin, échappée des macérations bergmaniennes,
et la piquante débutante canadienne Geneviève Bujold), deux identités, deux
vies. De nouveau, c'est la panade cannoise, le film étant cette fois retiré de
la compétition après intervention officielle de l'Espagne.
DÉSENGAGEMENT DES QUESTIONS POLITIQUES
Il est plus singulier de
constater qu'à rebours des trois films précédents, La guerre est finie semble
être quasiment effacé de la mémoire collective. On y voit un sens. Ce film
marque, en vérité, un imperceptible infléchissement dans le cinéma de Resnais,
qui aboutira bientôt à une mutation visible : son désengagement des questions
politiques au profit d'une exploration de l'intimité. Bien sûr, Resnais n'a
jamais conçu son cinéma comme militant. La question politique, l'attention
portée aux violences de l'Histoire auront toujours été, dans son œuvre,
indissociables d'une préoccupation plus générale sur l'imaginaire, la mémoire
et le temps, comme facteurs constitutifs d'une insaisissable et fragile
identité.
Il n'en reste pas moins
qu'un changement de cap va marquer sa carrière, au point que, dans le public
comme dans la critique, deux réactions antagonistes accueilleront cette
inflexion. La déception, au titre d'une démission qui frapperait désormais de
vanité son goût de l'expérimentation formelle. Ou la fidélité à l'ingénierie
stylistique qu'il continuera de déployer, avec brio, de film en film. En tout
état de cause, il faut se satisfaire de ce paradoxe : c'est à l'approche de mai
1968, alors que culmine l'engagement idéologique, qu'Alain Resnais abandonne
ses prérogatives de cinéaste concerné par les grands enjeux de son époque. Un
personnage qu'il nomme Claude Ridder lui sert d'instrument dans cette
opération, en deux temps.
Le premier est la
participation de Resnais, en 1967, à un film collectif et militant intitulé
Loin du Vietnam. Bernard Fresson interprète, dans ce court-métrage tourné en un
certain sens contre la dimension militante du film, un romancier, intellectuel
de gauche, qui se met à douter sévèrement de ses convictions et de son
engagement. Comme geste engagé, on a fait mieux.
Le second est le
long-métrage Je t'aime je t'aime (1968) dans lequel Claude Rich endosse à son
tour le patronyme liquidateur. Il y incarne le survivant d'une tentative de
suicide qui se laisse persuader par des scientifiques de voyager dans son passé
pour y découvrir les raisons de son mal-être. L'expérience tourne mal et
Ridder, installé dans une sorte de vulve géante, s'anéantit dans les souvenirs
détraqués d'une vie sans qualité, marquée par le fantôme d'une femme défunte.
Hommage à La Jetée de son ami Chris Marker, écrit par Jacques Sternberg, cet
étrange et séduisant récit de science-fiction – faut-il le préciser ? – ne
passera jamais à Cannes où il est pourtant le premier film de Resnais accepté
en compétition. Manque de chance, cette fois c'est le festival qui s'arrête
pour cause de révolution en marche. Ironie du sort, Je t'aime je t'aime
inaugure pourtant ce moment important de l'œuvre de Resnais où le personnage
passe du statut de sujet de l'Histoire à celui de sujet d'expérience.
OBSESSION DE LA MORT
Suite à l'échec public du
film et à une série de déconvenues aux Etats-Unis, c'est la rencontre avec le
célèbre agent Gérard Lebovici qui permet à Resnais de se relancer selon ce
nouveau paradigme. Si le cinéaste ne s'est jamais vraiment expliqué là-dessus,
il faut croire que quelque chose s'est produit en lui à cette époque qui
l'incline à ce raisonnement : à quoi bon chercher la résolution collective des
maux humains dès lors que l'individu ne s'appartient pas, étant pour lui-même
un insondable et douloureux mystère ?
Ce n'est donc plus à
l'Histoire comme mouvement collectif que se confronte désormais le romanesque
chez Alain Resnais. C'est aux affabulations d'un escroc mondain (Stavisky,
1974), à l'inconscient déchaîné d'un vieil écrivain malade (Providence, 1977),
aux théories neurophysiologiques du professeur Laborit sur le comportement
humain (Mon oncle d'Amérique, 1980), à l'utopie enfantine incessamment trahie
par les adultes (La vie est un roman, 1983), à l'amour tel qu'il ne peut que
rejoindre la mort (L'Amour à mort, 1984). Deux mouvements caractérisent ces
films. Une descente de plus en plus marquée dans les profondeurs (pulsion
sexuelle, assouvissement du désir, instincts de domination, lutte pour la
survie) qui ravalent l'homme à sa nature animale. Et la montée concomitante
d'une obsession de la mort, de la maladie, du suicide.
