Prisonnier de ma classe et
de quelques vêtements, je marche vêtu de blanc dans la rue grise. Mélancolies
et marchandises me guettent. Dois-je continuer jusqu'à la nausée ? Puis-je,
sans armes, me révolter ? Prisonnier de ma classe, je marche dans la rue sans
penser à ces vers lointains de Carlos Drummond de Andrade. Je ne suis pas seul,
je marche en bonne compagnie. Si je ne puis me défaire de mes vêtements, je
tente de me défaire de l'individualisme, du pronom singulier. Nous marchons
dans la rue par milliers, par dizaines ou centaines de milliers, nous ne savons
pas combien nous sommes. Nous marchons d'un pas lent, entonnant des chants
épars, proférant de rares mots d'ordre et nous abandonnant de temps en temps à
un silence involontaire, chargé d'indicibles envies.
Devant moi, une multitude
de têtes et d'échines se fondent dans une masse amorphe dont le début échappe à
mon regard. Dans mon dos, des pancartes et des banderoles émaillent le paysage
et on ne parvient pas à deviner où cette foule se termine. Je m'aperçois que le
silence m'a ramené à moi-même, m'a éloigné de la collectivité. Ce n'est que
lorsqu'un groupe crie que nous occupons au moins quatre des plus grandes
avenues de São Paulo, que d'autres que nous occupent le centre de Rio de
Janeiro, que l'un de nos tentacules s'est emparé du Congresso Nacional [le
Parlement brésilien situé à Brasilia], ce n'est que lorsque j'entends ces
exagérations euphoriques que je reprends conscience que nous formons un seul et
même corps, un corps qui a paralysé le pays, ou tout du moins nombre de ses
capitales [d'Etats].
Difficile de déterminer
d'où viennent beaucoup d'entre nous. Il en va de même, évidemment, de la
direction dans laquelle nous allons. Nous sommes une foule convoquée par le
pouvoir précieux des réseaux sociaux, qui maintenant se répand dans les rues en
une gigantesque marche protéiforme. Il n'y a pas d'unité entre nous, nous
savons qu'il n'y aura jamais d'unité entre des centaines de milliers de
personnes, mais un drapeau flotte à la tête de tous les défilés, un objectif
concret et prédéterminé existe : la baisse du prix des transports en commun, et
plus précisément, l'annulation d'une nouvelle hausse du prix des transports en
commun faisant suite à une série d'augmentations qui a immobilisé les classes
les plus pauvres. L'immobilisation n'est pas complète, bien sûr : elle parvient
à leur voler un tiers du salaire pour qu'ils puissent tous les jours aller au
travail et en revenir. Nous demandons peu de chose, c'est vrai, mais combien
sont tristes les choses considérées sans emphase.
Nous demandons peu à cet
instant, nous voulons la baisse du prix du ticket de bus de vingt centimes de
real, sept centimes d'euro, mais cela ne nous empêche pas d'y voir une
dimension utopique des plus concrètes. Nous sommes encouragés en cela par le
Movimento Passe Livre, qui revendique des transports en commun publics,
gratuits et de qualité, qui critique, comme beaucoup, la logique de
privatisation appliquée à tant de services supposés publics dans nos villes.
Nous réprouvons, comme l'explique une gamine dans notre marche, la collusion
qui s'est créée entre nos mairies ainsi que nos gouvernements et un certain
nombre d'entreprises privées, les gouvernants inféodés aux intérêts de la
minorité privilégiée, tournant le dos à la majorité, abandonnant leur peuple –
la jeune fille s'enflamme. Des marchandises nous guettent, mais nous ne sommes
pas de simples consommateurs insatisfaits de la mauvaise qualité des produits
et des services : nous n'abandonnons pas l'idéologie, nous ne croyons pas à la
fin de l'histoire.
LA MASSE DANS LE MIROIR
Durant l'un de ces longs
silences qui parfois s'emparent de nous, un manifestant un peu plus exalté fait
remarquer que nous nous reflétons sur la face d'un grand bâtiment aux parois de
verre. Un instant, nous restons ébahis devant notre propre taille, enchantés
par cette vision : l'avenue toujours bondée par la froideur des caisses
métalliques, des voitures sans expression qui renvoient seulement à l'immeuble
sa propre image, est maintenant occupée par des milliers d'hommes et de femmes.
