L'UTOPIE, ICI ET MAINTENANT !
Nous autres Occidentaux, nos cartes de crédit et de sécurité sociale en poche, nos points de retraite acquis, disons au Tiers-Monde : il faut défaire le développement et refaire le monde ! Pardi ! Les enfants disent : "C'est celui qui dit qui fait !" Les sociétés se forment, se déforment et se transforment selon des utopies, pas sur des analyses. Les images ont un pouvoir de séduction que n'ont pas les théories. Il y a actuellement quatre utopies sur le marché :
Nous autres Occidentaux, nos cartes de crédit et de sécurité sociale en poche, nos points de retraite acquis, disons au Tiers-Monde : il faut défaire le développement et refaire le monde ! Pardi ! Les enfants disent : "C'est celui qui dit qui fait !" Les sociétés se forment, se déforment et se transforment selon des utopies, pas sur des analyses. Les images ont un pouvoir de séduction que n'ont pas les théories. Il y a actuellement quatre utopies sur le marché :
- Au hit-parade,
l'american way of life qui fonctionne bien depuis longtemps avec le bonheur que
l'on sait. Mais ses jours sont comptés, pour des raisons techniques, pas sur le
fond hélas.
- Vient ensuite le
capitalisme à visage humain qui s'élabore à Millau et Porto Alegre. Théorisé
depuis longtemps, il monte très fort depuis qu'il est devenu une utopie.
Imaginez toutes les grandes surfaces autogérées par leurs caissières et ne
vendant que des produits du terroir, deux fois plus chers il est vrai, mais
tellement bons. Ou le remplacement de l'euro par des grains de sel. La face de
la planète en serait fondamentalement bouleversée, n'est-ce pas ?
- Vient ensuite l'économie
distributive de Jacques Duboin, utopie collectiviste très cohérente, sur le
marché depuis 70 ans, mais qui a du mal à se faire entendre.
- Vient enfin l'utopie du
philosophe inuit Aper Sonn, complètement confidentielle, et dont je vais
parler, histoire d'enrichir le marché des rêves qui guident nos pas dans la
vie.
Aussi parce que la Nef des
Fous explore cette utopie depuis 1974.
L'utopie d'"Aper Sonn"
Le monde idéal selon Sonn
est un réseau de "lieux" sans propriétaire. Chaque lieu est équipé
des moyens de production des besoins élémentaires de la vie quotidienne
(nourriture, vêtements, énergie, construction, mobilier...), ainsi que des
moyens de communication, d'expression et d'accès à la culture. Par ailleurs,
chaque lieu se donne des moyens d'assurer une ou plusieurs productions
spécialisées, destinées à être distribuées aux autres lieux d'une même vallée
ou d'une même région (poterie, imprimerie, filature, entretien des chemins,
recherche, hôpital, aéroport,...).
Ces lieux sont gérés par
ceux qui y séjournent (10-20 personnes), organisés en association paysanne. Ils
décident à l'unanimité exprimée (et non au consensus).
Toute la production est
donc décentralisée, il n'y a pas d'usines mais des ateliers et des
laboratoires. Les personnes ne possèdent rien, mais sont assurées de pouvoir
survivre, communiquer, s'exprimer et se cultiver, où qu'elles aillent. La
propriété n'est ni privée, ni collective, elle est absente. De même l'argent
est inutile car il n'y a pas d'échanges.
Une autre caractéristique
intéressante de cette utopie est qu'elle ne nécessite ni révolution ni
concertation antre un grand nombre de personnes pour se réaliser, car elle
permet une phase intermédiaire très simple : la surproduction spécialisée
prévue dans chaque lieu et destinée aux autres lieux du réseau peut, dans un
premier temps, être vendue pour subvenir aux frais de fonctionnement
relativement faibles de chaque lieu. Des lieux viables peuvent donc être créés
immédiatement à l'initiative de petits groupes. Un autre monde peut naître peu
à peu dans la société actuelle sous forme d'îlots, jusqu'à ce que les îlots
soient contigus. Ainsi se développe une économie domestique qui remplace peu à
peu l'économie mondiale, qui se trouve plutôt abandonnée que combattue.