Sombre période, pleine
d'angoisse et de pessimisme, de laquelle Resnais finit par sortir en entrant en
théâtre, en y trouvant plus exactement une inspiration qui se substitue à la
longue fréquentation des écrivains qui aura marqué le début de sa carrière. Ce
recours au théâtre semble devoir porter un coup d'arrêt à l'inquiétude
dévorante qui a fini par s'emparer du réalisateur devant le malheur persistant de
l'homme et la faillite des systèmes censés le prévenir.
AZÉMA, ARDITI, DUSSOLLIER : LA TROUPE FIDÈLE
Le théâtre, du moins,
apporte-t-il la sûreté d'une convention, la séduction d'un simulacre,
l'intelligence d'un artifice. L'hypothèse, aussi, d'une joie enfantine, d'un
plaisir partagé, d'un jeu possiblement infini. Alain Resnais va s'y
claquemurer, y réunir une petite troupe fidèle (Sabine Azéma, Pierre Arditi,
André Dussollier, Fanny Ardant, Lambert Wilson…) et tenter, de décor en décor,
d'y réenchanter le monde. Son nouveau credo pourrait tenir dans cette formule :
« Je hais le soleil, c'est un projecteur qu'on ne peut pas déplacer. »
Ce cycle, qui domine toute
la fin de la carrière du cinéaste, commence en 1986 avec Mélo, une pièce
adaptée d'Henri Bernstein, boulevardier poussiéreux et cible des ligues
antisémites dans l'entre-deux-guerres. Cette impertinence contre-culturelle et
anachronique permet à Resnais d'organiser autour du triangle classique
(mari-femme-amant, incarnés par le trio canonique Arditi-Azéma-Dussollier) une
sorte de vaudeville, soit un mouvement qui verse insensiblement de la gaudriole
à la tragédie.
Deux titres suivront,
grâce auxquels l'image de Resnais est comme réimplantée dans le code génétique
du public de cinéma français, celle d'un vieux monsieur pas si grave qu'il en a
toujours eu l'air, grand fantaisiste caché sous un imperméable taupe. Il
s'agit, bien sûr, de Smoking/No Smoking (1993) et On connaît la chanson (1997).
Le premier est un exercice virtuose, adapté de l'auteur dramatique anglais Alan
Ayckbourn. Il met en scène Sabine Azéma et Pierre Arditi dans dix rôles
différents et deux films divergents, dont les prémisses respectives tiennent à
la décision d'un personnage d'arrêter ou de continuer de fumer.
« ON CONNAÎT LA CHANSON », PLUS GROS SUCCÈS
Anglophile, maniaque,
facétieux, vertigineux, Smoking/No Smoking est l'art de la combinaison poussé à
sa meilleure extrémité. On connaît la chanson, scénarisé, dialogué et
interprété par Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri, qui avaient déjà adapté le
précédent, est une fantaisie sentimentale dépressive et néanmoins chantée qui
met dans la bouche des acteurs des tirades de chansons populaires en version
originale. C'est le plus gros succès d'Alain Resnais, avec 2 600
000 entrées.
Une part de malentendu
l'entoure, l'allant des ritournelles grisant les spectateurs et les empêchant
de voir le vide fantomatique qu'elles comblent chez les personnages. Car on ne
se refait pas. Mise provisoirement entre parenthèses entre les planches du théâtre,
la mort revient à grands pas y rejoindre le cinéaste.
Le philosophe Gilles
Deleuze l'avait fort bien vu : « Resnais n'a qu'un sujet : l'homme qui revient
de la mort. » La plupart de ses films, en effet, envisagent la refondation d'un
monde après le désastre. Ce que n'eut pas le temps, hélas, d'observer Deleuze,
c'est qu'à quatre-vingts ans, l'hypothèse d'en revenir devient très improbable.
Resnais fait donc de cette perspective ce qu'il sait le mieux faire : en jouer.
Organiser, en un mot, sa
sortie pour mieux la conjurer. Chorégraphier un ballet d'ectoplasmes Belle
Epoque (Pas sur la bouche, 2003), éteindre les désirs sous un tapis de neige
(Cœurs, 2006), s'envoler au pays de l'enfance éternelle (Les Herbes folles,
2009), convier à sa propre veillée funèbre ses acteurs préférés sous
l'invocation de Jean Anouilh (Vous n'avez encore rien vu, 2012), puis bisser le
coup en revenant à ce cher Alan Ayckbourn (Aimer, boire et chanter, 2014).
Ainsi, jusqu'à son dernier
souffle, ce cinéaste né dans un siècle de cendres aura cultivé, tel le Phénix,
l'art d'en renaître.
Jacques Mandelbaum
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