Sous ce titre évidemment trop général,
on cherche à s’interroger, à partir de l’effet de serre, sur l’existence
de scénarios soutenables et sur les conditions de leur mise en oeuvre.
L’idée générale ici développée est que, sur cette voie étroite,
l’obstacle principal est le type de calcul économique privilégié par le
capitalisme.
L’effet de serre en équation
Discuter de l’effet de serre à partir
d’une formulation quantifiée revient à prendre le risque de décourager
le lecteur : la méfiance instinctive à l’égard du formalisme peut se
combiner avec l’affirmation de principe selon lequel il s’agit de choix
fondamentaux, qui ne peuvent être que de l’ordre de la préférence
qualitative. On essaiera pourtant de montrer que ce détour peut
permettre de mieux poser et conduire un certain nombre de débats.
Le point de départ est le volume émis chaque année du principal gaz à
effet de serre, le dioxyde de carbone (CO2). Cette grandeur peut être
mesurée avec une relative précision : elle est aujourd’hui de 23
milliards de tonnes de carbone [1], selon les données de l’Agence internationale de l’énergie (IEA) pour 1999 [2]
. La formule sur laquelle on propose de raisonner Décompose cette
grandeur en quatre éléments, selon ce que la littérature spécialisée
appelle " l’identité de Kaya [3]
. Ces quatre éléments sont les suivants :
- la population mondiale (5,9 milliards de personnes en 1999) ;
- la
production par tête, mesurée par le PIB mondial (39840 milliards de
dollars) divisé par le nombre d’habitants de la planète, soit 6728
dollars par personne résidant sur la planète ;
- l’intensité
énergétique, autrement dit la quantité d’énergie nécessaire pour
produire un dollar de PIB, soit 243 grammes équivalent-pétrole par
dollar de PIB ;
- l’indice
de " saleté énergétique ", autrement dit la quantité de CO2 émise pour
chaque unité d’énergie, qui est de 2,4 kg par kg d’équivalent-pétrole
produit.
L’ " identité de Kaya " : CO2 = POP * PIB/POP * E/PIB * CO2/E |
CO2 quantité de CO2 émis |
POP population |
PIB mondial |
E énergie |
Chiffres-clés : Population : 5,9 milliards de personnes |
PIB : 39 840 milliards de dollars |
Energie : 9,7 milliards de tonnes-équivalent-pétrole Emission |
CO2 : 23 milliards de tonnes |
Il faut bien mesurer la portée de cette
équation. Sa force est d’être toujours vraie parce que c’est une
relation comptable. Autrement dit, toute variation, à la hausse ou à la
baisse, de la quantité de CO2 émise doit correspondre à une variation
équivalente de l’une au moins des quatre facteurs de décomposition. Une
telle relation permet d’évaluer de manière quantifiée l’impact possible
de telle ou telle mesure. Mais sa faiblesse principale est de ne pas
décrire les interactions existant entre ces différents facteurs, qui ne
sont pas indépendants. Or, c’est précisément le jeu de ces interactions
qui définit la cohérence des scénarios.
Ces précisions étant apportées, la mise en oeuvre de cette équation pose
deux types de question, portant sur l’objectif, et sur les moyens :
quel est le quantum d’émission soutenable, et donc souhaitable ?
Existe-t-il des combinaisons de politique jouant sur les quatre facteurs
identifiés et permettant d’atteindre la cible fixée ? Ensuite, chacun
des termes de l’équation renvoie à un discours particulier,
unidimensionnel, en matière de lutte contre l’effet de serre, et qui
sont autant de réponses insatisfaisantes. On peut les ranger, selon le
tableau ci-dessous, en deux grandes catégories, dûment assorties de
guillemets, à savoir " Ecologie " et " Marché "
Écologie | Population | Malthusianisme | ||||
| Production | anti-productivisme | | Marché | Intensité énergétique | Écotaxe et droit de polluer |
| Qualité énergétique | Optimisme technologique |
Les recettes " écologiques " consistent à
jouer sur la population et sur la croissance. Réduire l’une, l’autre ou
les deux, aura, au moins arithmétiquement, un effet de réduction sur
l’émission de CO2. Mais ces recommandations ne peuvent, à elles seules,
constituer une réponse humaine et proportionnée au problème posé. Quant
aux recettes " techno-marchandes ", elles comptent plutôt sur la baisse
de l’intensité énergétique et sur une meilleure qualité de cette
énergie. Une manière de résumer notre propos est de dire qu’aucune de
ces orientations, prise séparément, ne définit une orientation
cohérente.