Cette utopie n'est pas plus surréaliste que
l'utopie libérale : sachant que la
majorité des humains rêvent du mode de vie américain, que les Etats-Unis
représentent 5 % de la population mondiale, polluent comme quatre et consomment
près de la moitié des ressources de la planète, et que donc le modèle n'est pas
généralisable, que va-t-il se passer ? Le recours à l'utopie de Sonn sera
peut-être nécessaire.
Depuis 1974, la Nef des
Fous étudie et expérimente les conditions psychologiques, sociologiques,
politiques, économiques, juridiques, et technologiques qu'il faudrait réunir
pour que cette élucubration ne soit pas impossible.
La méthode d'expérimentation
Pour expérimenter l'utopie
de Sonn, il nous fallait un terrain. Nous avons donc acheté pour le prix d'un 3
pièces à Paris un domaine de 320 ha (2 fois la principauté de Monaco) à 1100
mètres d'altitude, isolé géographiquement et visuellement, abandonné aux
moutons depuis 40 ans. Nous nous sommes installés là, les mains vides, en 1974,
en effectuant une espèce de table rase à la manière de Descartes, mais
concrète.
Nous pensions au début
qu'il fallait s'approprier le savoir scientifique existant, et oublier le
savoir technique, pour inventer des solutions adaptées aux conditions
inhabituelles dans lesquelles nous nous trouvions, mais nous avons constaté
que, même en physique, il y a des idées reçues et des anthropocentrismes.
Les questions rencontrées
nous ont amenés à étudier des savoirs aussi variés que la diététique pour
définir nos plans de culture et d'élevage, le droit pour définir notre statut
juridique et fiscal dans la société française, la thermodynamique pour imaginer
des moteurs nouveaux, l'électronique pour la régulation automatique de nos
machines à partir de composants récupérés dans des vieux téléviseurs, le filage
au rouet pour faire des pulls-over avec la laine de nos moutons, etc.
Dans l'utopie de Sonn, les
lieux sont équipés de telle manière que les générations puissent s'y succéder
en se transmettant les savoirs et les savoirs-faire, et puisse refaire le
matériel qui s'use ou se casse.
Nous avons donc constitué
une bibliothèque technique d'ouvrages du 18ème siècle à nos jours, notamment
l'encyclopédie de Diderot et d'Alembert en fac-similé, des ouvrages de la fin
du 19ème siècle qui a été particulièrement inventif, des bouquins traitant des
techniques "ersatz" utilisées pendant les guerres mondiales particulièrement
faciles à mettre en oeuvre, et surtout des manuels pratiques des nombreux
métiers d'autrefois : manuel du savonnier, du tourneur, du conducteur de
chaudières à vapeur, du fabricant de peignes et boutons, etc.
Tous les savoirs et
savoir-faire que nous avons acquis proviennent de cette bibliothèque.
Parallèlement nous avons
acheté pour une bouchée de pain à une vente de matériel de l'Etat toutes les
machines nécessaires pour fabriquer des machines, donc capables de se
reproduire elles-mêmes.
Pour abriter ces machines,
nous avons démonté d'anciens logements de harkis sur un terrain communal, et
les avons remontés autour des machines, celles-ci étant trop grandes pour
passer les portes. Il a fallu apprendre à se servir d'un tour, d'une fraiseuse,
d'une rectifieuse...
Quelle source d'énergie ?
Pour fabriquer
l'électricité nécessaire à ces machines, nous avons accouplé un moteur de Ford
Anglia et un alternateur provenant de l'armée américaine en Allemagne. Entre le
militaire américain et la vieille anglaise, le courant passait bien. Mais le
moteur consommait de l'essence. Nous avons alors fabriqué un gazogène, appareil
qui transforme le bois e, gaz et qui était en usage pendant la dernière guerre
mondiale. Nous avons un bouquin de 1942 sur la question qui commence par cette
phrase : "La femme enfante dans la douleur ; les peuples dans
l'épreuve." Quelle époque épique ! Nous avons donc produit notre
électricité à partir du bois.
