Oakland fait de la subsistance
A la City Slicker Farms à Oakland. ((Photos: Karsten Lemm))
Dans cette ville californienne déshéritée, fermes urbaines et coopératives agricoles se multiplient pour détourner la population de la néfaste food.
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Diabète. Cerné d’autoroutes, coincé entre le Bay Bridge et le port en eau profonde de la baie de San Francisco, le quartier de West Oakland détient un triste palmarès. Le taux d’hospitalisation d’enfants asthmatiques est de 150% supérieur à la moyenne du comté. Un tiers des 23 000 résidents vit en dessous du seuil de pauvreté. Les statistiques de cambriolages et de crimes violents sont respectivement deux et trois fois supérieures à celles de la Californie. Un habitant sur quatre dépend du programme fédéral de coupons alimentaires. Encore faut-il trouver à se nourrir dans ce quartier de 6 km2 : plus de 40 épiceries fournissent alcool et junk food, mais un seul magasin propose des produits frais. Un résident a ici près de deux fois plus de risques de mourir du diabète ou de problèmes cardiaques que dans le reste du comté. Plus de la moitié de la population est noire.Dans le sillage du Growing Power, une initiative pionnière lancée en 1993 dans le Minnesota, les projets d’agriculture urbaine, destinés à améliorer l’accès à une nourriture de qualité tout en renforçant le lien social, se multiplient d’une côte à l’autre des Etats-Unis. West Oakland ne fait pas exception. Berceau des Black Panthers, la ville a une histoire pétrie de contestation et d’entraide. Et, un demi-siècle après la création de programmes d’aide aux pauvres comme le «petit-déjeuner gratuit des écoliers», injustice et insécurité alimentaires suscitent une activité associative en pleine effervescence.
Lancée en 2001, City Slicker Farms cultive quatre tonnes de produits frais par an sur 3 200 m2 répartis sur plusieurs parcelles publiques et privées. Les denrées sont échangées contre des dons, au cours d’un «marché» hebdomadaire dont profitent quelque 500 clients réguliers. En outre, l’association tire parti de la structure urbaine : des maisons individuelles avec jardins. Elle a déjà aidé plus de 300 foyers, ainsi que 34 crèches du comté, à se doter d’un potager, apportant équipements (jusqu’au système d’irrigation, à la benne de compostage ou au poulailler), assistance technique et conseil pendant deux ans.
«Mon jardin, c’est ma santé physique et mentale», s’exclame en riant Keyetta Williams. Entre les mauvaises herbes qui envahissent ses 4 m2 de jardinières, on devine une profusion de tomates cerises, courgettes, choux divers, menthe, sauge et marjolaine. Elle déclare peser 12 kilos de moins maintenant que son potager l’incite à cuisiner chez elle des repas sains au lieu d’acheter la junk food bon marché et omniprésente. «Beaucoup d’habitants sont originaires du Sud et il est rare ici que quelqu’un ne se souvienne pas d’avoir vu ses parents ou ses grands-parents cultiver leurs okras [plantes tropicales mangées comme légume ou condiment, ndlr], pastèques et choux à rosette», indique Barbara Finnin, la directrice de City Slicker Farms. Elle précise que la concentration des potagers individuels est nettement plus marquée autour des «fermes» de quartier ouvertes au public. «Il y a des jeunes familles et des personnes âgées. C’est merveilleux de les voir se prendre au jeu, observe Joseph Davis. Il y a des gens qui n’osaient pas cueillir les légumes de leur première récolte de peur de se tromper et qui, deux ans plus tard, ont des requêtes très précises sur les variétés qu’ils veulent cultiver.»
La ville d’Oakland compte en tout 830 hectares d’espaces publics et privés vacants. De quoi satisfaire entre 15% et 20% de ses besoins en produits frais, selon la thèse publiée en 2010 par Nathan McClintock, alors doctorant à l’université de Berkeley. Mais, en attendant, le réseau alimentaire développé par l’organisation Mandela Marketplace, via un grossiste et une coopérative, doit avoir recours à «l’importation». Ces deux dernières années, elle a fait livrer à West Oakland plus de 110 tonnes de produits frais issus d’une dizaine de petites exploitations familiales biologiques. Et les clients sont là. «On voit de nouvelles têtes tous les jours, indique Adrionna Fike, une employée de la coopérative Mandela Food Coop. Ils sont parfois intimidés, mais soulagés quand ils apprennent qu’on accepte les coupons alimentaires. Nos prix sont plus élevés que ceux auxquels ils sont habitués. C’est mon rôle d’expliquer pourquoi. De fait, les gens comprennent que la qualité supérieure des produits justifie des prix plus élevés.»
Biodynamique. Adrionna Fike a grandi à South Los Angeles, un quartier noir connu pour ses gangs et pour ses émeutes de 1992. Elevée à un régime de fast-food et de dîners déshydratés, elle raconte avoir eu une révélation lors d’un séjour d’étude dans une ferme biodynamique à Hawaï. «Me servir de tout mon corps pour manier la fourche, avoir de la terre sous les ongles, c’est une expérience qui va bien au-delà de tous les cours et de tous les livres, confie-t-elle. J’ai compris la signification et l’importance de la provenance de la nourriture, et de son impact sur moi. Ce qui m’importe le plus maintenant, c’est de diffuser ça.» Elle est actuellement en période d’essai dans l’optique de rejoindre l’équipe des trois employés-propriétaires de la coopérative.
Ouverte en septembre 2009, celle-ci bénéficie toujours de l’assistance technique de Mandela Marketplace, l’association qui s’est constituée pour pouvoir «incuber» le projet. Elle va équilibrer ses comptes pour la première fois cette année avec un chiffre d’affaires de 700 000 dollars (540 000 euros). Le manager, Mario Albert, déplore toutefois le manque «de ressources humaines et financières. Je veux pouvoir élargir notre gamme de produits et lancer un programme publicitaire et marketing, mais je dois être patient». La principale difficulté, selon l’ensemble des acteurs, c’est qu’il ne peut y avoir de justice ni de sécurité alimentaires à long terme sans pérennité financière des projets. Il a fallu dix ans de fonctionnement sur des parcelles mises à disposition de manière temporaire pour que City Slicker Farms puisse enfin acheter un demi-hectare, grâce à une bourse de l’Etat de Californie de 4 millions de dollars.
De son côté, People’s Grocery, une association partenaire de City Slicker Farms, vient de réviser son modèle. Elle a abandonné l’agriculture urbaine au profit d’un rôle d’incubateur et catalyseur de projets. Ceux-ci doivent contribuer à l’élaboration d’un système alimentaire local et créateur d’emplois. Son Amap, par exemple, qui fournit aux résidents de West Oakland un carton de cinq à sept kilos de denrées pour 15 dollars, est désormais alimentée par l’unique entreprise sociale agricole noire de la région, Dig Deep Farms & Produce.
LÆTITIA MAILHES Correspondance en Californie
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