La population n’est pas une " solution "
Il existe, surtout aux Etats-Unis, un
courant néo-malthusien profondément réactionnaire qui prétend que la
planète ne peut compter plus de 2 ou 3 milliards d’habitants. Mais ils
vont rarement jusqu’à dire comment on arrive à diviser la population par
deux. En réalité, il n’y a pas de méthode humaniste pour freiner la
population mondiale plus vite qu’elle ne le fera d’elle-même. Compte
tenu de la structure par âge de la population mondiale, ne peut que
continuer à croître sur sa lancée pendant deux ou trois décennies au
moins, même avec des taux de fécondité à la baisse. Comment, malgré
tout, continuer d’évoquer des scénarios tablant sur un coup d’arrêt
brutal à cette croissance démographique ? C’est la même question que
pose Susan George dans son livre [4]
, où elle imagine les réponses, forcément cyniques et forcément
barbares, de technocrates cohérents. Sans aller jusqu’à cette extrémité,
le discours sur la population est implicitement discriminatoire à
l’égard de ceux qui font trop d’enfants, autrement dit les habitants des
pays les plus pauvres. La seule méthode humaniste pour obtenir une
stabilisation à terme de la population consiste, plutôt que cet
eugénisme socio-ethnique, à diffuser le progrès économique et social :
stabiliser les revenus de l’agriculture traditionnelle, favoriser
l’éducation et l’autonomie des femmes. Une évolution sociologique comme
le recul de l’âge du mariage est à elle seule un facteur décisif de
baisse de la fécondité. En sens inverse, on voit que les seuls pays qui
ne sont pas engagés dans la transition démographique, où la fécondité
reste très élevé, sont les pays les plus pauvres. Il faut donc renverser
la perspective et adopter une logique d’hospitalité, pour se demander
comment accueillir au mieux la population supplémentaire que l’on peut
raisonnablement prévoir. Mais aucune " politique de population " ne
pourra suffire à éloigner les risques liés à l’effet de serre.
Les limites de l’anti-productivisme
Une variante du contrôle des populations
consiste à dire : puisqu’on ne peut les empêcher de faire des enfants,
qu’on les empêche au moins de polluer. Mais peut-on gérer la contrainte
écologique en inventant une croissance moins productiviste à l’échelle
mondiale ? Une manière d’éclairer cette interrogation consiste à
régionaliser la discussion en distinguant le " Nord " qui regroupe ici
les pays de l’OCDE et le " Sud " qui désigne le reste de la planète. Les
données de l’IEA permettent de présenter la situation de manière
synthétique. Elles montrent qu’en 1999, les pays de l’OCDE regroupent
moins de 20 % de la population mondiale, mais produisent près de 60 % du
PIB mondial, et réalisent plus de la moitié des dépenses d’énergie.
D’ici à 2050, la population mondiale va
passer de 6 à 9 milliards d’individus, et cet accroissement se fera à
peu près entièrement dans les pays du Sud. Dans le même temps, le PIB va
continuer à augmenter, ne serait-ce que pour suivre cette progression
de la population dans les pays du Sud. L’observation de ces positions
relatives conduit à insister sur une idée simple. Pour freiner la
consommation d’énergie sur la planète, il faut le faire à la fois au
Nord et au Sud. Cela peut paraître trivial, mais il s’agit d’insister
sur la complémentarité des politiques à mener, en fonction des ordres de
grandeur disponibles.