Nous reprenons la ville qui nous a été usurpée par les machines, et nous
prenons conscience de l'erreur de jugement que nous avions faite peu de temps
avant : nous n'avions pas paralysé la ville, cette ville à la circulation
toujours dense. Elle n'avait jamais été aussi mobile, aussi vivante que
maintenant.
Des femmes et des hommes
se mobilisent alors devant leur propre image : ils s'animent, se mettent
brusquement à chanter, protestent, hilares, avec une énergie redoublée. Ils
s'exaltent devant leur propre exaltation, s'enthousiasment devant leur propre
enthousiasme, tombent amoureux d'eux-mêmes, ce qu'avait déconseillé Slavoj
Zizek [aux manifestants d'Occupy Wall Street]. C'est juste pour un temps,
pourraient promettre certains. Le temps que le peuple des villes se réveille
d'un long sommeil, se ralliant à des mouvements sociaux qui n'ont jamais dormi,
un peuple qu'il y a seulement quelques décennies a été profondément anesthésié
par vingt ans de dictature militaire – persécuté, exilé, emprisonné et mort
sans obtenir une quelconque justice par la suite.
Crimes du temps, comment
les pardonner ? Alors que nous venons de retrouver l'habitude massive de
protester, comme ce fut le cas à certains moments de notre histoire, alors que,
j'en suis désolé Zizek, nous nous abandonnons à cette nouvelle esthétisation de
la politique – l'esthétique narcissique qui caractérise notre époque – et nous
nous entichons quelque peu de notre besoin de changement, aussi diffus et
incompréhensible que ce besoin puisse paraître à tous.
BRECHT À SÃO PAULO
Non que nous ayons réussi
à nous défaire de toutes les plaies de cette période de l'histoire brésilienne,
de tous ses féroces agents, et c'est un fait crucial de plus pour comprendre
pourquoi nous insistons à emmener dans les rues notre voix et notre mutisme,
pourquoi nous crions et nous nous taisons devant les murs qui sont sourds,
pourquoi nous avons acquis une telle dimension. On pouvait lire sur une
pancarte lors des premières manifestations, quelques jours plus tôt, les vers
célèbres de Bertolt Brecht librement adaptés: "On dit d'un fleuve
emportant tout qu'il est violent, mais on ne dit jamais rien de la violence des
rives qui l'enserrent". Les gouvernants, les journaux, les chaînes de
télévision disaient à l'unisson que nous étions violents, que nous étions des
vandales, des fauteurs de troubles, qu'il fallait nous bannir des rues car nous
ne savions pas protester. On exigeait enfin notre suppression, on exigeait que
ces rives faites de boucliers, de matraques, de balles et de bombes
lacrymogènes enserrent le fleuve rempli de gens, et les rives l'ont enserré
avec une telle force et un tel excès – comme elles l'enserrent encore parfois
au cours de manifestations – que pendant un instant on ne sut pas s'il y aurait
encore de l'eau, s'il y aurait encore un fleuve. Mais laissons de côté la
métaphore sur ce sujet qui requiert la plus grande clarté : l'instrument
utilisé pour cette suppression, l'instrument taillé sur mesure spécialement
pour la répression a pour nom Police Militaire, la principale expression de
l'autoritarisme et de la violence toujours enracinés dans notre culture
nationale. Un organisme que des membres du Conseil des Droits de l'Homme de
l'ONU ont déjà appelé à éliminer, et qui, entre autres maux, pratique dans les
banlieues la tuerie au jour le jour de jeunes Brésiliens, noirs et pauvres pour
la plupart, la part quotidienne d'erreur distribuée dans les favelas.
Il n'y a donc rien de
surprenant à ce que tant de jeunes – noirs et blancs, riches et pauvres –
soient venus de nouveau inonder les rues tel un fleuve agité, ajoutant à leurs
causes l'appel à l'érosion de ces rives métalliques rigides, à la fin immédiate
de la répression.
