Les salaires, variable d’ajustement. Vous avez dit
« baisser les charges » ?
Les discussions autour du rapport de M. Louis Gallois sur la compétitivité des entreprises françaises mettent l’accent sur la réduction des « charges ». Elles alimentent un débat biaisé. Patronat et gouvernement agissent en effet comme si les cotisations sociales –le vrai nom desdites « charges »– étaient un prélèvement indu qui handicape le développement économique. Or les cotisations constituent d’abord une part du salaire.
Les discussions autour du rapport de M. Louis Gallois sur la compétitivité des entreprises françaises mettent l’accent sur la réduction des « charges ». Elles alimentent un débat biaisé. Patronat et gouvernement agissent en effet comme si les cotisations sociales –le vrai nom desdites « charges »– étaient un prélèvement indu qui handicape le développement économique. Or les cotisations constituent d’abord une part du salaire.
« Nous ne pouvons pas
continuellement avoir des charges sociales qui pèsent sur le travail. »
Cette conviction exprimée par le ministre socialiste de l’économie et des
finances, M. Pierre Moscovici (Le Monde, 17 juillet 2012), compte
au nombre des idées ayant survécu sans encombre à l’alternance politique du
printemps dernier. Baisser le « coût du travail » en réduisant
les « charges » à travers une taxe sur la valeur ajoutée (TVA)
« sociale » : telle était aussi la promesse du candidat
de la droite, M. Nicolas Sarkozy. Cet objectif figure également en bonne
place sur la liste des conditions énoncées par le Cercle de l’industrie, une
association de dirigeants d’entreprise, pour « rebâtir notre
industrie » : « En France, affirme-t-il, la part prise sur
les charges patronales pour financer la protection sociale est élevée, alors
que le consommateur est relativement peu taxé. Un transfert massif des
cotisations patronales vers une autre assiette fiscale permettrait à la France
de converger avec l’Allemagne et de sortir de cette situation sans issue en
initiant le choc de compétitivité attendu. » (1).
« Coût du
travail » au lieu de « salaires » ; « charges »
au lieu de « cotisations » : trente années de convergence
politique entre la droite et la gauche de gouvernement ont banalisé ces
expressions, la vision du monde qu’elles véhiculent, les conséquences sociales
qu’elles induisent. Cette métamorphose du langage n’est pas anodine. Aussi
sûrement qu’un coût appelle une réduction, la charge qui « pèse »
(sur le travail), « écrase » (les chefs d’entreprise) et
« étouffe » (la création) suggère l’allégement ou, mieux encore,
l’exonération. Ces associations verbales et mentales, élevées par les médias au
rang d’évidences, ont accompagné l’accomplissement d’un dessein poursuivi par
tous les gouvernements successifs : baisser les salaires au nom de
l’emploi. Car la cotisation –réduite pour favoriser l’embauche de travailleurs
peu payés, de jeunes ou de chômeurs, supprimée pour les auto-entrepreneurs ou
pour les commerçants installés dans une zone franche urbaine, etc.– constitue
aussi du salaire : elle figure à ce titre sur la fiche de paie.
Elle aussi est prélevée
directement sur la richesse produite dans l’entreprise ; mais, à la
différence du salaire net, versé à la fin du mois sur le compte en banque de
l’employé, elle est perçue par les caisses de Sécurité sociale. Lesquelles
financent les soins et les salaires des soignants, les pensions des retraités,
les indemnités journalières des malades ainsi que les allocations familiales et
les allocations chômage. Comme le salaire direct, fixé à l’issue de
négociations collectives de branche et adossé à la qualification
professionnelle, la cotisation relève d’un barème établi par l’État – ou, pour
l’assurance-chômage, négocié entre le patronat, les syndicats et le
gouvernement. L’indemnité journalière, le taux de remboursement des
médicaments, le barème de prise en charge de l’acte médical ne constituent pas
des prix de marché (fixés par la rencontre entre l’offre et la demande), mais
découlent de rapports de forces sociaux et d’arbitrages politiques.
