Garder le loup sans perdre l'agneau
Editorial. A mesure que sa population augmente en France -
elle est estimée à 250 individus -, la cohabitation du loup avec l'éleveur de
moutons devient plus difficile. Elle est en train d'atteindre son point de
rupture.
Entre la survie d'une
profession traditionnelle menacée,l'agropastoralisme, et celle d'une espèce
prédatrice revenue naturellement en France il y a vingt ans, il s'agit de
choisir. Ou d'agir pour sauvegarder les deux.
Le loup, espèce
intelligente et randonneuse, ne se laisse pas cantonner aux territoires qu'on
aimerait lui attribuer. Les bergers, dont le métier ne tient qu'à un fil, ne
peuvent modifier leurs techniques de travail au-delà de toute mesure, surtout
si cela ne permet pas de protéger leurs troupeaux.
Comme l'ours dans les
Pyrénées, mais de façon plus violente, le loup nous place ainsi devant nos
contradictions, devant notre désir de défendre deux réalités inconciliables. Et
devant une situation oubliée dans nos contrées développées, mais que d'autres,
tels les pays d'Afrique avec leurs populations d'éléphants, vivent au quotidien
: l'impossible coexistence de l'animal et de l'homme quand les mêmes
territoires sont en jeu.
DEUX CONCEPTIONS
DE LA NATURE
Eradiqué de nos contrées
après des siècles de lutte sans merci, puis accueilli à son retour comme le
symbole de la biodiversité retrouvée, désormais le loup divise les hommes. Avec
d'autant plus de passion que la présence du grand carnivore met en
confrontation deux conceptions de la nature : l'une sauvage, l'autre civilisée.
Toutes deux revendiquent
de concourir à la sauvegarde de la biodiversité, et toutes deux ont des
arguments. Le loup, par sa présence, participe à la richesse de l'écosystème
forestier et à la régulation de sa faune. L'entretien des alpages par les
éleveurs, lui, préserve le paysage de l'envahissement par les broussailles,
prévient les feux de forêt, limite le danger des éboulements. D'où la tentation
de gagner sur tous les tableaux.
Est-ce possible ? Lorsque
les Américains ont réintroduit le loup dans le parc national de Yellowstone,
dans les années 1990, ils lui avaient, au préalable, inculqué la peur de
l'homme. En France, il n'est peut-être pas trop tard pour dissuader durablement
le loup de s'approcher des alpages.
Craintif vis-à-vis de qui
le domine, fin stratège, redoutablement adaptable, l'animal pourrait sans doute
apprendre, s'il y était contraint, à se nourrir de la faune sauvage. D'autant
que la forêt française est actuellement abondante, et héberge des populations
pléthoriques de cerfs et de chevreuils.
Mais protéger ici et
interdire là une bête qui se joue des frontières suppose aussi d'accepter la
régulation de ses populations. D'évoquer, comme le fait la Suisse - à laquelle
on ne peut guère reprocher de ne pas protéger la nature -, l'éventualité de
faire passer l'espèce du statut de "strictement
protégée" à celui de "protégée".
Vivre avec le loup sans
perdre l'agneau est un choix de compromis. Un choix difficile, mais peut-être
pas hors d'atteinte.
Ces parlementaires qui crient au loup
La
France va-t-elle ouvrir la chasse aux loups ? C'est ce que souhaitent deux
propositions de loi déposées ces derniers jours afin de créer des zones
d'exclusion pour les loups et autoriser les éleveurs à abattre les prédateurs
menaçant leurs élevages. Des textes qui relancent la polémique au moment où se
met en place un nouveau groupe national loup, censé plancher sur l'épineuse
question de la cohabitation entre les prédateurs et leurs proies, les brebis.
Le premier texte, déposé à
l'Assemblée nationale le 10 octobre par Charles-Ange Ginesy, député UMP des
Alpes-Maritimes, avec une vingtaine d'autres élus dont Eric Ciotti et Lionnel
Luca, vise à autoriser les éleveurs "à tirer sur tout loup menaçant
leurs élevages", y compris aux cœurs des parcs nationaux. "Des
dispositions seront prises pour faciliter la possession par les bergers et
éleveurs des armes nécessaires à la défense de leur troupeau" et les
éleveurs pourront être "dispensés" de l'épreuve théorique à
l'examen du permis de chasser, indique la proposition de loi.
"Plus que de tuer
les loups, il s'agira de leur faire peur. L'animal est intelligent. Il finira
par s'éloigner de lui-même des territoires où il se sent chassé", assure Charles-Ange Ginesy.
0,06 % DES BREBIS
ATTAQUÉES
A l'appui de ce texte, les
parlementaires signataires dénoncent les "problèmes liés à la
prolifération du loup". "Ses instincts de chasseur font que le
loup s'en prend tout particulièrement aux troupeaux qui s'en trouvent décimés.