Ainsi, réduire de 20 % la consommation
par habitant du Nord représente une économie d’un peu plus d’un milliard
de tonnes-équivalent-pétrole (Gtep), soit une réduction de 10 % de
l’utilisation d’énergie au niveau mondial. En sens inverse, il suffirait
que les pays du Sud portent leur consommation d’énergie par tête aux
environs de 20 % de ce qu’elle est aujourd’hui au Nord, pour faire
augmenter la consommation mondiale de 40 %, en raison de la progression
de leur population.
La consommation d’énergie dans le Sud va
donc être tirée par la population et par le développement. Le
raisonnement selon lequel la généralisation du modèle occidental actuel à
l’ensemble de la planète n’est pas soutenable est recevable. Mais ce
qui l’est moins, ce sont les implications non dites qui suggèrent que
les habitants du Sud doivent s’abstenir, au choix, de naître ou de
polluer. Et cela équivaut assez rapidement à dire qu’ils doivent
renoncer à se développer, ou se développer sans consommer d’énergie, ce
qui est quand même difficile. Ce discours est d’une profonde hypocrisie
et marque les limites du discours anti-productiviste : il est tout
simplement impossible de satisfaire les besoins sociaux élémentaires
sans un minimum de dépenses d’énergie.
Il en faut pour construire les écoles,
les routes, assurer l’approvisionnement en eau et en électricité,
fabriquer des logements décents, des médicaments et des vêtements. Qu’il
faille privilégier les méthodes de production économes en énergie,
c’est une évidence, mais cette orientation n’est pas en soi une réponse
suffisante et elle ne peut être mise en place dans n’importe quelles
conditions. Ainsi, la marginalisation de régions entières, voire de
continents n’a pas forcément pour effet des économies forcées d’énergie,
car elle incite au contraire les populations à recourir aux méthodes
les plus sales ou les plus destructrices, qu’il s’agisse de charbon ou
d’abattage des forêts.
Il faut donc rompre avec un certain anti-développementisme, théorisé (si
l’on peut dire) par Serge Latouche qui n’hésite pas à décréter que le
développement " s’inscrit toujours dans la logique destructrice de
l’accumulation capitaliste " [5].
Les pays du Sud auraient tort de vouloir " acclimater tout ce qui
participe de la modernisation : l’éducation, la médecine, la justice,
l’administration, la technique ". L’argument de fond est bien que " le
développement n’est pas universalisable " pour des raisons écologiques :
" la finitude de la planète rendrait la généralisation du mode de vie
américain impossible et explosif ". Que de telles insanités aient pu
être publiées dans un journal progressiste est un indice de la confusion
qui règne sur ces questions. Comment en effet dénier aux pays du Sud le
droit à l’éducation et à la médecine et préconiser " de nouvelles
cultures " (sans éducation et sans médecine ?) en invoquant des "
créations originales " dont aucun exemple n’est fourni ? Très
curieusement, c’est la Chine qui montre que l’on ne doit pas s’enfermer
dans cette impasse réactionnaire.
L’exemple chinois
Que la Chine soit ici donnée en exemple
peut sembler paradoxal. Que n’a t’on pas entendu sur la menace qu’elle
représentait, combien d’écologistes convaincus n’ont-ils pas évoqué la
fin de la planète si tous les Chinois avaient une mobylette, sans parler
d’une voiture ? Encore une fois, il ne s’agit pas de revendiquer le
droit de faire les mêmes erreurs productivistes que les pays du Nord,
mais de se demander s’il existe un moyen d’échapper à cet apparent
dilemme : soit les Chinois restent pauvres mais propres, soit ils se
développent, mais la planète crève. Un début de démonstration pratique
vient justement d’être fourni par la Chine, qui regroupe, quand même,
20 % de la population mondiale.