Dans ces conditions, que
faut-il comprendre quand Mme Laurence Parisot, présidente du Mouvement des
entreprises de France (Medef), enjoint au gouvernement de baisser « les
charges patronales et les charges salariales (2) » ? Quel est le
projet du ministre du redressement productif Arnaud Montebourg, qui prétend « favoriser
la réduction des charges sociales patronales (3) » ? Que propose
M. François Chérèque, secrétaire général de la Confédération française
démocratique du travail (CFDT), lorsqu’il souhaite « abaisser le coût
du travail en transférant une partie des charges sur la CSG [contribution
sociale généralisée] (4) » ? À chaque fois, une même réponse :
baisser les salaires. La mise en œuvre de ce projet bénéficie d’un consensus
politique de longue date.
Entre 1982, année du
« tournant de la rigueur » effectué par la gauche alors au pouvoir,
et 2010, la part des salaires (net et cotisations sociales) dans la richesse
produite chaque année en France –la valeur ajoutée– a reculé de huit points.
Cette évolution résulte d’une double décision politique. D’une part, durant
cette période, l’augmentation des salaires nets a été très limitée. D’autre
part, les taux de cotisation sociale ont cessé d’augmenter, alors même que les
besoins correspondants continuaient de croître. Le gel de la cotisation
patronale vieillesse intervient dès 1979 ; celui de la cotisation
patronale santé, en 1984. Puis vient le tour de la cotisation patronale chômage
en 1993, de la cotisation salariale au milieu des années 1990 et de la
cotisation patronale de retraite complémentaire (Agirc et Arrco) en 2001.
Parallèlement, les politiques d’exonération ou de réduction des cotisations
sociales se sont développées, passant d’un montant de 1,9 milliard d’euros en
1992 à 30,7 milliards en 2008 (5). C’est l’impôt –et donc le contribuable– qui
compense le manque à gagner pour la Sécurité sociale. Comme tout malade,
chômeur, parent ou retraité l’aura remarqué, le mouvement entraîne une
dégradation des prestations correspondantes, c’est-à-dire de son salaire.
1 500 milliards
d’euros escamotés
Le résultat : un
transfert sans précédent (6). En cumul, depuis 1982, la déformation du partage
de la richesse a fait basculer l’équivalent de 1 100 milliards d’euros de
salaire brut et 400 milliards d’euros de cotisations patronales des salaires
vers les profits. Le sacrifice aurait pu trouver une justification s’il avait
alimenté l’investissement, gage supposé de créations d’emplois. Mais ces 1 500
milliards d’euros ont surtout nourri les dividendes (revenus nets distribués
aux actionnaires) et l’épargne des entreprises, qui se sont respectivement
accrus de six et neuf points entre 1982 et 2010. Dans le domaine de l’emploi,
les progrès s’avèrent… moins tangibles.
Un exemple : mises en
place par l’ancien premier ministre François Fillon, les exonérations de
cotisations sociales pour les rémunérations inférieures à 1,6 fois le smic –une
mesure qui concerne la moitié des salarié – n’ont pas prouvé leur efficacité.
Selon les auteurs d’une étude consacrée à la mesure et publiée dans la revue de
référence de l’Institut national de la statistique et des études économiques
(Insee), « son effet sur l’emploi total s’avère ambigu (7) ». Une précédente
évaluation portant sur la période 1993-2003 (allégement « de Robien »
et aide « Aubry I ») laissait les chercheurs tout aussi
circonspects : « En moyenne, le coût d’un emploi peu qualifié créé
ou sauvegardé par les mesures d’exonération est de 20000 euros par an, soit un
montant proche du coût d’un emploi au smic à temps complet (8). »
Mais voici qu’un nouvel
argument justifie désormais l’érosion des rémunérations : la dette. En
effet, le recours au crédit influe sur les salaires à trois titres. Tout
d’abord, le financement des entreprises par le biais de l’émission d’actions
et/ou par le recours à l’emprunt limite mécaniquement la part du chiffre
d’affaires dévolue à la masse salariale (et à l’investissement), car il faut
verser des dividendes aux actionnaires et/ou rembourser les intérêts du crédit.
Ce gel des salaires au profit des actionnaires et des banquiers oblige dans un
deuxième temps les ménages à recourir au crédit à la consommation pour subvenir
à leurs besoins (un phénomène dont la crise des subprime a ouvert une
illustration spectaculaire). Depuis 2007, enfin, l’endettement d’États ayant
estimé nécessaire de renflouer leurs banques ou de financer l’économie
–l’industrie automobile, par exemple– a justifié la mise en place de plans
d’austérité qui pèsent essentiellement sur les salariés et la Sécurité sociale.