Bêtes égorgées, blessées, suicidées, constituent malheureusement le quotidien
des bergers de nos zones montagneuses", assurent-ils. Et les députés
de chiffrer à "4 500 le nombre d'animaux tués l'année dernière –
sur un cheptel national de 700 000 têtes".
Le problème, c'est que ces
chiffres, basés sur un article du Figaro non sourcé, sont partiellement
faux. En réalité, si 4 910 moutons ont bel et bien été victimes de ces
superprédateurs en 2011 (et 4 524 depuis le début 2012), d'après les chiffres
de la Direction régionale de l'environnement Rhône-Alpes, qui comptabilise les
attaques au niveau national, la portée de ces pertes est moindre que ce que
clament les députés.
Le cheptel ovin français
compte en fait 7,5 millions de têtes, et non 700 000, selon les statistiques du
ministère de l'agriculture. Résultat : ces attaques concernent
proportionnellement dix fois moins d'ovins que ce qu'avance le texte ; seules
0,06 % des brebis du territoire ont ainsi été blessées ou tuées par des loups.
Le coût des attaques du
loup est lui aussi exagéré par les députés. "Cette hécatombe a un prix
pour l'Etat et donc pour nos contribuables : sept à huit millions d'euros par
an, versés aux bergers en indemnisation du préjudice subi. Il est certain que
cet argent peut être utilisé de façon plus intelligente et utile",
indique la proposition de loi, citant toujours Le Figaro. En réalité, ce
sont 1,5 million d'euros qui ont été versés l'an dernier pour indemniser les
éleveurs, selon les chiffres du ministère de écologie. Auxquels il faut certes
ajouter 6,3 milllions d'euros de mesures de protection (gardiennage, chiens,
enclos).
HAUSSE DES
INDEMNISATIONS
Là où les députés sont par
contre dans le vrai, c'est lorsqu'ils dénoncent une hausse des attaques et donc
des indemnisations. "L'explosion du nombre de loups s'accompagne d'une
multiplication des meutes, en permanence en conquête de nouveaux territoires
(...) Ainsi, les bergers subissent des pertes grandissantes au fil des
années", regrettent-ils.
Grâce à des lois
protectrices – la Convention de Berne de 1979 et la directive
Habitat-faune-flore de 1992 –, le loup gris, classé dans la catégorie "vulnérables"
de la liste rouge des espèces menacées, a effectivement vu sa population
croître progressivement. On en dénombre aujourd'hui 250, répartis sur douze
départements, contre seulement deux spécimens il y a vingt ans, lorsqu'il était
revenu naturellement dans l'Hexagone.
"Les effectifs de
loups augmentent de 27 % par an en moyenne, précise Eric Marboutin, responsable des études sur les loups et les
lynx à l'Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS). Quand
la meute grossit, les jeunes loups colonisent d'autres territoires, dans les
Alpes, mais aussi les Vosges, la Lozère ou les Pyrénées orientales. La
probabilité d'interaction avec des troupeaux augmente alors."
Résultat : le nombre de
brebis tuées ou blessées par des loups s'est progressivement alourdi au fil des
années (1 500 en 2000, 3 800 en 2005 et 4 900 en 2011), comme les
indemnisations des éleveurs, qui ont été multipliées par trois depuis 2004.
RÉGULATION DE L'ESPÈCE
Mais la croissance de la
population est suivie de près par l'Etat. Des tirs d'effarouchement et les tirs
de défense sont autorisés afin de maintenir les prédateurs à distance des
troupeaux. Depuis le début de l'année, pas moins de 131 arrêtés préfectoraux de
tirs de loup, délivrés dans un délai minimum de quinze jours après le
constat des attaques (voir fenêtre), ont ainsi été publiés. Surtout, le
gouvernement autorise chaque année des tirs de prélèvement afin de réguler
l'espèce. Cette année, le quota a été fixé à onze et plusieurs ont déjà été
effectués.
Une pratique qui ne
satisfait cependant pas les parlementaires. Dans une seconde proposition de
loi, déposée cette fois au Sénat le 16 octobre, Alain Bertrand, sénateur RDSE
de la Lozère, propose alors de créer des zones d'exclusion pour les loups dans
lesquelles l'abattage des prédateurs serait autorisé indépendement du
prélèvement défini au niveau national, sans toutefois "menacer la
présence du loup sur notre territoire".
"Des zones
seraient délimitées chaque année par arrêté préfectoral. L'idée serait
d'exclure les loups des communes dans lesquelles les activités pastorales sont
gravement perturbées par les attaques des prédateurs", détaille Alain Bertrand.