Les données récentes conduisent à
modifier assez considérablement les perspectives et à relativiser le
pessimisme ambiant. Ces résultats sont peu connus et vont tellement à
l’encontre des schémas trop faciles qu’ils méritent d’être détaillés,
d’après la présentation qu’en a faite la revue Science [6]
Le groupe de chercheurs qui a mené cette étude a constaté une inflexion
très nette de la courbe : entre le pic de 1996 et l’année 2000, les
émissions de CO2 de la Chine ont baissé de 7,3 %. Une partie de ce
phénomène s’expliquerait par les effets de la crise financière de
1997-1998, imparfaitement reflétés par les statistiques officielles de
production, tandis que les statistiques énergétiques pêcheraient de leur
côté par optimisme. Une autre étude [7],
émanant du Natural Resources Defense Council (NRDC) donne des
fourchettes montrant qu’il se passe indéniablement quelque chose : la
baisse de l’émission de CO2 de la Chine se situe entre 6 et 14 % entre
1996 et 1999, alors que l’économie a progressé dans le même temps de
22 % à 27 %. A titre de comparaison les émissions des Etats-Unis ont
augmenté de 5 % sur la même période, pour une croissance économique
moindre. La conclusion du NRDC est donc très claire : malgré les
corrections apportées aux sources chinoises, il apparaît que la Chine " a
réalisé de véritables progrès en matière d’efficacité énergétique et de
réduction d’émission, démontrant ainsi que la dépense d’énergie et la
pollution par effet de serre pouvaient ne pas augmenter mécaniquement
avec la croissance économique, même dans les pays en développement ".
Globalement, l’intensité énergétique (quantité d’énergie par unité de
PIB) a baissé d’un tiers aux Etats-Unis entre 1980 et 2000, mais de
moitié en Chine. Le pays désigné à l’avance comme le grand pollueur des
années à venir a donc obtenu de meilleurs résultats que la puissance
impériale. Ce n’est pas absolument une surprise si l’on considère la
manière dont Bush a dénoncé les accords de Kyoto, au profit des intérêts
de l’industrie pétrolière des Etats-Unis. Mais, du côté de la Chine, il
faut signaler la bonne nouvelle que constitue cette rupture avec
l’idéologie productiviste héritée du stalinisme et du Grand Bond en
avant.
Les enseignements des scénarios
On utilisera ici les travaux de l’IPCC [8]
et les données d’organismes comme l’Energy Information Administration [9]
qui produisent et analysent les scénarios disponibles. Ces derniers
peuvent, de manière générale, être regroupés en quatre grandes
catégories, que l’on pourrait respectivement baptiser " catastrophe ", "
fil de l’eau ", " Eldorado technologique " et " développement
soutenable ". Ces scénarios ne réduisent pas beaucoup l’ampleur de
l’incertitude qui pèse sur la plausibilité relative de chaque scénario,
et sur leur cohérence interne. Sur le plan plus strictement technique on
sait malgré tout un certain nombre de choses. Les modèles montrent par
exemple que la stabilisation de la concentration de CO2 n’entraîne pas
un arrêt immédiat du processus de réchauffement. Ce dernier pourrait se
poursuivre pendant un siècle, en raison de la grande inertie de
phénomènes comme l’élévation du niveau des océans, ou la fonte des
glaces.
De manière plus générale, il existe une
incertitude sur la forme exacte des liens entre la quantité de CO2
émise, son degré de concentration, et l’effet sur la température. Cette
incertitude porte aussi sur le degré d’irréversibilité, sur les délais
de réaction et sur l’existence de seuils. Cette incertitude conduit à un
véritable paradoxe qui est le caractère peu opérationnel du paradigme
écologique dans ce contexte d’incertitude. De deux choses l’une en
effet : si l’on est dans le domaine des phénomènes continus (et encore
mieux, réversibles) alors les objectifs concernant l’environnement ont
le même statut que n’importe quel objectif économique. Dans ce cas, il
serait parfaitement légitime d’appliquer les instruments de l’économie
traditionnelle (pseudo-marchés et taxes) et le paradigme écologique
n’existe pas. Il suppose justement une incertitude fondamentale, fondée
sur l’existence de seuils et la possibilités de ruptures catastrophiques
qui mettent en péril les conditions d’existence de l’espèce humaine.