En France, les mesures
prévues par l’ancien gouvernement de M. François Fillon pour 2011-2016
pesaient à 80% sur les salaires, la Sécurité sociale et les services publics,
et à 20 % sur les plus fortunés et les profits. Élaborée par le nouveau
gouvernement socialiste, la loi de finances pour 2013 prévoit d’économiser 10
milliards d’euros grâce à la « stabilisation des effectifs et de la
masse salariale de l’État » et de recueillir 25 milliards d’euros de
recettes fiscales supplémentaires : 10 milliards prélevés sur les plus
fortunés et les revenus du capital, 10 autres milliards issus d’impôts et de
taxes modulés selon que l’entreprise investit ou non, et enfin 5 milliards
versés par les retraités soumis à l’impôt sur le revenu pour financer la
Sécurité sociale et le fonds de solidarité vieillesse. Au total, ces recettes
de 35 milliards pèseront à 70% sur les salaires –directement pour les
fonctionnaires et les retraités, indirectement pour les consommateurs, car la
fiscalité supplémentaire des entreprises sera répercutée sur le prix des
marchandises– et à 30 % sur les actionnaires et les grandes fortunes.
Cette priorité politique
de la baisse des salaires n’a pourtant pas toujours été de mise. Jusqu’à la fin
des années 1970, les réformes engagées s’inscrivaient dans une perspective
progressiste : l’accroissement des cotisations accompagnait l’amélioration
des prestations sociales pour une population toujours plus large.
Mis en place par Ambroise
Croizat après la seconde guerre mondiale et directement inspiré par le
programme du Conseil national de la Résistance (CNR), le système français de
sécurité sociale repose sur des caisses cogérées par l’État, les syndicats de
travailleurs et les organisations patronales, et sur le principe de la
cotisation sociale inspirée du modèle allemand (par opposition à la fiscalité
du système britannique). Jusqu’au gel total des années 1990, la hausse des taux
de cotisation constitue à la fois le reflet et l’objet du rapport de forces
opposé par le salariat au patronat. Il permettra d’augmenter le niveau des
prestations, de les étendre à une population toujours plus large et de
marginaliser les assurances privées, l’épargne et la capitalisation.
Du côté des retraites, le
mouvement débute à la fin des années 1960, avec la décision de faire passer
l’âge du départ de 65 à 60 ans, sans décote et pour un nombre croissant de
citoyens : les déportés ou internés politiques de la Résistance en 1968,
les invalides et inaptes au travail en 1971, les anciens combattants et
prisonniers de guerre en 1973, les travailleurs manuels occupant un poste
pénible en 1975, les mères de famille avec trente sept ans et demi de
cotisation et les salariés agricoles en 1977. Cinq ans plus tard, la retraite
sans décote à 60 ans est finalement appliquée à tous les salariés. En
parallèle, le taux de remplacement – le niveau de la pension par rapport au
salaire antérieur – augmente : de 40% à 50% en 1971 pour la retraite de
base seule. Si l’on y ajoute les complémentaires, ce taux s’élève à près de 75%
du salaire brut. Au même moment, l’assiette passe en outre aux dix meilleures
années au lieu des dix dernières années. Enfin, en 1982, l’évolution des
retraites est indexée sur celle des salaires moyens, et non plus sur celle des
prix, les premiers augmentant plus vite que les seconds. Le gel du taux
patronal en 1979 et le retour à une indexation sur les prix en 1987 brisent cet
élan progressiste.
Restreinte lors de sa
création, en 1958, à une fraction du salariat, l’indemnité chômage de l’Assedic
est étendue par une ordonnance de 1967 à toutes les entreprises et aux
travailleurs du secteur public ne bénéficiant pas du statut de fonctionnaire,
puis en 1974 aux salariés du secteur agricole et, à la fin de la décennie, aux
gens de maison. Parallèlement, en 1974, la durée de cotisation antérieure
exigée passe de six à trois mois (dans les douze derniers mois). La durée de
versement de 270 jours passe à 300 jours en 1961 et à 365 jours en 1965. Dans
l’esprit, le droit doit courir sur la totalité de la durée du chômage, et non
être conditionné à la durée antérieure de cotisation, comme c’est le cas
aujourd’hui. Par ailleurs, le taux de remplacement du salaire du chômeur passe
en 1967 de 35% à 42% ; une somme forfaitaire (ou forfait) s’y ajoute. Il
est proche du niveau du salaire perdu grâce au cumul possible, entre 1979 et
1984, de l’indemnité Assedic et de celle du régime public (le forfait). Couplée
au durcissement des conditions d’accès avec l’introduction des filières (9) dès
1982, la rupture avec cette logique sera consommée avec –sous la pression du
patronat– la scission du système, en 1984, entre ceux qui ont cotisé
(assurance-chômage) et les « fins de droits » (régime public).