Nous en avons profité pour
mettre le gazogène sur une remorque derrière un fourgon et sommes allés nous
promener sur la route sans essence. Ce moment a été pour nous une émancipation
mentale. Après avoir constaté qu'on pouvait même se passer des émirs, nous
n'avons plus eu peur de rien !
Le nucléaire ou la bougie,
disent EDF et les braves gens. Nous avons choisi de dîner aux chandelles comme
dans les restaurants de luxe. Nous les fabriquons (400 dans la journée) par
trempage comme les cierges des églises, à partir du raffinage du pétrole. Cette
solution est donc provisoire pour nous, parce que non généralisable.
Nous avons étudié toutes
les sources d'énergie existantes (sauf le nucléaire, allez donc savoir
pourquoi) en distinguant énergies renouvelables c'est-à-dire nouveaux marchés,
et énergies alternatives c'est-à-dire décentralisables.
Les cellules
photovoltaïques des multinationales, les éoliennes à 150 000 F et les
chaudières à bois à 35 000 F ne sont pas alternatives, ni les microcentrales
hydrauliques à 85 000 F (c'est le prix qu'un fabricant italien m'a proposé
récemment pour une puissance de 4kW) ; nous sommes en train d'en fabriquer une
équivalente qui nous coûtera 2 000 F.
Nous avons donc opté pour
la biomasse, qui est de toute façon la seule source décentralisable possible
pour les transports. Mais sous quelle forme ? L'utilisation comme carburant de
l'huile de colza ou de tournesol est une insulte à ceux qui ont faim, car la
forêt demande 400 fois moins au sol que les champs pour produire la même
biomasse. Le biométhane et les alcools causent la perte d'un tiers du carbone
manipulé sous forme de dioxyde lors d'une fermentation, ce qui diminue d'autant
le rendement de la filière. Reste donc le bois.
Or les « lieux » de Sonn
sont des sites boisés dans lesquels sont taillées des clairières cultivées. La
proportion entre terres et forêts est d'environ 1 à 10. La forêt, habitat
naturel des ruminants, est pâturée. Elle produit donc à la fois les protides
animales et le bois d'oeuvre (construction et mobilier), la chimie organique
(on obtient par distillation du bois, simplement, environ 400 molécules
différents, semblables à celles qu'on tire du pétrole) et l'énergie, qui se
trouve ainsi intégrée à la question agricole.
En fourrant un serpentin
dans un poêle ou une chaudière qu'on relie à un vieux moteur de tondeuse à
gazon transformé en machine à vapeur, accouplé à un alternateur, et en reliant
l'échappement à un radiateur pour condenser la vapeur, on produit de
l'électricité en se chauffant. Produire son électricité soi-même à partir du
bois est donc à la portée de n'importe quel antinucléaire de base, à peu de
frais. Ce qui supprimerait cette curiosité française : comme les pronucléaire
sont minoritaires, ce sont surtout les antinucléaires qui financent les
centrales en payant leur redevance EDF.
On ne peut pas tout faire
soi-même sans s'associer. La famille est une unité sociale insuffisante. On est
très vite submergé par l'ampleur de la tâche. Nous avons eu l'occasion de
vérifier la théorie de Sonn : moins on est, moins on fait des économies
d'échelle, plus on est, plus on risque de tomber dans le collectivisme, pouvoir
de tous sur chacun dont émerge un intérêt collectif distinct des intérêts
individuels (certains aiment ça). 8 à 10 personnes, sans compter es enfants,
les handicapés et les vieux comme moi, est un optimum !
C'est alors qu'apparaît un
problème de haute technologie : la coexistence pacifique de tout ce petit
monde, savoir que nous n'avons pas fini de nous réapproprier...
Le philosophe inuit Aper
Sonn n'est pas un individu mais un jeu de mots qui désigne un moyen de
vivre sans nuire, aux autres, à la planète, aux générations futures !
Inuit Aper Sonn
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