Dans ce cas, il faut tout subordonner à des politiques permettant de
maintenir l’humanité à distance de ces seuils que l’on ne sait par
ailleurs pas situer, ni même identifier avec précision.
Mais dans ce cas, on n’est même pas sûr
qu’il n’est pas déjà trop tard. On peut très bien avoir franchi un seuil
décisif qui fait que tout va se détraquer inexorablement. Les accords
de Kyoto, ou les très timides écotaxes ne seraient alors que d’assez
ridicules économies de bouts de chandelles. C’est un phénomène assez
curieux, qui revient à ceci que l’on ne sait pas définir les objectifs.
Certes, une sorte de consensus s’est réalisé autour d’une norme de
concentration de 550 ppmv [10]
pour le CO2. C’est à peu près le double de la concentration qui existait
avant la révolution industrielle, et une fois et demi celle qui prévaut
aujourd’hui. C’est raisonnable mais en partie arbitraire. Et, encore
une fois, le choix de cet objectif implique que l’on puisse considérer
que l’on reste ainsi à distance suffisante des seuils à partir desquels
s’enclencheraient les véritables scénarios-catastrophes.
L’expérience d’ores et déjà accumulées
et sa systématisation sous forme de scénarios font apparaître le
caractère multidimensionnel des transformations optimales. Il ne s’agit
pas seulement d’innovations technologiques. Par exemple,
l’intensification des échanges, liée à la mondialisation et aux
techniques modernes de gestion, comme le " juste à temps " sont les
principaux moteurs de la croissance énergétique. Ce sont des exemples
très parlants des limites du calcul économique marchand : on nous
explique par exemple que la mondialisation commerciale est stimulée par
la baisse des coûts de transport, ou bien que le juste à temps permet de
réduire les stocks et de faire ainsi des économies. Mais c’est
évidemment oublier que la contrepartie de ces gains de rentabilité sont
des " coûts " très réels pour l’ensemble de L’humanité.
Le même éclectisme doit prévaloir en
matière d’innovations technologiques. On raisonne souvent comme si l’on
avait le choix entre les sources d’énergie réellement existantes et des
énergies alternatives forcément marginales (les éoliennes) ou non encore
opérationnelles (la fusion nucléaire). Cette présentation arrange
évidemment les partisans du nucléaire, mais elle est fausse, car elle
oublie les technologies que l’on pourrait appeler " intermédiaires " et
qui ont notamment pour objet de réduire les émissions de carbone et
d’éliminer ou recycler les sousproduits gazeux. L’amélioration des
pratiques agricoles et de l’usage des forêts peut aussi être une
contribution importante. C’est tout l’intérêt de l’expérience chinoise
dont les progrès reposent pour l’essentiel sur ce type d’innovations.
Un autre résultat important de l’examen
des scénarios concerne l’importance décisive des synergies. On a déjà
montré, à propose de l’identité de Kaya, que l’action sur un seul des
leviers ne pouvait pas suffire à atteindre les objectifs fixés.
Heureusement, il existe des interactions fortes entre les quatre grandes
variables, et les meilleurs scénarios sont obtenus grâce à leur
combinaison optimale. Ces principales interactions sont les suivantes :
- la
première repose sur le développement du temps libre, d’une société de
services et d’une moindre consommation de biens industriels dans les
pays développés. Un tel mécanisme est d’ores et déjà enclenché et il a
contribué, au moins autant que les efforts technologiques, à la
réduction ou à la faible croissance de l’intensité énergétique au Nord.