"TENTATIVE
D'ÉRADICATION"
Une proposition qui
interroge Eric Marboutin, de l'ONCFS. "Une meute de loups, c'est-à-dire
entre cinq et huit individus, vit sur un territoire de 300 km2.
Empêcher l'espèce de s'installer à un endroit semble malaisé. Peut-être peut-on
y parvenir en mobilisant beaucoup de moyens ?, questionne l'expert. On
ne peut pas savoir comment cela se passerait car on n'a jamais contraint les
déplacements d'animaux, en France ou chez nos voisins."
"Il s'agit d'une
tentative déguisée d'éradication de l'espèce, s'insurge de son côté Jean-François Darmstaedter, secrétaire général
de Ferus, association pour la conservation des loups en France. La création
de zones d'exclusion ou l'abattage de loups sans autorisation, qui plus est au
sein de parcs nationaux, sanctuaires de la biodiversité, contrevient à la
directive Habitat et la Convention de Berne. La France doit respecter ses
engagements internationaux."
Pour l'association, la
cohabitation entre l'espèce et l'homme n'est pas impossible. En Roumanie, où
vivent 2 500 loups, en Espagne (2 000 spécimens) et en Italie (entre 500 et
800), les attaques de cheptel sont très rares et celles d'hommes inexistantes.
La clé : la présence humaine. "Le berger doit surveiller son troupeau
chaque nuit, avec l'aide de plusieurs chiens, pour effaroucher les loups et
éviter toute attaque, assure Jean-François Darmstaedter. Mais il est
vrai que la main-d'œuvre roumaine est davantage bon marché que la française.
Les troupeaux de brebis sont souvent gardés jour et nuit par dix bergers et
dix chiens de protection."
Audrey Garric
Le Monde.fr | 26.10.2012 à 15h31
Les mesures de protection contre les
loups
Le décret du ministère de
l'écologie, publié au printemps, fixe le processus de gestion des loups suivant
:
1/
Mesures de protection. Les principales
mesures sont le gardiennage, le regroupement nocturne du troupeau, si possible
dans des parcs, et la présence de chiens de protection.
2/
Tirs d'effarouchement. Les opérations
d'effarouchement, en cas de tentative de prédation du loup, sont possibles à
proximité du troupeau. Elles sont menées par des éleveurs détenteurs d'un
permis de chasse validé, à l'aide d'armes et de munitions non létales.
3/
Tirs de défense. Un éleveur
détenteur d'un permis de chasse peut être autorisé par le préfet à réaliser un
tir de défense lorsque la protection du troupeau et l'effarouchement n'ont pas
suffi à empêcher les attaques de loup. Le tir, qui peut être létal, doit être
réalisé à proximité du troupeau concerné.
4/
Tirs de prélèvement. En cas d'échec
des précédentes mesures de protection, les préfectures peuvent prendre des
arrêtés de tirs de prélèvement, dans la limite du quota fixé à l'échelle
nationale (11 en 2012, desquels doivent être déduits les cas de braconnage
avéré). Ces tirs, menés par des lieutenants de louveteries ou par des agents de
l'Office national de la chasse et de la faune sauvage, sont réalisés à
l'échelle du territoire occupé par plusieurs meutes de loups.
Audrey Garric
La politique de protection du loup dans
l'impasse
La
multiplication des chiens patous, des clôtures de protection et des aides
bergers n'en peuvent mais. Ni les tirs d'effarouchement et de défense délivrés
par arrêtés préfectoraux (133 depuis le début de l'année), afin de le maintenir
à distance des troupeaux. Ni même les tirs "de prélèvement" (tirs
létaux) autorisés chaque année par le gouvernement (11 en 2012). Revenu
naturellement en France en 1992, le loup est dans nos alpages et entend bien y
rester.
Rien que pour 2011, on lui
attribue la mort de près de 5 000 moutons et plus de 4 500 depuis début
2012. Pour une population estimée à 250 loups adultes répartis dans douze
départements, cela fait un beau tableau de chasse. Conséquence : alors que la
sauvegarde de l'espèce, protégée par la convention de Berne (1979) et la directive
européenne Habitats, faune et flore (1992), a longtemps prévalu, les voix
s'élèvent, de plus en plus nombreuses, pour demander son exclusion des alpages.
Voire des parcs nationaux.
A l'issue de son conseil
d'administration, tenu jeudi 18 octobre à Florac (Lozère), le parc national des
Cévennes a ainsi décidé à la quasi-unanimité que la présence du prédateur
n'était pas "compatible avec les techniques d'élevage mises en oeuvre
sur le territoire du parc".
"BIODIVERSITÉ"
"Nos systèmes
d'élevage produisent de la biodiversité. La présence du loup remettrait en
cause cette biodiversité. Nous avons fait notre choix", a précisé son président, Jean de Lescure. Les
administrateurs souhaitent la révision du plan d'action national sur le loup,
la définition de zones d'exclusion et la possibilité de réaliser des tirs de
défense dans la zone cœur du parc.