S’ajoutera quatre ans plus tard un troisième niveau pour ceux qui « n’ont
pas cotisé » avec le revenu minimum d’insertion (RMI), devenu par la suite
revenu de solidarité active (RSA).
De la cotisation à
l’impôt
Enfin, dans la santé, la
généralisation de la cotisation sociale sera fulgurante. Créée en 1945, elle
couvre, en 1978, l’ensemble de la population. Dès 1955, afin de reconnaître les
longues maladies, on supprime la limitation de la durée de prise en charge, qui
était auparavant de six mois. La contribution du patient (le ticket modérateur)
est supprimée en 1955 pour les longues maladies, tandis que la revalorisation
de l’indemnité journalière s’aligne sur les hausses générales de salaires. Des
tarifs plafonnés pour les honoraires des médecins sont fixés en 1960. En 1974,
la liste des affections entraînant une suppression du ticket modérateur
s’élargit et, trois ans plus tard, le remboursement devient intégral pour les
médicaments jugés « irremplaçables ». Le gel du taux de
cotisation, en 1984, met un coup d’arrêt à cette marche progressiste et aboutit
au remplacement de la cotisation salariale santé par un impôt, la CSG, en 1991.
Le danger actuel tient précisément à la volonté du gouvernement de poursuivre
la fiscalisation de la Sécurité sociale, c’est-à-dire le passage d’un modèle reposant
sur la cotisation à un autre reposant sur l’impôt. Sur le plan comptable, ces
deux options ne diffèrent pas vraiment si le volume des recettes est identique.
Le débat se situe ailleurs : entre des ressources issues directement de la
richesse au moment même de son partage entre profits et salaires – salaire net
et cotisations sociales – et des ressources issues de la redistribution,
c’est-à-dire de l’impôt collecté par l’État après la répartition entre salaires
et profits. La première solution conforte le salaire contre le profit ; la
seconde légitime le profit et affaiblit le salaire.
Christine Jakse via Arnold
Par Christine Jakse sociologue. Auteure de L’Enjeu de la cotisation sociale, Éditions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2012, et membre du réseau d’éducation populaire Réseau salariat (www.reseau-salariat.info).
Par Christine Jakse sociologue. Auteure de L’Enjeu de la cotisation sociale, Éditions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2012, et membre du réseau d’éducation populaire Réseau salariat (www.reseau-salariat.info).
Source : Le Monde
diplomatique N° 704 - Novembre 2012
(1) Les Échos,
Paris, 19 juin 2012.
(2) « Laurence
Parisot : “La situation est gravissime” », Le Figaro, Paris,
14 octobre 2012.
(3) « Arnaud
Montebourg lie baisse des charges et investissement », Reuters, 8 octobre
2012.
(4) Derek Perrotte,
« Chérèque défend Hollande et tacle FO et la CGT », Les Échos,
3 septembre 2012.
(5) Projet de loi de
financement de la Sécurité sociale 2013, annexe 5.
(6) Lire François Ruffin,
« Partage des richesses, la question taboue », Le Monde
diplomatique, janvier 2008.
(7) Matthieu Bunel,
Fabrice Gilles et Yannick L’Horty, « Les effets des allégements de cotisations
sociales sur l’emploi et les salaires : une évaluation de la réforme de
2003 », Économie et statistique, n° 429-430, Paris, août 2010.
(8) Yannick L’Horty,
« Dix ans d’évaluation des exonérations sur les bas salaires », Connaissance
de l’emploi, n° 24, Noisy-le-Grand, janvier 2006.
(9) La durée de cotisation
antérieure pour calculer la durée d’indemnisation supplante la logique
d’indemnisation selon la durée du chômage.
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