Il faut donc affirmer la priorité à la réduction du temps de travail
dans l’affectation des gains de productivité, car c’est le moyen le plus
direct de peser en faveur d’une croissance non productiviste où le
temps libre et le développement des activités relationnelles
deviendraient l’étalon du bien-être et la vraie mesure de la richesse ; -
la seconde interaction met en jeu le développement social dans les pays
du Tiers monde : l’amélioration des conditions de vie en général,
combinée à une revalorisation du statut des femmes, conduit à un passage
plus rapide à la transition démographique vers des taux de fécondité
inférieurs ; - la troisième interaction porte sur les transferts
technologiques des pays du Nord vers le Sud, qui leur permettent une
forme de développement inégal et combiné (au bon sens du terme) leur
permettant d’accéder directement à des formes d’énergie moins
polluantes.
La voie étroite
La prolongation des tendances actuelles
de la mondialisation conduit à un modèle planétaire dualiste. Cette
organisation néolibérale de l’économie mondiale a pour effet de
marginaliser les pays pauvres, à évincer leurs producteurs (notamment
les paysans) en les exposant sans aucune protection aux performances des
plus compétitifs. Dans ce schéma, le Sud est lui-même fractionné entre
la frontière qui réussit à tirer quelques bénéfices du marché mondial.
Mais ces bénéfices sont captés par des couches sociales étroites, tandis
que le gros de la population doit accepter sa surexploitation pour être
associé comme partenaire mineur (et de manière instable) à ce mode de
développement chaotique. Du point de vue écologique, il s’agit d’une
véritable fuite en avant qui s’accompagne d’un cynisme de principe : la
variable d’ajustement consiste à reporter les externalités sur le Sud où
se concentreront, au moins dans un premier temps, les catastrophes
produites par l’effet de serre.
Le bon scénario est coopératif et repose
sur deux éléments essentiels. Il assure tout d’abord les conditions
d’un développement économique plus autocentré visant à réduire la
dépendance alimentaire et à stabiliser l’agriculture, y compris la plus
traditionnelle. Cela suppose de rompre totalement avec la conception
ultra-libérale qui préside à l’organisation de l’économie mondiale. La
possibilité pour chaque pays de contrôler son insertion sur le marché
mondial doit être réaffirmée, à l’encontre de tous les préceptes
néo-libéraux.
Du point de vue écologique, l’exigence
centrale est le paiement par les pays du Nord de leur " dette écologique
" sous forme de transferts permettant aux pays du Sud de sauter par
dessus une phase d’industrialisation lourde et très polluante, en leur
fournissant les moyens de développer une agriculture soutenable. Le
respect des contraintes environnementales, notamment en matière d’effet
de serre, va donc de pair avec une logique coopérative mondiale : la
biosphère ne fait pas de distinction selon l’origine du CO2. Avant
d’agir localement, il faut au préalable agir globalement et définir une
programmation énergétique d’ensemble qui ne s’en remette pas à la
débrouillardise locale mais planifie les transferts d’équipement et de
technologie nécessaires. Le scénario néolibéral fait par nature obstacle
à une telle coordination et on peut même soutenir qu’il contribue
directement à la dégradation de l’environnement, en combattant très
concrètement les formes de régulation nécessaires et en suscitant
l’épuisement des ressources naturelles comme forme ultime et suicidaire
de la compétitivité.
La voie est étroite et peut-être même
bouchée, à cause de la domination des rapports sociaux capitalistes.
Elle suppose en effet une forte dose de socialisation, selon deux
dimensions. Il faut, tout d’abord, substituer au principe de profit
maximum un objectif de maximisation sous contrainte des besoins sociaux.
Comme ces contraintes ne sont pas des contraintes budgétaires
marchandes, il s’agit de passer à un calcul économique radicalement
différent, qui définit une logique éco-socialiste où la rentabilité
financière est ramenée à un statut subordonné de critère d’économicité.