AUTRES CRIS
Prisonnier de ma classe,
de mon idéologie, de ma couleur, je marche dans la rue grise et je m'égare dans
la foule, je lis ses banderoles et j'écoute ses clameurs sporadiques pour
savoir qui je deviens, qui je suis. Je ne perds pas conscience de mon identité,
de mes convictions personnelles, de mes limites, mais je me mêle à la masse et
je veux être un de plus. J'apprécie ceux qui brandissent des pancartes
inattendues, qui préfèrent gaspiller leur encre contre la FIFA et contre la
Coupe du Monde, contre cette entité qui veut s'introduire dans le pays et y
établir un régime d'exception fondé sur un monopole des marques, des expulsions
et de la spéculation. Pendant un instant, je réussis à être un jeune qui se
montre plus critique qu'enthousiaste pour le football, bien que je sache que
j'assisterai au prochain match de la sélection nationale. Je m'éloigne de ce
groupe et d'autres changements se produisent en moi : je suis maintenant un
journaliste attaquant la presse traditionnelle, je suis un anarchiste, je suis
un employé du métro revendiquant la revalorisation salariale tant attendue,
criant à pleins poumons contre le gouverneur.
Distrait, je m'approche
soudainement de certaines factions qui n'ont pas ma faveur : de jeunes inconnus
en pleine effusion patriotique enveloppés dans un drapeau du Brésil, chantant
l'hymne comme on ne le chante jamais par ici, avec un enthousiasme quelque peu
enfiévré. Ceux-là sont même plus enragés que les autres : leurs cris sont de
vieilles diatribes contre la politique en général ou contre le PT et la
nouvelle classe dominante du pays, un discours usé contre la corruption
s'ajoutant à des demandes vagues pour plus de santé, plus d'éducation. Quand
ils croisent des groupes organisés brandissant des drapeaux d'une même couleur,
ils profèrent leurs cris de rejet, sans parti, sans parti, sans parti, tentant
d'étouffer une autre vision que la leur, quelle qu'elle soit, et la moindre
volonté de dissidence. Je ne me joins pas à eux, me laissant gagner par la
subtile crainte d'une cooptation, d'une spoliation réactionnaire de notre
mouvement populaire. Dois-je continuer jusqu'à la nausée ?, je me demande
ressentant pour la première fois la fatigue dans mes jambes, un découragement
qui ne s'était pas emparé de moi jusqu'alors.
UNE FLEUR LAIDE
Oui, nous devons continuer
jusqu'à la nausée, le temps n'est pas arrivé d'une entière justice, c'est ce
que la masse me répond dans une ardeur bouleversante. Ce qu'il y a pour
l'instant c'est un désir, pas une nausée exigeant notre immobilisation. Un
désir sans nom, sans visage, qui se manifeste à travers tout ce corps immense
que nous constituons sans le savoir, sans beaucoup l'imaginer. Un désir pour
l'action, pour une participation réelle, pour la connaissance et la parole pour
toute prise de décision, sur les directions que nous donnerons à la ville et au
pays. Un désir pour une démocratie plus large, plus réelle, sans doute large et
réelle comme on ne l'a jamais vue. Nous voulons une voix qui compte, l'action
directe, nous nous méfions des représentations conventionnelles: "cela ne
me représente pas" est devenu l'étrange nouvelle devise du Brésil.
Il y a peu de choses
abstraites dans ce que nous voulons, il est important de le dire. Il n'y a pas
de choses abstraites dans ce que beaucoup demandent : nous voulons l'annulation
de l'augmentation du prix des transports en commun, et il est possible que nous
puissions vaincre sur ce plan. Certains argueront que c'est peu de chose, et
sans doute en est-il ainsi. Mais la vigueur que donnera cette petite victoire à
notre corps, si longtemps immobilisé, ne représentera pas peu de chose.
Marchant dans la longue avenue, je baisse les yeux et je contemple mes pieds,
apercevant l'asphalte impeccable qui demeure derrière moi. Je m'arrête sans
trop savoir pourquoi, mais je sens qu'une fleur a fissuré cet asphalte.
Maintenant oui je pense aux vers de Drummond. Une fleur est née dans la rue !
On ne peut voir sa couleur. Ses pétales ne s'ouvrent pas. Son nom reste inconnu
des livres. Elle est laide. Mais c'est vraiment une fleur.
Julian Fucks
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