De quoi mettre du baume au
coeur des éleveurs du Causse Méjean, en première ligne face au prédateur, qui
ont créé début septembre un collectif demandant que "le loup disparaisse
de Lozère". Et de quoi susciter l'indignation des défenseurs de la
nature, qui rappellent que les coeurs des parcs nationaux représentent les
seuls 0,5 % du territoire français où la faune et la flore sauvages sont
strictement protégées.
Le parc des Cévennes,
certes, présente des particularités : c'est le seul parc national français
situé en moyenne montagne, et c'est le seul en métropole dont le cœur est
habité et exploité par des résidents permanents. Sa prise de position n'en
pourrait pas moins faire des émules.
"DÉBAT"
Dans un communiqué diffusé
le 31 octobre, la Fédération départementale des syndicats d'exploitants
agricoles (FDSEA) des Savoie et les Jeunes agriculteurs de Savoie et
Haute-Savoie annoncent ainsi avoir saisi le parc national de la Vanoise et les
parcs régionaux du massif des Bauges et de la Chartreuse "pour qu'à
l'instar de la position prise par le parc national des Cévennes, un débat ait
lieu au sein de leur conseil d'administration". Débat jugé d'autant
plus légitime qu'il s'inscrit dans le droit fil de deux récentes propositions
de loi.
La première, déposée le 10
octobre à l'Assemblée nationale par une vingtaine d'élus UMP, vise à autoriser
les éleveurs "à tirer sur tout loup menaçant leurs élevages",
y compris au coeur des parcs nationaux.
La seconde, déposée le 16
octobre par une quinzaine de sénateurs RDSE, propose de créer des zones
d'exclusion pour les loups, dans des limites définies chaque année par arrêté
préfectoral, sur les communes "où l'on constate des dommages importants
causant une perturbation de grande ampleur aux activités pastorales".
Leur abattage y serait autorisé indépendamment du prélèvement défini au niveau
national, sans toutefois "menacer la présence du loup sur notre
territoire".
Ces propositions seront-elles
retenues par le nouveau groupe national loup, dont la constitution a été
arrêtée mi-octobre, et qui aura pour tâche d'adopter le plan national de
gestion de l'espèce pour les années 2013-2018 ?
"Le nouveau plan
loup devra s'inscrire dans une phase de gestion et de régulation, avec des
objectifs d'élevage que nous voulons absolument préserver", a indiqué Delphine Batho, ministre de l'écologie
et du développement durable, lors de la mise en place de ce groupe. Quelles que
soient les modalités retenues, il est donc clair qu'une étape est en train
d'être franchie. Et que la régulation des effectifs lupins est désormais à
l'ordre du jour.
"A l'évidence,
l'orientation principale du prochain plan loup est d'abattre le maximum de
loups, sans annoncer aucune mesure supplémentaire de protection, ni de
formation des éleveurs à l'utilisation des moyens de protection existants", s'insurge Jean-François Darmstaeder, président de
Ferus.
TIRS
"ÉDUCATIFS"
Spécialisée dans la
défense des grands prédateurs (ours, loup, lynx), cette association ne s'oppose
pas à des tirs "éducatifs", non létaux, de défense ou
d'effarouchement. Mais elle demande qu'aucun tir de prélèvement ne soit
autorisé dans le Jura, les Vosges et la Lozère : des zones, précise
M. Darmstaeder, "où seuls quelques loups ont été signalés, ce qui
signifie que leur recolonisation n'est pas encore terminée".
"Je peux
comprendre que le loup n'ait pas sa place dans les estives, mais si on commence
à le traquer dans le cœur des
parcs naturels, alors où est sa place ?", s'interroge Pierre
Athanaze, président de l'Association pour la protection des animaux sauvages
(Aspas), pour qui "il faut changer en profondeur les méthodes
pastoralistes et mettre en oeuvre des mesures de protection réelles pour les
troupeaux".
Jusqu'où peut-on
intervenir sur les populations lupines sans remettre en cause la survie de
l'espèce sur notre territoire ? Jusqu'où peut-on transformer les pratiques
d'élevage sans dénaturer le métier des pastoralistes ? Comme le souligne
Antoine Doré, sociologue à l'Institut de recherche en sciences et technologies
pour l'environnement et l'agriculture (Irstea), il revient aux politiques
publiques "d'inventer les dispositifs de négociation prenant à
bras-le-corps de telles questions, afin de rendre possible l'instauration
collective d'un "compromis supportable"". Faute de quoi la
cohabitation du loup et de l'agneau deviendra impossible.
Catherine Vincent
LE MONDE | 03.11.2012 à 10h23
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