Entre deux projets permettant le même type d’objectif, il faudra
évidemment retenir celui qui est le plus profitable, autrement dit le
moins coûteux à réaliser. Mais cette rentabilité ne doit pas intervenir
dans la détermination des objectifs. Dans cette conception, la société,
au lieu de chercher de " corriger " les choix réalisés à partir de la
maximisation du profit, renverse la manière de prendre les choses. Ce
qui doit être produit est déterminé à partir d’une délibération
politique. On rejoint ici la position de René Passet [11]
qui montre, en des termes similaires, que la logique du marché ne peut
assurer la reproduction du milieu naturel. Le critère de maximisation du
profit conduit les valeurs prises au-delà du respect de certaines
normes. Ces normes peuvent être quantitatives ou qualitatives et elles
constituent " un ensemble de contraintes dans les limites desquelles
doit se situer le calcul économique ".
Pour placer ainsi les critères de
soutenabilité sociale aux postes de commande, il faut instaurer un
processus de décision qui se substitue aux hasards de la concurrence
marchande. Dès lors, la question de la démocratie devient centrale, et
la délibération politique n’est plus un élément décoratif, mais une
modalité indispensable de la prise de décision, en raison de la
complexité, de la multidimensionnalité, de l’intertemporalité, de
l’irréversibilité, du degré d’incertitude, et du caractère non monétaire
des choix à effectuer.
L’instrument adéquat pour " concevoir et pour promouvoir des stratégies à long terme d’un développement durable " [12],
bref pour mener une politique écologique conséquente ne peut être alors
qu’une programmation, autrement dit une planification. Le mot est
tabou, mais la réalité qu’il désigne doit être assumée et réhabilitée.
Après tout, les accords de Kyoto ne sont pas autre chose qu’un plan,
visant à organiser la réduction des émissions de CO2 à l’échelle de la
planète.
L’anti-capitalisme comme paradigme ?
Le paradigme écologique apparaît donc
comme évanescent et peu opératoire. Cela a à voir avec les notions
d’irréversibilité et de limites. Premier cas de figure : il se peut
après tout que l’écologie s’impose par défaut. Si les limites ont été
franchies, et si les mécanismes catastrophistes irréversibles ont été
enclenchés, alors l’écologie a raison, et elle peut exister comme
paradigme, mais c’est seulement pour dire qu’il n’y a plus rien à faire
et qu’il faut vivre de la meilleure manière possible les moments qui
restent à la vie sur cette planète. Si les limites n’ont pas été
franchies, alors il existe des politiques curatives et/ou préventives
qui doivent viser à nous préserver de leur funeste proximité, mais
l’écologie n’est pas vraiment en mesure de déterminer ces limites, et
donc les objectifs à poursuivre en matière de réduction des émissions,
ni de proposer des méthodes Opératoires.
L’écologie politique réellement
existante débouche sur la promotion d’instruments tels que l’écotaxe ou
un " marché regulé des quotas " pour reprendre l’expression d’Alain
Lipietz [13].
Ces propositions ne sont pas cohérentes avec la critique du calcul
économique marchand qui est l’un des fondements de l’écologie politique,
et que l’on retrouve par exemple dans l’affirmation selon laquelle " le
monde n’est pas une marchandise ". La logique profonde de l’économie
dominante repose précisément sur une confiance aveugle placée dans les
mécanismes marchands. Or, ce qu’il y a de particulier dans la question
environnementale, ce sont les phénomènes d’externalité : rejeter des
déchets ou épuiser les ressources naturelles ne coûte rien à l’opérateur
privé. Et il y a externalité en un sens plus large, dans la mesure où
cela ne coûte effectivement rien en termes marchands. Peut-on sortir de
cette contradiction en instaurant des mécanismes pseudomarchands là où
il n’y en a pas ? Si la réponse est positive, alors il n’existe pas ici
non plus de paradigme écologique supérieur au calcul économique
habituel : il s’agit seulement d’élargir ce mode de calcul, d’où
l’écotaxe ou le marché des droits à polluer.
Ce sont des aménagements sans doute
souhaitables, mais qui sont tout le contraire d’une affirmation de
l’écologie politique. Une écotaxe n’est pas un mal absolu, et même les
marchés de permis à polluer peuvent être légitimes sur des domaines très
spécifiques. Ils ont plutôt bien fonctionné dans le cas des CFC
(chlorofluorocarbones) responsables du trou dans la couche d’ozone, dont
les émissions ont été réduites de plus de 70 %. La généralisation de ce
principe de marché des droits à polluer risque cependant d’instaurer
des rapports très pernicieux entre le Sud et le Nord, en permettant aux
pays riches d’acheter aux pays pauvres des droits à polluer, plutôt que
de donner les moyens aux pays pauvres de se développer sans trop
polluer.
Il ne s’agit pas de dire que la
révolution socialiste est le préalable absolu à toute politique
écologique. Maisil faut, de manière symétrique, éviter lepiège du
réalisme gouvernemental des Verts qui consiste à proposer des
aménagements marginaux, et parfaitement inefficaces, du capitalisme. Cet
hyperréalisme qui consiste à faire comme si quelques centimes sur le
litre du gazole définissaient une politique alternative, est un abandon.
Il faut au contraire privilégier tout ce qui établit un contrôle
renforcé sur les agissements du capital, par fixation de normes,
d’interdits et de sanctions. C’est d’ailleurs vers ces solutions que
l’on se tourne concrètement. Dans le cas de l’Erika, l’issue logique est
de durcir la réglementation, pas de mettre en place une écotaxe ! Sur
le prix du pétrole, par exemple, la hausse récente a balayé tout ce que
les Verts avaient réussi à obtenir. Pourquoi ? Parce qu’aucune politique
alternative de transports n’a été esquissée concrètement. On ne pouvait
donc se prévaloir de rien pour justifier la hausse du prix du pétrole.
Bref, cette politique d’accompagnement réaliste a pour effet principal
de cautionner ce qui est finalement une forme d’inaction tout en donnant
l’impression par sa propre mise en scène politicienne que les problèmes
environnementaux sont pris en charge.
La perspective anticapitaliste dont il
est question ici ne renvoie pas toute avancée au lendemain du Grand
Soir. Elle est d’abord l’affirmation que la logique du profit est à la
racine de toutes les menaces écologiques. Mais elle se traduit
pratiquement, en privilégiant tout ce qui vise à restreindre le champ
d’action des capitalistes. La meilleure politique écologique consiste à
contrer sur tous les terrains la revendication d’une totale liberté de
la part du capital. Cela suppose de renforcer l’intervention publique,
de subventionner les programmes alternatifs, bref, tout ce que déteste
ce capitalisme sauvage de ce début de siècle. C’est à cette condition
que le combat écologique peut contribuer à refonder un projet
socialiste. Et vice versa.
Michel Husson
[1]
Certaines sources mesurent les émissions en équivalent carbone. La
conversion s’effectue en multipliant par 0,272756 les données mesurées
en CO2. Le dernier chiffre disponible équivaut donc à 6,3 milliards de
tonnes de Carbone.
[3]
Yoishi Kaya, " Impact of carbon dioxide emissions on GNP growth :
Interpretation of proposed scenarios ", Response
Strategies Working Group, Intergovernmental Panel on Climate Change
(IPCC), Mai 1989 4 c’est l’une des thèses centrales de mon livre,
Sommes-nous trop ?, Textuel, 2000.
[4] Susan George, Le rapport Lugano, Fayard, 2000.
[5] Serge Latouche, " En finir, une fois pour toutes, avec le développement ", Le Monde diplomatique, mai 2001.
[6] David G. Stretts et alii, " Recent Reductions in China’s Greenhouse Gas Emissions ", Science, vol.294, 30 novembre 2001
[8] Intergovernmental Panel on Climate Change
[9] International Energy Outlook 2001, U.S. Department of Energy, Washington, DC 20585
http://www.eia.doe.gov/oiaf/ieo/index.html
[10] parts per million by volume.
[11] René Passet, L’Economique et le Vivant, Economica 1996.
[12] Ignacy Sachs, L’écodéveloppement. Stratégies pour le XXIe siècle, Syros, Paris, 1997.
[13] Alain Lipietz, Qu’est-ce que l’écologie politique ?, La découverte, 1999.
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